L’ennemi ?

Étonnant de ne pas découvrir de vraies méditations et réflexions philosophiques sur ce Covid 19, ce nouveau fléau mondial qui finalement n’a rien de nouveau sous le soleil. La peste en son temps fut perçue comme un véritable cataclysme, la peur gagna alors l’Europe face à cette destruction massive liée à l’épidémie dévastatrice. L’époque, cette période appelée moyen-âge fut marquée comme vous le savez « par le sauve qui peut », un sentiment de frayeur, d’insécurité face à la brutalité de l’épidémie due au bacille de Yersin. Quand la peste se répandait en véritable pandémie, ce sont des foules qui tentèrent de prendre la fuite n’empêchant pas le virus de migrer également, Des processions avaient aussi été organisées partout en Europe, pour invoquer le secours de Dieu.

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Auteur Éric LEMAITRE

Socio économiste

auteur de l’Essai la conscience mécanisée

Le Covid 19, ce nouveau fléau mondial n’a finalement rien de nouveau sous le soleil. La peste en son temps fut perçue comme un véritable cataclysme, la peur gagna alors l’Europe face à cette destruction massive liée à l’épidémie dévastatrice. L’époque, cette période appelée moyen-âge fut marquée comme vous le savez « par le sauve-qui-peut », un sentiment de frayeur, d’insécurité face à la brutalité de l’épidémie due au bacille de Yersin. Quand la peste se répandait en véritable pandémie, ce sont des foules qui tentèrent de prendre la fuite n’empêchant pas le virus de migrer également, Des processions avaient aussi été organisées partout en Europe, pour invoquer le secours de Dieu. Mais notre monde a refoulé Dieu et s’emploie à imaginer que les distanciations et les barrières humaines suffiront à endiguer le mal.

Le monde est de ce fait secoué par une crise qui ressemble à l’expression d’une forme de terreur quasi mondiale propagée par une entité biologique qui ne choisit ni ses proies, ni ses victimes, qui n’a pas de visa et s’invite ou voyage incognito [nous sommes si nous sommes affectés le véhicule corporel, transportant le virus], invisible, pour frapper l’innocent comme le coupable, le riche et le pauvre, ne discrimine ni la couleur, ni l’orientation, pas même la religion de ses victimes, c’est l’humanité dans sa totalité qui est visée. L’appétit de ce virus semble insatiable et il met en péril tous les écosystèmes relationnels, sociaux, économiques. Ce virus est devenu le fléau de ce siècle. Il vient frapper la conscience humaine et nous interroge sur le modèle de société universaliste et consumériste, que nous avons bâti.

L’émotion (surtout pour soi) est en train de gagner aujourd’hui le globe dans son ensemble, notre monde. Avec l’endémie suscitée par ce germe dévastateur, ce que j’observe, est bien l’émergence d’une forme de repli sur soi associé aux mesures de confinement prises par les états : la fin des rassemblements, de toute forme de convivialité, l’évitement de tous les lieux de rendez-vous, l’isolement claquemuré de préférence. Pourtant toutes les mesures de prévention n’ont pas anéanti la fulgurance de la diffusion de ce virus, ce virus ne semble pas craindre les mesures d’endiguement et nous fait prendre conscience de notre finitude, de notre vulnérabilité que nous redécouvrons. Notre société a tellement refoulé la mort, la maladie que leurs spectres se sont finalement tapis, incrustés sur les paliers de nos maisons.

Dans ces contextes d’appréhension et même de terreur planétaire, une matinée, je suis allé chez le boulanger. Habituellement cette boulangerie fait le plein de clients et je remarquais que j’étais étrangement seul dans le magasin, absence de mondes, absence de contacts. J’ai fait rire l’aimable vendeuse, en lui proposant de payer le pain « sans contact ». Ce « sans contact », ce mode de paiement qui est finalement à l’image d’une société qui se dessine, évitons de nous toucher, de nous embrasser, de tendre la main, d’échanger un sourire des fois que ce sourire ne transpire le visage de cette calamité et qu’à mon tour je ne croise le virus assassin. Je me suis également rendu dans une école d’ingénieurs pour surveiller un examen le 13 mars 2020, trois jours avant le confinement décidé par les autorités du pays, et je fus frappé par le regard inquiet chez quelques élèves s’interrogeant sur leur avenir après que leur fussent annoncées les mesures de fermeture des frontières alors que certains devaient se rendre à l’étranger pour effectuer un stage devant valider leur futur diplôme d’ingénieur.

Pourtant il faut en convenir, prenons soin des uns et des autres et ne nous prêtons pas inutilement à cette folie de croire que l’on est protégé et insubmersible ; que l’on ne transmettra pas le virus autour de nous. Une proche travaillant dans un établissement a été la première à s’appliquer les consignes, saluer aimablement ses collègues, mais sans embrassades et serrages de mains. Quand elle fit ce choix, gentiment ses collègues ne se sont pas souciés de cette prévention et continuèrent leurs aimables pratiques. Un soir, un message d’alerte fut partagé par la direction de l’entreprise, un cas de coronavirus [suspecté puis démenti] a été signalé, une collègue en était atteinte, ce fut le vent de panique, le chacun pour soi, le repli, la stratégie de calfeutrage. Lorsque le virus était loin de chez soi, nous avons tendance parfois à en rire, à jouer aux braves, à nous moquer gentiment des autres, mais voilà, c’est arrivé à la porte de l’entreprise [démenti par la suite] de cette proche, qui fut l’une des rares employé(e)s, à retourner pourtant dans son entreprise, mais une entreprise quasi désertée. Le coronavirus est un agent antisocial, et sans doute cette épidémie à l’heure où ces lignes ont été écrites (le 16 mars 2020) va s’aggraver, n’épargnera aucune ville, aucune commune, aucun village, îlot, aucun quartier, aucune rue, aucun voisinage. Ce virus antisocial est aussi mondialiste [métaphore], il ne connait pas de frontières et même si le président Trump ferme les frontières US, barricade l’Amérique, il n’empêchera pas la propagation de cette peste nouvelle, car il faut bien que les Américains séjournant en Europe reviennent dans leurs pays. D’ailleurs la Californie, état américain a déclaré récemment l’État d’urgence, dans la région de Seattle, siège des géants de la technologie digitale qui dominent le marché mondial du numérique, plusieurs cas de coronavirus ont été signalés, multipliant les mesures de protection, encourageant les salariés à se terrer chez eux, à une forme de burrowing. J’entends ici là que le monde numérique va finalement sauver le monde en réinventant les conditions d’une vie sociale sécurisée, grâce à l’intelligence artificielle, au télétravail, aux mails, aux robots qui viendront nous apporter les colis, à Skype ou autres supports pour continuer le lien social avec nos aînés privés de relations vivantes susceptibles de les mettre en danger. Mais hélas, nous créons chez ces derniers de l’insécurité affective et un sentiment de repli, d’abandon qui pourrait les gagner du fait du délitement des interactions sociales. Ces aînés seront aussi les victimes directes ou collatérales de la pandémie.

Nous allons, avec la propagation du virus, entrer dans un monde d’hyperconnectivité accélérée, l’esclavagisme virtuel des temps modernes et sans doute les mesures de confinement vont amplifier et précipiter un mouvement d’inventions numériques [géolocalisation du virus : lieux à ne plus fréquenter, rues à éviter et qui sait voisins à éviter] et d’applicatifs à télécharger pour mieux nous divertir, nous tenir en laisse, tracer les mouvements des populations,  mais c’est un leurre, le numérique ne sauvera pas le monde, le numérique ne nous sauvera pas de cette pandémie. Je crains que d’autres mesures ne soient aussi prises afin de mieux gouverner et tracer les populations, de les traquer, de contrôler leurs ventes et leurs achats.

Pourtant dans ces contextes, nous devrions absolument lire les recommandations de ceux qui nous ont précédés au cours de notre histoire, Je m’en tiendrais ainsi  à la lettre de Luther qui lui-même a été confronté à la peste, il écrivait ces mots[1] pleins de sagesses qui peuvent nous éclairer sur la façon dont nous abordons les événements qui se passent dans les contextes d’une époque angoissée.

« Je demanderai à Dieu par miséricorde de nous protéger. Ensuite, je vais enfumer, pour aider à purifier l’air, donner des médicaments et les prendre. J’éviterai les lieux, et les personnes, où ma présence n’est pas nécessaire pour ne pas être contaminée et aussi infliger et affecter les autres, pour ne pas causer leur mort par suite de ma négligence. Si Dieu veut me prendre, il me trouvera sûrement et j’aurai fait ce qu’il attendait de moi, sans être responsable ni de ma propre mort ni de la mort des autres. Si mon voisin a besoin de moi, je n’éviterai ni lieu ni personne, mais j’irai librement comme indiqué ci-dessus. Voyez, c’est une telle foi qui craint Dieu parce qu’elle n’est ni impétueuse ni téméraire et ne tente pas Dieu. »

 Alors mes chers amis, c’est le moment de redoubler de compassion, d’amour pour vos nos prochains, ne craignons pas le virus, mais ce mal anti relationnel, ne craignons pas la rencontre avec l’autre [Sans le mettre en danger], mais notre isolement, le repli chez soi… Dieu nous appelle à sortir de nos murs, et d’ouvrir nos maisons pour accueillir le prochain, à prier pour les malades à tendre justement la main [le geste de la main est une métaphore, nous n’incitons pas les gens à braver les recommandations]. Ne nous laissons pas intimider par celui que l’on a coutume d’appeler le malin.  Aussi je lance cet appel à la prière pour notre pays, pour ses autorités, pour ses médecins, ses personnels soignants et pour la conscience de tous, de revenir à l’essentiel de la vie, l’amour du prochain. Malheur à nous si nous n’écoutons pas l’exhortation véritable qui nous invite à un changement de modèle de vie, à un changement complet de nos habitudes et notre souhait de rester dans notre salière. Soyons le sel et la lumière du monde, soyons l’espérance dans une ambiance profondément mortifère…

[1] Source: Œuvres de Luther Volume 43 p. 132 la lettre « Que l’on puisse fuir une peste mortelle » écrite au révérend Dr. John Hess.

Préface de Anna Geppert Professeure des universités

Disons-le d’emblée : le livre d’Éric Lemaître sur la ‘‘conscience mécanisée’’ est un cadeau offert à nos contemporains. Il participe au débat concernant les effets des ‘‘progrès’’ technologiques fulgurants dont nous sommes témoins. Certains s’émerveillent, se voient déjà tout puissants, universellement savants, immortels. D’autres s’inquiètent des menaces qui pèsent, sur nous, sur la nature trafiquée, sur la société hypercontrôlée, sur l’homme dit ‘‘augmenté’’, mais en réalité diminué, amputé dans son humanité.

Ces dernières années, les ouvrages se sont multipliés sur ces sujets. Mais le livre que nous avons entre les mains remet ces interrogations dans la seule perspective qui, finalement, a du sens : celle de la foi. Lorsque, dans leur orgueil, les hommes se détournent de Dieu, les ténèbres emplissent leurs cœurs. Ils font alors leur propre ruine :

« Ces soi-disant sages sont devenus fous. » (Rm 1,22).

Or, en fin de compte, c’est bien de cela qu’il s’agit : derrière les défis du soi-disant progrès se joue un combat plus profond, plus grave, ultime : celui pour la conscience de l’homme.

A propos du livre ; Transhumanisme : La conscience mécanisée 

       Couverture - Eric Lemaitre - 1

Le bon combat

Anna Geppert

Professeur des Universités en Urbanisme et Aménagement, Sorbonne Université

Avant d’aller plus loin, j’aimerais dire comment j’ai rencontré Éric Lemaître. En 2005, l’agence d’urbanisme cherchait à remettre sur le métier un sujet ancien, la collaboration entre Reims et les villes voisines. Les tentatives précédentes avaient fait long feu, faute de volonté politique. Le directeur de l’agence eût l’idée de confier une étude à la collaboration de deux personnes différentes, un consultant socioéconomiste, Éric, et une universitaire spécialiste de l’aménagement du territoire, moi-même.

Pour rencontrer les maires concernés, nous devions sillonner les routes champenoises, ardennaises, picardes. Des voyages riches d’échanges, au cours desquels naissait une complicité intellectuelle. Il ne nous fallut pas beaucoup de temps pour en découvrir la source : notre foi. Il y a des différences entre celle d’Éric, protestant évangélique, et la mienne, catholique romaine. Mais, plus grand que nos différences, il y a le Christ :

« En tous, il est tout » (Col 3,11).

Par la suite, nous nous sommes croisés, de loin en loin. Le hasard, cet autre nom de la Providence, nous a réunis ces derniers jours sur un terrain plus politique. Éric m’a adressé son livre en me proposant de le préfacer. En lisant sa Conscience humanisée, j’ai retrouvé l’ancienne connivence : dans les changements accélérés qui se sont produits au cours des dix dernières années, nous avions mené des réflexions qui se faisaient, à maints égards, écho. C’est donc un réel plaisir que d’écrire les quelques mots qui suivent.

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Disons-le d’emblée : le livre d’Éric Lemaître sur la ‘‘conscience mécanisée’’ est un cadeau offert à nos contemporains. Il participe au débat concernant les effets des ‘‘progrès’’ technologiques fulgurants dont nous sommes témoins. Certains s’émerveillent, se voient déjà tout puissants, universellement savants, immortels. D’autres s’inquiètent des menaces qui pèsent, sur nous, sur la nature trafiquée, sur la société hypercontrôlée, sur l’homme dit ‘‘augmenté’’, mais en réalité diminué, amputé dans son humanité.

Ces dernières années, les ouvrages se sont multipliés sur ces sujets. Mais le livre que nous avons entre les mains remet ces interrogations dans la seule perspective qui, finalement, a du sens : celle de la foi. Lorsque, dans leur orgueil, les hommes se détournent de Dieu, les ténèbres emplissent leurs cœurs. Ils font alors leur propre ruine :

« Ces soi-disant sages sont devenus fous. » (Rm 1,22).

Or, en fin de compte, c’est bien de cela qu’il s’agit : derrière les défis du soi-disant progrès se joue un combat plus profond, plus grave, ultime : celui pour la conscience de l’homme.

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L’urbaniste que je suis est interpellée par les passages du présent ouvrage qui concernent la ville digitale. Je ne résiste pas au plaisir de rapporter ici un éditorial que j’ai publié très récemment dans la très revue nommée disP- The Planning Review, et intitulé… La tour de Babel[1]:

Toute la terre avait alors la même langue et les mêmes mots. Au cours de leurs déplacements du côté de l’orient, les hommes découvrirent une plaine en Mésopotamie, et s’y établirent. Ils se dirent l’un à l’autre : « Allons ! Fabriquons des briques et mettons-les à cuire ! » Les briques leur servaient de pierres, et le bitume, de mortier. Ils dirent : « Allons ! Bâtissons-nous une ville, avec une tour dont le sommet soit dans les cieux. Faisons-nous un nom, pour ne pas être disséminés sur toute la surface de la terre. » (Genèse 11 : 1-4).

Nous y voilà, à nouveau. Toute la terre a une même langue : le pidgin English. Peu de mots, pas de grammaire, une prononciation saccadée : une langue tout juste bonne pour les affaires, sans subtilité ni culture, ne permettant pas une communication profonde. Et, tandis qu’ils migrent de toutes parts, les hommes s’établissent dans les mégapoles : São Paulo, Mumbai, Séoul, New York. Le secteur de la construction caracole à des niveaux d’activité sans précédent[2]. Les mégapoles s’affrontent dans les classements et essaient de se faire un nom. Elles érigent des tours dont le sommet atteint les cieux, et chaque nouveau record de hauteur annonce une nouvelle crise économique[3]… Mais nous poursuivons, éperonnés par la cupidité, ivres d’orgueil. Tout est possible, the sky is the limit!

Depuis l’Antiquité, philosophes et urbanistes ont réfléchi à la taille des villes. À différentes époques et pour différentes raisons, Hippodamos de Milet, St Thomas More, Sir Ebenezer Howard, Lewis B. Keeble et bien d’autres ont tenté de limiter leur croissance. Qu’elle fût le lieu du succès ou de la perdition, la grande ville était l’exception et non la norme. Aujourd’hui, grâce à la technologie, les mégapoles paraissent capables de s’affranchir de toute limite de taille d’une manière qui, auparavant, n’était pas concevable. Nous savons bien qu’elles sont des géants aux pieds d’argile, à la merci d’un accident naturel, technologique, énergétique… Mais nous espérons que le progrès palliera ces risques, nous ouvrant monde d’opportunités.

Mais qu’en est-il dans la réalité ? Lorsque j’enseignais à Abu Dhabi, j’avais été atterrée d’apprendre que certains ouvriers du bâtiment ignoraient dans quelle ville ou pays ils se trouvaient. Puis je me pris à songer à mon voisin, l’homme d’affaires accoudé au bar du Hilton. Finalement, que sait-il de l’endroit où il se trouve ? Délesté de son smartphone et de son portefeuille, il n’irait pas bien loin… Et nous ? Que connaissons-nous vraiment, dans les métropoles que nous habitons ?

Nous vivons dans des archipels. Nos îles de résidence, de travail, de loisirs sont séparées de vastes océans inconnus. Sortis de quelques lieux familiers, nous sommes perdus : rien d’étonnant à ce que les promoteurs nous promettent tous les havres de paix auxquels nous aspirons. Mais, au bout du compte, que ce soit dans les ‘‘petites boîtes faites en ticky-tacky’’ de la chanson de Reynolds, dans d’arrogants gratte-ciels, dans les courbes lourdes du post-modernisme, dans les pastiches éclectiques de l’urbanisme néo-traditionnel, ils reproduisent la même erreur, la fameuse ‘‘Unité d’Habitation’’ de Le Corbusier : un ‘‘module’’, fragment de cité relié à d’autres fragments lointains, mais déconnecté de son environnement. Et, désormais, protégé par des clôtures et des caméras de reconnaissance faciale.

Inlassablement, nous ajoutons de nouveaux modules à nos métropoles. La cité et sa communauté d’habitants sont remplacées par ‘‘l’urbain’’, un univers en expansion permanente qui n’appartient plus à personne. Son gigantisme affecte nos relations aux lieux et aux personnes. Dans le métro, je ressens de la compassion pour le premier mendiant, mais lorsque je suis sollicitée pour la cinquième fois, je suis seulement contrariée. Nous n’avons pas la capacité d’absorber le torrent d’hommes, d’événements, d’informations, de stimuli charriés par la vie métropolitaine.

Dans l’anonymat de grands nombres, les stéréotypes remplacent les personnes et les slogans de tolérance, de justice et de fraternité sonnent creux. Des silhouettes sans visage habitent les métropoles dystopiques des films de science-fiction : des travailleurs athlétiques et anonymes dans la Metropolis de Fritz Lang (1927), des policiers et des gangs de malfaiteurs dans la ville de Gotham, des « réplicant » androïdes dans Blade Runner de Ridley Scott (1982). Ce dernier prend pour décor Los Angeles en… 2019. En sommes-nous arrivés là ? Par l’intelligence artificielle et par l’eugénisme, nous essayons bien de produire des androïdes. Et notre société est en train de devenir de plus en plus dure. Sur mon trajet quotidien, au cœur de Paris, je croise des personnes hurlant dans le métro, des comportements agressifs, des personnes sans domicile dormant à même le pavé, des rats courant en plein jour dans les rues. Il y a seulement cinq ans, ce n’était pas ainsi.

Bâtissons des villes pour les hommes, des villes où l’on peut vivre et travailler. Des villes aux distances courtes, aux rues invitant à la déambulation, aux jardins accueillants ; des villes préservées des panneaux publicitaires criards, des haut-parleurs hurlants et de l’Internet ; des cités en harmonie avec leur arrière-pays ; des cités riches de toute leur histoire ; des cités bâties autour d’une église, et non d’une usine, d’une banque, d’une attraction touristique ou d’un centre commercial.

En Europe, ces villes existent. Nous avons un réseau unique de villes et de bourgs historiques. Elles offrent toutes ces qualités et participent d’un aménagement harmonieux du territoire. Mais beaucoup sont en déclin, concurrencées par les métropoles, ces territoires gagnants de la mondialisation. Nous sommes à un tournant. Comme au lendemain de la chute de Rome, sans politique volontaire en termes d’emploi, d’infrastructures, de soutien aux services, beaucoup de villes petites et moyennes vont dépérir. Mais la volonté politique fait défaut, comme nous l’avons vu lorsque la déclaration de Riga[4] fit long feu.

Plus que jamais, des travaux de recherche et des propositions politiques clairvoyantes sont nécessaires. Retroussons nos manches et prenons soin de nos petites villes – ainsi, nous aurons un refuge lorsque la tour de Babel s’effondrera ».

J’ai été frappée par les convergences entre les propos sur la ville tenus par Éric Lemaître dans le cadre d’une réflexion sur le transhumanisme, et la mise en garde que j’adresse aux urbanistes dans le cadre d’une revue de référence dans ce champ.

L’un comme l’autre, nous dressons le constat d’une ville financiarisée, au service d’un néolibéralisme débridé, avec des possibilités de contrôle de la vie privée digne des rêves les plus fous des dictateurs communistes ou d’un 1984 de George Orwell (1949).

Derrière ce tableau se dessine également la préoccupation de l’homme asservi à la machine, coupé de la nature et isolé de ses semblables… Soumis à la “dictature du bruit” dont parle remarquablement le Cardinal Robert Sarah[5], noyé sous une déferlante de sons, d’images, d’écrans, happé par la vitesse, le consumérisme, la course au profit, l’homme peine à se trouver lui-même – et à rencontrer Dieu.

***

Car au-delà de la question de la ville, c’est bien de notre relation à Dieu qu’il s’agit. Comment ne pas nous reconnaître dans les propos de l’Apôtre Saint Paul :

« Un temps viendra où les gens ne supporteront plus l’enseignement de la saine doctrine ; mais, au gré de leurs caprices, ils iront se chercher une foule de maîtres pour calmer leur démangeaison d’entendre du nouveau. Ils refuseront d’entendre la vérité pour se tourner vers des récits mythologiques. » (2Tm, 4,3-4).

« Ils ont échangé la vérité de Dieu contre le mensonge ; ils ont vénéré la création et lui ont rendu un culte plutôt qu’à son Créateur, lui qui est béni éternellement. Amen. » (Rm 1,25)

Il en va du salut des âmes, mais il en va également de nos sociétés :

« Un monde sans Dieu ne peut être qu’un monde dépourvu de sens. Car sinon, d’où vient tout ce qui est ? En tout cas, il n’y aurait pas de fondement spirituel. C’est simplement là, sans véritable but ni sens. Il n’y a alors pas de notion de bien ou de mal. Celui qui est plus fort que l’autre s’impose. Le pouvoir est alors l’unique principe. La vérité ne compte pas, elle n’existe d’ailleurs pas. C’est seulement quand les choses ont un fondement spirituel, qu’elles sont voulues et pensées — seulement quand il y a un Dieu créateur qui est bon et qui veut le Bien — que la vie de l’homme peut également avoir un sens. (…)

Une société sans Dieu — une société qui ne Le connaît pas et qui Le considère comme inexistant — est une société qui perd son équilibre. Notre époque a vu l’émergence de la formule coup de poing annonçant la mort de Dieu. Quand Dieu meurt dans une société, elle devient libre, nous assurait-on. En réalité, la mort de Dieu dans une société signifie aussi la mort de la liberté, parce que ce qui meurt, c’est le sens, qui donne son orientation à la société. Et parce que la boussole qui nous oriente dans la bonne direction en nous apprenant à distinguer le bien du mal disparaît. La société occidentale est une société dans laquelle Dieu est absent de la sphère publique et n’a plus rien à y dire. Et c’est pour cela que c’est une société dans laquelle l’équilibre de l’humain est de plus en plus remis en cause. » (Benoît XVI, 2019).[6]

***

Les atours dont se pare le soi-disant progrès ne résistent pas à l’analyse. C’est pour cela qu’il nous est présenté dans le registre compassionnel, incantatoire, agrémenté de force ‘‘likes’’ – il paraît qu’ils sont addictifs. La tentative de remplacement de la conscience humaine par une ‘‘conscience humanisée’’ n’attendra pas la greffe de puces dans le cerveau. Elle est déjà en cours : l’usage massif du digital, sous toutes ses formes, affecte le cerveau et les processus de cognition, entraînant addictions, pertes de mémoire, dépressions, anxiétés, difficultés à communiquer… Depuis une dizaine d’années, les travaux sur ce sujet se multiplient parmi les psychologues, les psychiatres, les spécialistes en neurosciences et en imagerie du cerveau. Une synthèse très exhaustive publiée en 2019 par une équipe de chercheurs conclut que l’ensemble de ces conséquences n’est pas pleinement connu ni maîtrisé.[7] En d’autres termes, nous jouons aux apprentis-sorciers.

La ‘‘conscience mécanisée’’ est un phénomène de nature totalitaire. Ce n’est pas le premier, dans la longue histoire de l’humanité. J’ai eu l’immense honneur, sous la dictature communiste, de rencontrer le bienheureux Père Jerzy Popiełuszko. Le vendredi 19 octobre 1984, quelques instants avant son enlèvement, il conduisait la méditation des mystères douloureux du chapelet :

« Depuis des siècles, le combat contre la vérité dure sans cesse. Mais la vérité est immortelle, tandis que le mensonge meurt d’une mort rapide. Voilà pourquoi, selon les mots du défunt Cardinal Wyszyński, il n’y a pas besoin d’un grand nombre de personnes pour dire la vérité. Le Christ a choisi un petit nombre de disciples pour annoncer la vérité. Le mensonge doit se parer de beaucoup de mots, car il est épicier : il doit sans cesse se renouveler, comme la marchandise dans les rayons. Il doit toujours sembler nouveau, il doit avoir beaucoup de serviteurs qui apprendront son programme, pour un jour ou un mois. Puis, rapidement, on inculquera un autre mensonge. Il faut beaucoup de personnes pour diffuser le mensonge. Il n’en faut pas autant pour dire la vérité. Les hommes trouveront, les hommes viendront de loin pour trouver les paroles de vérité car Dieu a mis, au fond de l’homme, un désir naturel de vérité. »

Merci à Éric Lemaître de nous alerter sur les dangers de la ‘‘conscience mécanisée’’, qui cherche à se substituer au désir de vérité inscrit dans le cœur de l’homme.

L’avertissement contenu dans le livre d’Éric Lemaître arrive à point nommé. Car nous ne sommes pas condamnés à subir, nous ne sommes pas réduits au rang de simples observateurs. Dans le périmètre de notre devoir d’état, nous pouvons agir. Depuis 2011, constatant pragmatiquement les dégâts qu’ils effectuent sur l’apprentissage, j’ai interdit à mes étudiants le recours au numérique, et j’ai moi-même banni de mes cours les PowerPoint et autres supports passant par les écrans. Jusqu’à présent, c’est un réel succès.[8] Cela ne transformera pas le monde entier, mais est-ce ce qui m’est demandé ? Sous l’effet d’une étrange inflation, la ‘‘conscience mécanisée’’ nous porte à croire que nous sommes liés à tout, que tout dépend de nous… Quelle illusion !

Prions et travaillons. La lecture de ce livre peut nous aider à agir en nous fournissant des arguments. Ne doutons pas de la victoire : L’église écrasera la tête du Serpent. Quant à nous, puissions-nous dire un jour, comme Saint Paul : J’ai mené le bon combat, j’ai achevé ma course, j’ai gardé la foi. (2Tm, 4,7)

[1] Geppert Anna. 2019. « The Tower of Babel. » disP – The Planning Review, 55(3), pp. 4-5. DOI : 10.1080/02513625.2019.1670980 Original en anglais, traduit par moi-même.

[2]GlobalData (2019): Global Construction Outlook to 2023 – Q2 2019 Update. Lien: https://www.globaldata.com/store/report/gdcn0015go–global-construction-outlook-to-2023-q2-2019-update/ (consulté 23 Août 2019)

[3]L’économiste Andrew Lawrence a illustré de manière amusante et convaincante cette correspondance entre records de construction et crises économiques à travers son ‘‘skyscraper index’’. cf.  Lawrence, A. (1999): The Skyscraper Index: Faulty Towers. Property Report. Dresdner Kleinwort Wasserstein Research

[4]En 2015, la Lettonie assurait la présidence du Conseil de l’Union européenne : elle a promu cette déclaration qui appelait à une politique de revitalisation des villes petites et moyennes. Signée par tous les états-membres, elle n’a pas été suivie d’effet.

[5]Sarah, Card. Robert. 2016. La force du silence: contre la dictature du bruit. Fayard.

[6]Note du Pape émerité Benoît XVI sur les abus sexuels de février 2019, traduction française site Aleteia: https://fr.aleteia.org/2019/04/12/document-lintegralite-du-texte-du-pape-emerite-benoit-xvi-sur-les-abus-sexuels/ consulté le 21/12/2019

[7]Firth, Joseph, John Torous, Brendon Stubbs, Josh A. Firth, Genevieve Z. Steiner, Lee Smith, Mario Alvarez-Jimenez, John Gleeson, Davy Vancampfort, Christopher J. Armitage and Jerome Sarris (2019). « The ‘online brain’: How the Internet may be changing our cognition. » World Psychiatry, 18 (2), pp.119-129.

[8]    Je rends compte de cette expérience dans l’article suivant, paradoxalement accessible… en ligne. Geppert Anna (2019). « Let us teach for real ! A plea for traditional teaching. » Transactions of the Association of European Schools of Planning • 3 (2019) doi: 10.24306/TrAESOP.2019.01.001

Transhumanisme et homme mutant

De quoi les hommes ont-ils aujourd’hui peur ? En fait pas depuis aujourd’hui mais depuis toujours. Les hommes appréhendent la mort, la maladie, les fléaux naturels, les crises sociales ou économique, les pandémies, ah si aujourd’hui ils ont peur du Coronavirus.

Aujourd’hui, l’humanité appréhende les dégâts irréversibles que leur activité consumériste et mondialiste fait subir à la planète. Cette même humanité appréhende également les dérives de l’exploitation outrancière des ressources de notre sol, des impacts et conséquences sur le climat. L’humanité redoute également la prochaine crise financière à la suite de la mise en quarantaine de la chine et des effets potentiellement explosifs.

De quoi les hommes ont-ils aujourd’hui peur ? En fait pas depuis aujourd’hui mais depuis toujours. Les hommes appréhendent la mort, la maladie, les fléaux naturels, les crises sociales ou économique, les pandémies, ah si aujourd’hui ils ont peur du Coronavirus comme ils avaient peur hier du choléra ou de la peste.

Aujourd’hui, l’humanité craint surtout les dégâts irréversibles que leur activité consumériste et mondialiste fait subir à la planète.  Cette même humanité appréhende autant les dérives de l’exploitation outrancière des ressources de notre sol, des impacts et conséquences sur le climat. L’humanité redoute également la prochaine crise financière à la suite de la mise en quarantaine de la chine et des effets potentiellement explosifs.

Face à ces crises qui devraient tous nous faire réfléchir, paradoxalement l’élite de la technoscience, une élite techniciste et insouciante à la limite puérile (pour reprendre l’expression de Jacques Testart) se donne des pouvoirs prodigieux auxquels les avancées de la science pourraient lui donner accès dans un avenir dont l’horizon temps est très proche de nous : manipulations génétiques, augmentations cognitives, mutation de l’espèce humaine.

C’est donc à cette rencontre avec l’homme mutant « l’homme de demain » que je vous convie dans mon dernier essai Transhumanisme : La conscience mécanisée…

Couverture - Eric Lemaitre - 1

Pourtant, jamais l’homme n’a été autant confronté à ce sentiment de fragilité et de finitude, jamais notre jeunesse n’a autant pris conscience de l’impérieuse nécessité de s’emparer des thèmes de l’écologie. Malgré cela une frange de notre humanité se refuse toujours à toute idée d’alarmisme, de défaitisme et continue de livrer inconsciemment un combat titanesque contre une fin inéluctable, se persuadant qu’elle est en mesure de réécrire notre avenir et de mettre fin à tous les fléaux qui la menacent.

En entrant dans la postmodernité, le transhumaniste qui je définis comme une forme de VRP, est le représentant symbolique de l’économie numérique, des GAFAM. Ces GAFAM qui entendent être la mesure de toutes choses. Ce VRP du nouveau monde se persuade qu’il est en capacité de dépasser la mort et finalement de s’auto transcender pour projeter notre humanité vers un nouvel âge d’or.

Le transhumanisme n’est ainsi en réalité que le résumé d’un vieux fantasme enfoui dans la mémoire inconsciente de notre humanité.

Le transhumanisme est effet une histoire construite depuis l’aube de l’humanité dès les récits sumériens (Gilgamesh) et les mythologies grecques (Calypso, Pygmalion) et qui continue de s’écrire au fil des progrès de la technoscience. Le transhumanisme est une obsession, envoûtée par l’idée de mettre fin à la mort et de récrire aujourd’hui « l’Alphabet » du vivant.

Le transhumanisme est finalement habité par un slogan, il faut vaincre la mort et il faut en finir avec le récit de la mort qui a jalonné toute la civilisation humaine.

Or pour solder cette civilisation ancienne, il faut finalement en finir avec les vieux oripeaux philosophiques ou religieux agitant les chiffons rouges. Ces chiffons rouges souvent agités afin d’empêcher l’homme de franchir une nouvelle fois, le fameux Rubicon du fruit interdit.

Le courant idéologique transhumaniste n’en reste pas moins en perpétuelle évolution, du fait des bouleversements techniques et de nouvelles perspectives offertes par les découvertes dans les domaines de la génétique et de la science informatique notamment quantique. Et paradoxalement ce courant progresse de façon vertigineuse avec la vacuité montante qui gagne ce siècle, avec le vide de la pensée qui devient la fabrique du mal.

L’homme Cyborg : Rien de nouveau sous le soleil…

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L’homme mutant préfigurant le post-humain sera-t-il le prochain stade de notre évolution ? La profusion de produits technologiques de ces nouveaux artefacts, familiarise et conditionne l’homme sur l’avènement d’une suprématie de la technologie qui embrassera le monde ou l’embrasera.  La promesse de se façonner, en s’appuyant sur les convergences technologiques de l’informatique, de l’information cognitive, de la génétique et de la bio technologie afin de rendre possible la greffe l’homme avec de nouveaux attributs décuplant une puissance démiurgique se fait réalité. Pourtant l’homme mutant, l’homo cyborg ou l’homme « machinisé » est bien ancré lui aussi dans la mémoire de notre humanité, l’androïde comme nous pouvons le concevoir aujourd’hui appartient lui aussi à l’imaginaire des grands mythes qui ont façonné la civilisation antique grecque et romaine. Un des visages qui préfigure l’homme « machinisé » est cette création en ivoire qui représente la nymphe Galatée dont le sculpteur Pygmalion fut éperdument amoureux. La statue reçut le souffle de vie qui lui avait été donné par la déesse de l’amour Aphrodite. Ce rêve d’embrasser l’objet de ses désirs ou de fantasmer la reprogrammation de notre cerveau dans un robot, est finalement celui des transhumanistes. Ces transhumanistes comme le sculpteur Pygmalion qui caressent le désir eux aussi de se laisser fasciner par un objet pensant et interactif, également implantable à notre cerveau qui devient pour le coup un objet vivant ou un supplétif hybridé qui renforce nos capacités cognitives. Toute la littérature qui traverse l’histoire de notre humanité et précède cette fameuse « singularité technologique »[1] est tout simplement fascinante ! Que dire également de ce géant de Bronze Talos forme d’automate forgé par Héphaïstos le Dieu du Feu, gardien de l’île de Crête. L’imagination de l’homme bien au-delà d’un environnement qui serait celui des machines, transcende toute la dimension technique. Cette imagination devance les plus grandes innovations technologiques que nous connaissons à ce jour. De l’androïde humanisé à l’homme machinisé, bien plus tôt qu’Isaac Asimov qui imagina le personnage de Andrew le robot, le romancier Edgar Allan Poe nous dépeint le personnage d’un général rafistolé, rebricolé à partir de prothèses. En 1879 le journaliste Edward Page Mitchell publia lui aussi une nouvelle tout à fait remarquable « L’Homme le plus doué du monde », l’écrivain qui baignait dans le monde paranormal et surnaturel fut le premier à imaginer un ordinateur “pensant” trois quarts de siècle avant que l’idée ne germe elle aussi chez les romanciers de science-fiction. En se basant sur les travaux du mathématicien Charles Babbage qui fut le premier inventeur à concevoir une machine analytique, une calculatrice mécanique, appelée machine à différences destinée au calcul et à l’impression de tables arithmétiques, et d’Ada Lovelace une des grandes pionnières de la science informatique, Edward Page Mitchell imagina également la pensée artificielle, mais aussi le cyborg, en effet dans une nouvelle, il conçut  que le cerveau d’un simple d’esprit pouvait être remplacé par celui d’un ordinateur.

L’homme cyborg ne relève plus seulement de l’imaginaire d’Homère et les poèmes d’Hésiode, ou des romanciers de science-fiction contemporains ou non mais bien d’une réalité qui est aujourd’hui aux portes de notre humanité.

A lire également… Les cyborgs sont déjà là… !

https://hitek.fr/actualite/cyborgs-parmi-nous-20-personnes_5727

[1] Source Wikipédia : La singularité technologique est l’hypothèse selon laquelle l’invention de l’intelligence artificielle déclencherait un emballement de la croissance technologique qui induirait des changements imprévisibles sur la société humaine.

Teilhard de Chardin et sa vision transhumaniste de notre humanité

Auteur : Eric LEMAITRE

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La théologie de la noosphère chez Teilhard de Chardin est fondée sur une conception évolutionniste de l’univers intriquant la matière et l’esprit, « l’Esprit qui entraîne et soutient constamment la Matière dans l’ascension vers la Conscience, c’est la matière, en revanche, qui permet à l’esprit de subsister en lui fournissant constamment un point d’action et un aliment. (…) Matière et Esprit ne s’opposent pas comme deux choses, comme deux natures, mais comme deux directions d’évolution à l’intérieur du Monde [1]». S’il est vrai que le théologien a une vision Christique de l’univers, loin d’une conception panthéiste, immanente et matérialiste défendue par les transhumanistes, il n’empêche que Teilhard imagine l’agrégation des intelligences ou plutôt des consciences multiples se mêlant aux évolutions fulgurantes de la technologie, reconnaissons que Teilhard n’imagine pas ici la fusion des êtres dans un grand tout « comme le grain de sel se dissout dans la mer », mais il perçoit le rapprochement des êtres pour former une union. Pour Teilhard  cette union résultera autant des progrès moraux que des progrès technologiques « chaque machine, ne s’engendre plus qu’en fonction de toutes les autres machines de la terre ; et de plus en plus aussi, toutes les autres machines de la terre prise ensemble, tendent à former une seule grande machine organisée [2]». Teilhard ajoute que le noyau inventif de « cet immense appareil » technologique sera « le foyer pensant de la Noosphère ». Cette vision développée par Teilhard relève bien d’une conception plus proche d’une vision transhumaniste et gnostique que de celle qui émane des écritures Bibliques. Jean l’auteur de l’évangile du même nom, rappelle dans le livre de l’Apocalypse que Dieu crée de nouveaux cieux et une nouvelle terre, l’homme n’est donc pas à l’ouvrage dans l’émergence d’une nouvelle cité, appelée la « Nouvelle Jérusalem [3]» et en outre il n’est nullement question d’une fusion des êtres, mais d’êtres humains transformés pour servir Dieu et Dieu manifestant sa gloire en eux. Or la vision de Teilhard est aux antipodes de la vision biblique, Teilhard, voit l’homme comme un acteur moral, totalement impliqué dans la transformation et l’évolution de la création et il s’émerveille de la fécondité inventive de l’homme et des capacités interactives de l’être humain via ses inventions, de rendre possible l’achèvement d’un projet qui participerait à l’accroissement de conscience, « Pourquoi… » s’interroge Teilhard «… ne serait-ce pas la machine industrielle qui libérerait l’humanité[4] ». N’écrit-il pas dans l’avenir de l’homme « je songe à la montée insidieuse de ces étonnantes machines à calcul qui grâce à des signaux combinés à raison de plusieurs centaines de mille par seconde, non seulement viennent soulager notre cerveau d’un travail fastidieux et épuisant, mais parce qu’elles augmentent en nous, le facteur essentiel…de la vitesse de la pensée, sont en train de préparer une révolution dans le domaine de la recherche [5]». Teilhard poursuit en indiquant que ces machines à calcul reliées les unes aux autres, inéluctablement formeront un super cerveau « capable de s’élever à la maîtrise de quelque super domaine dans l’univers et dans la pensée ». Cette théologie promue par le penseur fait ainsi valoir que les consciences vont finalement s’agréger de la même façon que les molécules se sont assemblées, pour transmuter brusquement « de l’inerte au vivant » et puis finalement de consciences multiples à une supra conscience. Cette conception de Teilhard est finalement et ainsi très proche d’une vision gnostique, puisque l’homme participe à l’achèvement d’un projet divin pour éradiquer le mal. Le mal étant dans le multiple pour Teilhard et finalement l’humanité est appelée à converger vers l’unification et non la juxtaposition pour effacer la dimension du mal. Ainsi pour Teilhard de Chardin, l’univers se trouve dans un état d’évolution continue dans laquelle l’évolution humaine est une partie intégrante. L’univers est pour le Théologien un univers en convergence vers l’union avec Dieu, à travers un accroissement continu de la conscience qui finira par nous conduire vers l’harmonisation absolue.

Ce récit philosophique de Teilhard relève également et selon moi d’une pure spéculation transhumaniste fondée sur une croyance quasi gnostique que la technologie est le moyen salutaire[6] de parvenir à l’harmonie de l’humanité réconciliée avec elle-même.  Cela n’est pas sans rappeler les propos figurant dans un rapport américain publié en 2002[7] « Quand les technologies du XXIème siècle convergeront, l’humanité, grâce à elles, pourra enfin atteindre un état marqué par la paix mondiale, la prospérité universelle et la marche vers un degré supérieur de compassion et d’accomplissement ». Dans « l’avenir de l’homme », Teilhard soutient la même thèse celle décrite dans ce rapport évoquant les convergences technologiques au service d’une paix mondiale et d’une prospérité universelle, il indique ainsi qu’un réseau mondial se forme imbriquant la dimension économique et psychique et qu’ « il deviendra impossible d’agir et de penser autrement que sous une forme solidaire », l’humanité progressivement et subrepticement se « céphalise » grâce aux convergences technologiques qui l’entrainent dans son évolution et la perfectibilité du genre humain. Nous voyons bien que les propos de Teilhard sont bien éloignés de la vision que restitue les évangiles et dont le message est d’ailleurs bien plus ancré dans la dimension de la nature et très éloigné du discours technologique.

[1] Citation de Pierre de Teilhard de Chardin, Œuvres IX, 78-79

[2] Citation extraire du Livre l’avenir de l’homme Pierre Teilhard de Chardin Editions Sagesse page 188.

[3] Apocalypse 21.9-22.5, ce passage décrit la ville créée par Dieu afin d’y manifester sa gloire.

[4] Citation extraite du Livre l’énergie humaine Pierre Teilhard de Chardin « L’énergie humaine » Editions Sagesse page 105.

[5] Citation extraire du Livre l’avenir de l’homme Pierre Teilhard de Chardin Editions Sagesse page 190.

[6] Cette conception de Teilhard est très éloignée de l’annonce de la croix qui sauve l’humanité de son péché.

[7] Document officiel de l’autorité fédérale américaine, la National Science Foundation, (NSF) qui a lancé en 2002 ce programme interdisciplinaire.

Neil Postman : Étourdir ou Museler la conscience

L’attention n’est plus celle donnée aux autres, mais à celle donnée à nos objets toujours augmentés, à la ronde perpétuelle des divertissements, ces « vaudevilles » et « babillages » diffusés à longueur de journée par nos écrans[3]. La société transhumaniste développe ses supports numériques qui agissent en nous comme de véritables « derricks[4] », de véritables plateformes pétrolières, aspirant les données de toutes nos consommations quotidiennes associées aux usages que nous faisons de nos smartphones et autres objets de communication. Aussi comme le souligne Bruno Patino dirigeant de presse, et auteur du livre « la civilisation du poisson rouge », la prédation s’est greffée sur nos usages numériques « c’est la prédation de notre attention ». Or plus notre vie intérieure est forée par les derricks du monde numérique, plus ce monde corrompt et endommage, la source de vie qui nourrit notre âme. Quelle est donc la valeur morale d’une société quand cette dernière promeut la culture consumériste comme la seule dimension qui vaille ?

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Auteur : Eric LEMAITRE

Entre deux Léviathans : le monde de Orwell « 1984 » et le monde de Huxley « Le meilleur des mondes », le léviathan que nous aurions à craindre, n’est pas celui de Orwell qui muselle la conscience, mais bien le « Meilleur des mondes » qui l’étourdit. Pour Neil Postman[1], les gens viendront à aimer et à apprécier ce qui les opprime finalement, ils se laisseront volontiers déposséder de leur liberté préférant l’hédonisme et les petits plaisirs « ils finiront par aimer « [2]les technologies qui détruiront leur faculté de penser ». 

Nous sommes aujourd’hui dans le temps volé, le temps gaspillé, le temps des âmes devenues les otages de prédateurs qui maîtrisent les communications chronophages, celles qui phagocytent notre relation qui n’est plus ainsi donnée aux autres. Ce temps volé est bien l’assèchement de ce qui nous relie aux autres. Je consultais et visualisais une page de couverture d’une revue qui titrait « notre planète a soif » avec l’illustration d’une photo présentant un sol craquelé, morcelé, un sol désolidarisé et asséché. Si le monde semble bien frappé par une crise climatique, ce même monde ne semble pas avoir compris qu’une crise des consciences est également en cours. Cette crise est celle des consciences asséchées, une crise aussi cataclysmique que celle qui concerne le climat, car cette crise affecte la dimension relationnelle. Elle provoque la désocialisation créant le délitement de la communauté. Le transhumanisme qui vante et promeut l’individu est finalement un processus de démantèlement de la conscience collective, son projet est bel et bien de détruire ce qui me relie à l’autre pour amorcer cette subordination aux objets de la civilisation transhumaniste. L’enjeu d’une telle civilisation sera dès lors de capter l’attention, et de me détourner de toute vie intérieure et de toute vie relationnelle et aimante.

Les nouveaux « derricks » chasseurs de data

L’attention n’est plus celle donnée aux autres, mais à celle donnée à nos objets toujours augmentés, à la ronde perpétuelle des divertissements, ces « vaudevilles » et « babillages » diffusés à longueur de journée par nos écrans[3]. La société transhumaniste développe ses supports numériques qui agissent en nous comme de véritables « derricks[4] », de véritables plateformes pétrolières, aspirant les données de toutes nos consommations quotidiennes associées aux usages que nous faisons de nos smartphones et autres objets de communication. Aussi comme le souligne Bruno Patino dirigeant de presse, et auteur du livre « la civilisation du poisson rouge », la prédation s’est greffée sur nos usages numériques « c’est la prédation de notre attention ». Or plus notre vie intérieure est forée par les derricks du monde numérique, plus ce monde corrompt et endommage, la source de vie qui nourrit notre âme. Quelle est donc la valeur morale d’une société quand cette dernière promeut la culture consumériste comme la seule dimension qui vaille ? C’est Neil Postman qui nous relate « [5]qu’à une époque de technologie avancée, la dévastation spirituelle risque davantage de venir d’un ennemi au visage souriant que d’un ennemi qui inspire les soupçons et la haine. Dans la prophétie de Huxley, Big Brother ne cherche pas à nous surveiller. C’est nous qui avons les yeux sur lui, de notre plein gré. Nul besoin de tyran, ni de grilles, ni de ministres de la Vérité… ». C’est ainsi que docilement, nous avons fini par accepter la souveraineté des « derricks numériques », nous avons tellement cru à la dimension du progrès, que nous n’avons pas réellement pris conscience que l’alphabet numérique était sur le point de façonner, de conditionner nos esprits puis de  transformer nos comportements en êtres corvéables.

Or de toute évidence, le monde transhumaniste ne peut en soi se déployer que s’il accède à cette capacité de nous distraire, de nous divertir de nous-même, voire même de modifier génétiquement les comportements des êtres humains pour obtenir d’eux plus de docilité, de malléabilité.  L’ère transhumaniste l’emportera et ne s’accomplira que si ses artefacts sont réellement parvenus soit à étourdir ou à museler notre conscience, à endormir notre capacité de penser. Or les signaux d’un tel monde nous sont déjà renvoyés, eu égard à l’abondance des consciences rivées sur leurs écrans, dépendantes des messages, de cette abondante dopamine émanant des réseaux sociaux, déversée également par les flots continuels d’informations reçus quotidiennement.

La modernité de notre époque est dominée par des formes d’idolâtrie et une nouvelle féodalisation celle de nos écrans.

Les écrans occupent une place envahissante dans nos vies et personne n’évite leurs pouvoirs captivants et assujettissants. Je n’échappe pas moi-même à l’addiction cathodique, à celle du smart phone, de la tablette, de l’ordinateur. J’éprouve aussi ce sentiment bizarre d’être comme dans un « bocal numérique », ce sentiment étrange d’être ainsi enserré ou piégé dans les griffes des algorithmes de l’internet.   Quotidiennement nous faisons l’objet, de stimuli, de sollicitations liées aux multiples notifications et autres signaux d’informations émanant de nos écrans. Les économistes comme les sociologues ont donné un nom à ce phénomène qu’ils ont appelé l’économie de l’attention. Une bataille économique se livre en effet dans les esprits, il s’agit de retenir l’attention, de la capter, de la solliciter, de la détourner. L’attention est devenue une ressource, une ressource même rare tant les sollicitations sont plurielles, innombrables. L’attention est le véritable enjeu pour le monde de l’économie numérique. Sur ces marchés de l’attention, nous sommes ainsi comme consommés, gérés par nos artefacts qui viennent en quelque sorte grignoter une part de nous-même, éroder une part de notre vie intérieure, une part finalement de notre conscience. Nous nous laissons ainsi comme absorbés, vampirisés par les signaux numériques. C’est comme si toute notre conscience se laissait elle-même impacter par le pouvoir des images, divertir par ce cirque numérique, nous laissant entraîner dans l’indolence, l’apathie d’un divertissement de notre âme. Or je pressens chez bon nombre de contemporains une forme de fatigue, de saturation, d’épuisement et d’incapacité finalement à réagir, l’impossibilité de s’opposer vigoureusement à cette force captivante qui veut s’emparer de toute notre âme. Nous nous laissons entraîner comme emportés par la spirale de l’ennui, la volupté de la monotonie, il est devenu ainsi comme vital de nous distraire. L’économie de l’attention nous plonge peu à peu dans la somnolence, l’engourdissement et la paresse de discerner ce qui est utile ou non. Pour Neil Postman, nous devons redouter cette post modernité en ce sens qu’elle porte en soi les germes d’une forme de destruction de nous-même, en raison du plaisir qu’elle nous inflige « au point que nous en soyons réduits à la passivité et à l’égoïsme[6] »

Dans cet univers dystopique du transhumanisme, deux mondes possibles de l’information finalement se dessinent, celui du meilleur des mondes nous abreuvant d’une multitude de messages, de communications, ou rien, nous est en soi interdit, nous pouvons tout lire, tout découvrir, ou bien c’est le monde du contrôle, de la conscience entravée, tenue en laisse comme ligaturée. Ces deux mondes existent bel et bien, incarnés par les consumérismes d’état ou celui de sphères économiques privées. La chine est le symbole même de la totalisation des esprits sanglés, le monde occidental libéral et libertaire celui des esprits que l’on étourdit, que l’on distrait. D’un côté il convient de distraire puis d’anéantir l’âme, de l’autre il faut soumettre et de nous déposséder de toute liberté. Des deux côtés, la conscience devient littéralement passive parce qu’assommée. Rappelant la pensée de Aldous Huxley, Neil Postman l’auteur de « se distraire à en mourir » évoque à nouveau l’apathie de la conscience « qui s’est adaptée aux distractions technologiques ». Dans le monde néo consumériste, il faut à tout prix inoculer du plaisir dans l’esprit des gens, provoquer une forme d’ivresse, par l’abondance de biens et d’images. Pour Neil Postman la tragédie de notre époque ne sera « pas de rire au lieu de penser, mais de ne pas savoir pourquoi ils riaient et pourquoi ils avaient arrêté de penser[7] ». Réveiller la conscience semble être la seule alternative, elle passait selon Neil Postman par l’école, mais nous assistons à cette longue dérive de l’école, elle-même happée par l’aspiration du bocal numérique, conditionnant les futures générations à l’ère d’un monde transhumaniste qui aura su harponner la conscience intérieure afin de nous conduire à une absolue docilité sous peine de mourir.

[1] Neil Postman 1931 – 2003) critique culturel et théoricien des médias américain

[2] Citation extraite du livre « se distraire à en mourir » de Neil Postman Editions Pluriel page 14

[3] Propos inspirés par la lecture « Se distraire à en mourir » de Neil Postman Edition Pluriel page 232

[4] Le terme « derrick » est utilisé comme une métaphore il fait référence à ces tours en bois ou en métal soutenant le dispositif de forage d’un puits de pétrole

[5] Citation extraite du livre « se distraire à en mourir » de Neil Postman Editions Pluriel page 232

[6] Citation extraite du livre « se distraire à en mourir » de Neil Postman Editions Pluriel page 14

[7]  Citation extraite du livre « se distraire à en mourir » de Neil Postman Editions Pluriel page 242

La vie relationnelle grignotée

En déplacement à DIE pour présenter mon premier essai « la déconstruction de l’homme », je décide au retour de m’arrêter chez de vieux amis rémois pour les saluer. Mon court séjour fut empreint de cette dimension relationnelle à laquelle je reste profondément attaché. Ecoutant mes amis, je fus attentif à celui de Marc dont le récit de vie est particulièrement touchant. Marc n’est pas une personnalité exubérante, extravertie, chez Marc tout est intériorisé, feutré, ce garçon habituellement réservé me relata avec beaucoup d’entrain son déplacement entre Valence et Erevan, du Vercors au Caucase, de la Drôme à l’Arménie, un périple de quelques milliers de kilomètres parcourus en vélo couché. Ce périple était animé par le désir d’investir l’effort au profit de la réhabilitation de l’école de Chirakamout.

Un avant goût de mon prochain Essai :

Transhumanisme : Le réveil de la Conscience ?

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Auteur Eric LEMAITRE 

En déplacement à DIE pour présenter mon premier essai « la déconstruction de l’homme », je décide au retour de m’arrêter chez de vieux amis rémois pour les saluer. Mon court séjour fut empreint de cette dimension relationnelle à laquelle je reste profondément attaché. Écoutant mes amis, je fus attentif à celui de Marc dont le récit de vie est particulièrement touchant. Marc n’est pas une personnalité exubérante, extravertie, chez Marc tout est intériorisé, feutré, ce garçon habituellement réservé me relata avec beaucoup d’entrain son déplacement entre Valence et Erevan, du Vercors au Caucase, de la Drôme à l’Arménie, un périple de quelques milliers de kilomètres parcourus en vélo couché. Ce périple était animé par le désir d’investir l’effort au profit de la réhabilitation de l’école de Chirakamout[1].

Son déplacement fut balisé par l’intensité des rencontres, de mille anecdotes, de richesses d’hommes et de femmes chez lesquelles il séjourna, d’entrevues inattendues, accidentelles. Plongé dans son récit, le visage de Marc fut celui d’un homme émerveillé, partageant cette découverte de l’intériorité enrichie par les milliers de visages croisés sur sa route. Le voyage de Marc est à mille lieues des vies urbaines assommantes et abasourdies par les rythmes trépidants, morcelés par les temps d’une consommation qui n’a plus pris goût à vivre dans les espaces d’une vie où l’horloge du temps peut s’arrêter pour celui qui veut vivre le présent qui s’offre à lui comme une offrande vivante.

Marc lui décida de ne pas emporter cette horloge, se délestant même de tous les objets encombrants, de tous ces objets techniques qui le relient au monde à l’exception de son téléphone qui le rapprochait en revanche de sa chère épouse Françoise. Mais au cours de son périple dans un lieu de nulle part, en Transnistrie une région autonome de Moldavie, par distraction ou inadvertance, il égara son téléphone et ne le retrouva plus, Marc était à mille bornes de chez lui, comment joindre alors son épouse, la rassurer, il décide d’entreprendre le chemin inverse pour scruter sur l’asphalte l’objet perdu, son regard se désole finalement de ne le trouver ni aux bordures des routes, ni dans les caniveaux.

La tristesse l’envahit sur ce chemin qui devait le mener en Arménie, la nuit de son manteau sombre commence à envelopper Marc, Marc poursuit sa route. Un homme lui fit des signes l’arrêta, cet homme qui se nomme Alex, lui adressa la parole, ou plutôt ils échangèrent en signes ne parlant ni l’un l’autre une langue commune, ils se firent cependant aider par une autre personne qui put s’exprimer en anglais, Alex, lui indiqua qu’il allait revenir pour le rechercher afin de le loger chez lui, il tiendra sa parole et il était accompagné de son épouse et de sa sœur. Marc embarqua dans sa camionnette et logea dans une assemblée chrétienne.  Le couple qui accueillit Marc avait préparé un repas gargantuesque, un menu à profusion, un véritable festin d’amitié, un accueil chaleureux. Le couple permit à Marc de joindre Françoise, l’épouse de Marc. Après cette rencontre dont l’empreinte de l’amour était manifeste, Marc eut ce propos sublime pour magnifier cette relation « Que valent quelques grammes de technologies face à des tonnes d’amour ? Une leçon dans ce monde où l’on privilégie la possession à la relation ».

Comment ne pas songer à ce roman fiction Fahrenheit 451, roman dystopique décrivant une société pleinement déshumanisée où la dimension même de l’amour semble totalement absente, chacun vivant pour soi désintéressé des autres et désintéressé par la mémoire que transmet la culture, dans un furieux égotisme, le monde de Fahrenheit 451 est celui de l’écran cathodique, préfigurant notre monde envahi par les tablettes et smartphones, le livre papier dans cette société sans âme étant interdit, il risque d’éveiller la conscience, les mots d’un livre impriment mieux l’âme de celui qui aime les pages, les touche. Ray Bradbury auteur du roman considère que le bonheur, le véritable bonheur émane de notre relation avec la nature et ne résulta pas de bonheurs artificiels : « Regarde le monde, il est plus extraordinaire que tous les rêves fabriqués ou achetés en usine. » ! Au fond Marc s’est employé à regarder le monde, c’est-à-dire les gens, ces gens, bien plus importants que les objets artificiels fabriqués dans les usines consuméristes, ces biens artificiels qui ne nous font pas de bien, le bien qui résulte seulement d’un geste amical, d’une main tendue. Marc a sans doute magnifié les paysages et cette relation avec l’air, la diversité que lui offre la vue de ces perspectives qui enchantent nos yeux, mais Marc a surtout magnifié l’amour, la relation à l’autre, au prochain.

La dimension relationnelle fut le fil conducteur de mon premier essai « La déconstruction de l’homme » coécrit avec Gérald Pech. Cette dimension relationnelle à laquelle est attaché Marc est aussi ce bien commun que je partage avec lui.  Cette dimension relationnelle comme la vie intérieure sont aujourd’hui grignotées, écorchées, dépouillées par une « civilisation[2] » technicienne qui a fait de l’homme son objet pour emprunter ici le propos du théologien Jacques Ellul.

Cette dimension relationnelle se délite, se désagrège au profit de connexions numériques, ces échanges désincarnés sans chair, sans substance, sans vie. Pour caractériser une société qui ne s’inscrit plus dans la dimension du lien. L’économiste et sociologue Jacques Généreux, utilisa ce mot étrange, celui de la « dissociété », une société désunie, vampirisée par l’assèchement des solidarités entre personnes, un monde à l’inverse de ce moment providentiel relaté par Marc.

Face au délitement de la vie relationnelle nous assistons bel et bien à l’émergence d’une société marchande qui entend redéfinir la vie relationnelle, l’anthropologie, prétendant ainsi civiliser l’homme en l’anesthésiant via la consommation des objets numériques, lui assurant le confort d’une vie programmée en lui faisant miroiter un âge d’or d’un monde augmenté, autonome et s’auto déterminant.

Nous entrons dans la civilisation de la rationalité indolente, celle qui calcule, régente, promet paix et sécurité, s’obstine à réduire nos actes et nos gestes à l’expression de données, traduites en codes. Nous subissons docilement l’injonction des machines prédictives qui ayant appris de nos comportements finissent par nous domestiquer, à nous emmener dans la dépendance, la subordination et à la toute-puissance d’une matière façonnée en nouveau golem[3].

Ce qui est ainsi à craindre c’est l’excès de confiance attribuée à l’homme aux objets numériques qui deviennent les nouvelles idoles, les nouvelles, statuettes idolâtres de notre siècle, car leur ont été conférées cette capacité de ne plus être muettes et de faire appel à l’imaginaire superstitieux, mais d’être des objets interactifs et de répondre à l’ensemble des besoins changeant ainsi nos rapports aux autres et au besoin de relationnel.

Dans la même veine, C.S LEWIS écrivain britannique auteur de série de sept romans : « Le Monde de Narnia » prédit de manière magistrale cette tragédie qui se dessine au fil des siècles. L’homme démiurgique en raison de sa puissance technicienne a aujourd’hui la capacité de soumettre toute la nature à sa volonté, il a, grâce au développement technique, la possibilité que la création dont il n’est pas l’auteur lui soit ordonnée, il lui est désormais possible de transgresser les lois naturelles, de franchir le Rubicon que lui imposait la nature après avoir consommé le fruit interdit.  L’homme dans sa vanité prométhéenne cherche de plus en plus à s’en affranchir. De manière quasi intuitive ce qui n’est pas sans nous rappeler la pensée de Jacques ELLUL, CS LEWIS, nous rappelle que « …Maîtriser la nature et la mettre au service de l’homme est une chose, mais cette situation aboutie, paradoxalement, au contrôle de l’homme ».

Ainsi ; pour CS LEWIS, il est essentiel de dénoncer l’esprit de relativité qui caractérise la pensée de ce monde, de transmettre de façon urgente et avant qu’il ne soit trop tard, une « vérité solide » pour ne pas subir demain le diktat des désirs qui franchissent le Rubicon après le déni de toute « morale universelle » inscrit dans la vie relationnelle. L’avertissement que CS Lewis nous livre dans son livre « L’abolition de l’homme » est un véritable pamphlet contre ces idéologies mortifères qui se moquent du bien, de la morale transmise (son livre est écrit dans le contexte du Nazisme).

Le livre « L’abolition de l’homme » est rédigé pendant la Seconde Guerre mondiale, sans que pour autant le nazisme soit nommé. Le livre de CS LEWIS, n’a pas pris une seule ride en regard de la vacuité de notre modernité : cette modernité qui tente de nous affranchir de toute valeur, en refusant de soumettre nos découvertes scientifiques à des normes morales universelles. Depuis des siècles, ce mouvement de déconstruction, s’est accéléré en quelques décennies, ce mouvement comme un ouragan tend toujours plus à dénaturer l’homme et pour reprendre l’expression de CS LEWIS à l’abolir, abolir l’homme dans ce qu’il y a d’unique et de sacré.

Le sacré réside dans cette dimension relationnelle, de ce rapport à l’autre certes compliqué, car notre nature humaine est complexe, car elle nous porte sur des envies, des désirs qui ne sont pas toujours partagés par nos voisins. Mais laisser à la machine le soin de réguler nos rapports à l’autre en dit long sur le « vide de la pensée [4]», la déréliction morale qui caractérise cette société où l’individu est un être morcelé, réduit à la seule matière, et comme le dépeint l’économiste Jacques Généreux « écartelé et anesthésié ». La condition de l’homme contemporain est celle finalement de vivre une forme d’extase extravagante dans le narcissisme et la profusion des biens voire jusqu’à la dépendance, jusqu’à même à livrer son âme à son propre golem, sa propre créature artificielle, renonçant à son intelligence. L’homme contemporain s’envole vers cet âge d’or, part avec ses milliards de coreligionnaires en transhumance, vers le pays promis, le nouvel Éden, l’âge d’or des transhumanistes. Une nouvelle civilisation technicienne voit le jour où le roi sera une forme de nouveau « Léviathan[5] », de messie numérique régnant sur le monde, le monde humain qui n’a pas souhaité craindre son avènement, voire même s’en est moqué, jusqu’au jour où les hommes acceptèrent sa signature sur leur propre peau, dans leur propre chair. Ce que présageait Aldous Huxley dans la seconde préface [1946 seconde édition du meilleur des mondes] dans son livre où l’auteur souligna que :

« La révolution véritablement révolutionnaire se réalisera non pas dans la société, mais dans l’âme et la chair des êtres humains. » 

Ce nouvel essai n’est pas la réplique ou la reformulation du précédent ouvrage « La déconstruction de l’homme », mais il décrit le long processus qui nous conduit depuis le commencement de l’humanité, jusqu’à cette nouvelle civilisation où l’empreinte technique signera définitivement un changement de société, un basculement où les hommes auront cessé d’être libres, d’être des êtres relationnels, de connaitre une vie intérieure parce qu’ils ont souhaité posséder les objets et ont accepté leurs pouvoirs, leurs dominations. Le transhumanisme est en réalité une histoire construite depuis l’Eden perdu, enfoui dans l’inconscient humain avec ce rêve prométhéen de dépassement de lui-même, de s’affranchir de toutes les barrières, de toutes les limites. C’est un nouvel alphabet qui s’écrit sous nos yeux, une nouvelle écriture numérique de l’humanité qui se déploie sous nos yeux, une nouvelle anthropologie qui se dessine, fondée sur une métamorphose artificielle du génome humain au prétexte que ce corps ne fonde pas notre identité. Si certes ce livre ne fait pas l’impasse des éléments déjà connus par de nombreux lecteurs, l’ouvrage entend démontrer que sous nos yeux se construit une nouvelle civilisation, un nouveau monde barbare dont l’idéologie technique n’est ni plus ni moins que la domestication de l’homme machiniste, dont l’âme a été rendue corvéable au produit de son fantasme et de ses rêves de dépassement.

Le livre ne se conclura pas par une note pessimiste, car le Chrétien que je suis, préfère mettre son espérance dans la vie relationnelle incarnée, seul cap pour renverser Prométhée, l’homme démiurgique et me réjouir comme Marc quand il confessa qu’est-ce que quelques grammes de technologies perdues, face à la tonne d’amour reçu ». Alors possédons le bien le plus précieux qui soit à savoir l’amour, plutôt que d’embrasser l’hédonisme des objets, de spéculer sur les services factices qu’ils seraient susceptibles de nous rendre, méfions-nous de ces nouvelles idoles en réalité muettes, incapables de nous rendre le véritable change, la véritable joie, l’authentique relation d’âme à âme. Il nous semble dès lors impératif de nous recentrer sur la dimension de la conscience, l’esprit qui réside en nous et de revenir à la dimension du souffle pour résister à cette tentation technique que nous offre ce monde pour nous dédouaner de toute forme de vie intérieure. Toute la trame de ce livre sera guidée par la dimension de la conscience, entreprenons tout pour que cette conscience ne soit pas éteinte, qu’elle revienne à la source qui l’étanche et l’éloigne de toutes les appétences artificielles. Sans cette source, nous serons comme des hommes et des femmes inhabitées toujours à la quête de réponses qui ne remplissent ni l’esprit, ni le cœur. Aussi ce livre ne se conclura pas par la recherche d’un nouveau modèle social, car il ne me semble pas que cela soit la bonne réponse à apporter, ce dont l’homme a besoin, c’est de renouer prioritairement avec sa vie intérieure, de recevoir cette naissance d’en haut, comme Nicodème[6] qui était en quête de réponses, comme la Samaritaine[7] qui se rendait à la fontaine pour remplir sa cruche d’eau. L’homme a besoin de renouer avec ses racines, pour résister à l’ouragan d’un monde qui veut emporter avec lui la conscience de l’homme. Je rejoins ainsi la pensée de Sénèque qui évoque la vigueur de l’arbre qui résiste aux assauts vigoureux de la tempête : « Seul l’arbre qui a subi les assauts du vent est vraiment vigoureux, car c’est dans cette lutte que ses racines, mises à l’épreuve, se fortifient ». Cette phrase de Sénèque[8] a une résonance particulière dans ce monde qui subit les assauts répétés d’une pensée idéologique qui entend évacuer toute référence à la transcendance, à un Dieu créateur, dont le souffle de l’esprit n’a jamais en soi était éteint.

[1] L’actuel village de Chirakamout (ou Shirakamout) a été fondé au XIXe siècle : le village primitif s’étendait un peu plus loin, à proximité de la petite église ruinée de Tchitchkhanavank, appelée de nos jours Hin jam (« La vieille église »). Cette appellation s’explique par l’existence d’une église moderne beaucoup plus grande construite dans l’actuel village après sa fondation, et qui a été complètement renversée par le tremblement de terre, au point que ses ruines sont irrécupérables.

[2] Le mot culture serait ici plus approprié mais nous conservons le terme de civilisation comme l’ensemble des traits qui caractérisent la société contemporaine et ces traits concernent aussi bien la technique, la culture mais également les idéologies

[3] Golem : Dans la mythologie talmudique, le golem est un être artificiel, conçu à partir de l’argile chargé d’assister l’homme, une première forme d’être humanoïde.

[4] Hannah Arendt : « C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal »

[5]  La Bible décrit le léviathan comme un monstre féroce et puissant Esaïe 27.1 le Léviathan, le serpent fugitif, […], le serpent tortueux ; {…], ce monstre qui habite la mer

[6] Bible : Evangile de Jean 3 : 1-21

[7] Bible : Evangile de Jean 4 : 1-42

[8] Sénèque, Dramaturge, Homme d’état, Philosophe (- 65)

Le messie technologique

Il est évident que le monde numérique tentera de se draper de ses plus beaux atours, d’habits seyants pour séduire la civilisation humaine face à ses crises en vantant sa contribution à améliorer le sort de la planète en déployant des solutions en matière de proximité, de déplacements, de télétravail, d’aides à la décision, de tâches jusqu’alors dévolues aux hommes.  Les outils numériques séduiront de toute évidence l’humanité du fait de l’amélioration des échanges, du meilleur partage de l’information, de la communication instantanée, de l’exactitude des informations transmises, de la puissance de calcul et de synthèse des données, de sa capacité à orienter, à rapprocher et laissant peu l’initiative au hasard des rencontres. Le déterminisme des rencontres sera à l’œuvre, nous entrons dans le monde de la vie rationnelle qui a horreur de l’improvisation, de l’imprévisible. Il sera alors devenu confortable de ne pas penser par soi et de subir l’injonction du navigateur « C’est l’heure de ta promenade, va à droite, achète-moi cet objet, divertis toi avec ce film, ne consomme pas cette viande… 

 

Auteur Eric LEMAITRE

Le Messie Technologique

 

Il est évident que le monde numérique tentera de se draper de ses plus beaux atours, d’habits seyants pour séduire la civilisation humaine face à ses crises en vantant sa contribution à améliorer le sort de la planète en déployant des solutions en matière de proximité, de déplacements, de télétravail, d’aides à la décision, de tâches jusqu’alors dévolues aux hommes.  Les outils numériques séduiront de toute évidence l’humanité du fait de l’amélioration des échanges, du meilleur partage de l’information, de la communication instantanée, de l’exactitude des informations transmises, de la puissance de calcul et de synthèse des données, de sa capacité à orienter, à rapprocher et laissant peu l’initiative au hasard des rencontres. Le déterminisme des rencontres sera à l’œuvre, nous entrons dans le monde de la vie rationnelle qui a horreur de l’improvisation, de l’imprévisible. Il sera alors devenu confortable de ne pas penser par soi et de subir l’injonction du navigateur « C’est l’heure de ta promenade, va à droite, achète-moi cet objet, divertis toi avec ce film, ne consomme pas cette viande… »Dans son livre « la France contre les robots » Bernanos signa un texte puissant et d’une vraie portée prophétique soulignant finalement l’aptitude d’une humanité docile capable de céder à l’efficience de la technologie, dans ce texte vigoureux, Bernanos fustige, l’abandon de la dimension réflexive de l’être humain, emporté par la séduction de la Calypso et qui ne rêve plus l’éphémère de la vie, son libre arbitre ! « La Technique prétendra tôt ou tard former des collaborateurs acquis corps et âme à son Principe, c’est-à-dire qui accepteront sans discussion inutile sa conception de l’ordre, de la vie, ses Raisons de Vivre. Dans un monde tout entier voué à l’Efficience, au Rendement, n’importe-t-il pas que chaque citoyen, dès sa naissance, soit consacré aux mêmes dieux ? La Technique ne peut être discutée, les solutions qu’elle impose étant par définition les plus pratiques. Une solution pratique n’est pas esthétique ou morale. Imbéciles ! La Technique ne se reconnaît-elle pas déjà le droit, par exemple, d’orienter les jeunes enfants vers telle ou telle profession ? N’attendez pas qu’elle se contente toujours de les orienter, elle les désignera. Ainsi, à l’idée morale, et même surnaturelle, de la vocation s’oppose peu à peu celle d’une simple disposition physique et mentale, facilement contrôlable par les Techniciens. ». Dans ce texte, sorte de pamphlet contre la technique érigé en système, Bernanos estime finalement que cette vie vouée à la puissance de la machine, encartera et limitera l’homme. Cette puissance machiniste qui est à l’œuvre ira jusqu’à troubler l’âme de l’homme, jusqu’à l’enserrer dans ses griffes. C’est le Philosophe Éric Sadin qui expose cette vision du « hub », prolonge en quelque sorte la pensée prémonitoire de Bernanos en décrivant cette vaste plate-forme aéroportuaire ou transite toute l’activité aérienne et qui pourrait ainsi préfigurer ce mouvement de monde rationnalisé, ce monde rationnalisé par une technologie hyper sophistiquée, Éric Sadin évoque « ces structures architecturales et logistiques qui battent désormais au rythme des processeurs s’assurant à tout instant du bon équilibre [1]». Un principe mis en œuvre comme l’indique Éric Sadin dans la « Smart City ».  Ce principe de rationalisation et de mathématisation de la cité « Utopia » est en œuvre, en mouvement. “Le spectacle de la machine qui produit du sens dispense l’homme de penser[2]est bel et bien sur le point d’être amorcé, notre civilisation dans cet effet de bascule de la singularité technologique est entrain au fil de l’eau de remettre les clés de sa gestion entre les mains de ce fameux « messie technologique ». Nous « accepterons sans discussion inutile sa conception de l’ordre, de la vie, ses Raisons de Vivre », voilà ce que préfigure l’Utopia transhumaniste et le modèle de mathématisation promise avec le développement de l’intelligence artificielle.  

Le modèle de mathématisation et d’intelligence rationnelle, le fantasme d’assurer « l’infaillibilité du raisonnement » avait été ainsi imaginé trois siècles plus tôt par le philosophe Leibnitz[3] qui avait conçu un rêve incroyable, oui incroyable à l’heure des algorithmes, à l’heure de l’intelligence artificielle, celui de mathématiser la pensée et de créer une machine à raisonner. Le rêve de Leibniz, philosophe du XVIIe siècle (siècle où la technique n’était pourtant pas dominante), était de transformer l’argumentation en théorème, de convertir une discussion en un système d’équations et de proposer à un débatteur, en cas de difficulté argumentative, le recours à un « calculus ratiocinator », une machine à raisonner. Leibnitz décrivait ainsi le processus de la pensée humaine comme la simple manipulation mécanique de symboles, une idée reprise plus tard par le prix Nobel d’économie Herbert Simon, quand celui-ci conçut le concept d’Intelligence artificielle. L’intelligence artificielle sorte de Messie Technologique ou de « Maman artificielle » qui exprime la vacuité d’un monde qui a abandonné l’intelligence du cœur au profit d’un artefact qui réfléchit désormais pour lui. Nous devons cependant reconnaitre la fascination et la tentation qu’opère ce nouvel objet de la pensée que l’on nomme sans doute à tort « L’intelligence artificielle » qui n’est en soi qu’un dispositif de savants calculs statistiques contribuant à réguler ou faciliter l’être humain dans l’ensemble de ses tâches. Mais c’est bien cette fascination qui opère une séduction quasi envoutante en regard des capacités cognitives proposées par ce système de calcul.  Il n’est pas improbable malgré quelques difficultés relevées à ce jour, que les barrières techniques soient levées et autorisent l’émergence d’un calculateur aux capacités de calculs gigantesques et avec des applications infinies enrichies par des   exaoctet de milliards de données et des données qui toucheront toute la vie sociale des êtres humains. Les combinaisons de ces données permettront l’intrusion dans tous les interstices de la vie, de tous les espaces de la vie sociale et plus rien n’échappera au pouvoir de « colonisation »  et de contrôle de ce Messie technologique, de ces ordinateurs bardés de calculs algorithmiques, capables de factoriser toutes les dimensions de la vie humaine avec des capacités de prédiction, de guidage, d’espionnage, de surveillance généralisée de nos faits et gestes assurant sans doute une paix factice mais éphémère, car le moindre cataclysme pourrait bien amener l’effondrement de cette nouvelle cathédrale humaine. Comme l’écrit avec justesse ce journaliste ce messie technologique « n’est plus à notre service mais se sert de nous afin d’orienter nos comportements et de définir des dogmes auxquels nous devrions nous plier, à commencer par celui de la transparence  de nos existences [4]».

[1] Citation extraite du Livre « L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle »

[2] Citation de Jean Baudrillard penseur de l’innovation sociale

[3] Le rêve de Leibniz, philosophe du XVIIe siècle (siècle où la technique n’était pourtant pas dominante), était de transformer l’argumentation en théorème, de convertir une discussion en un système d’équations et de proposer à un débatteur, en cas de difficulté argumentative, le recours à un calculus ratiocinator, une machine à raisonner. Leibnitz décrivait ainsi le processus de la pensée humaine comme la simple manipulation mécanique de symboles, une idée reprise plus tard par le prix Nobel d’économie Herbert Simon, quand celui-ci conçut le concept d’Intelligence artificielle.

[4] Référence de la citation : http://premium.lefigaro.fr/vox/politique/2018/11/29/31001-20181129ARTFIG00357–l-intelligence-artificielle-revee-par-la-silicon-valley-cherche-a-nous-aliener.php

Narcisse et chabot

Or dans la société transhumaniste, la culture de l’homme augmenté est bien celle du narcissisme. Le narcissisme se nourrit avant tout de l’image de soi et le narcisse rêve toujours d’améliorer son image, de prendre soin de son image. La promesse de toujours faire croître cette image ne peut en soi que flatter le narcissique. De fait la société transhumaniste a bien pour objet de flatter la prouesse, de cajoler la réussite, d’encenser la performance. C’est le devoir de la société transhumaniste d’investir tous les champs du divertissement pour entretenir l’image de soi. Mais la société transhumaniste ne flatte pas seulement le corps augmenté, elle flatte la capacité de transcender le corps, le transhumaniste est l’ami du monde virtuel. La société transhumaniste dans ces contextes de monde virtuel investit d’ores et déjà les applications issues des fameux réseaux sociaux, les fameux robots conversationnels qui pourront demain être nos futurs amis imaginaires, l’autre que moi-même qui me comprend, me connait, me flatte, me rassure.

Auteur Eric LEMAITRE

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Narcisse 

 L’émergence d’une société transhumaniste n’a été en soi rendue possible qu’en raison de l’apathie de la société. Nous sommes devenus les réceptacles mous, d’un monde qui se transforme sous nos yeux, sans que nous ayons l’énergie, pour nous positionner contre, pour dire stop. C’est plus fort que nous, nous apprécions le confort douillet des progrès, qui nous sont promis et ankylosent l’effort ? Nous apprécions ces miroirs, ces « selfies » qui flattent finalement notre égo portrait ? Le monde des réseaux sociaux a agi comme une drogue, une dopamine vampirisant dans sa toile des milliards d’individus connectés à ce monde virtuel sans âme.

Bizarrement dans ce monde virtuel, nous avons le sentiment d’exister, de donner du sens à notre existence, existence vue par d’autres. Nous nous exposons dans ces vitrines futiles qui flattent l’égo, nous sommes devenus importants, mais tout cela n’est en réalité que vanité. Le monde virtuel des réseaux sociaux est devenu le jeu des cirques anciens, sorte de divertissement planétaire. Nous entrons docilement dans une sorte de cirque planétaire, nous satisfaisant d’un nouveau type de divertissement, des pains et des jeux, nous nous contentant de consommer des objets et de nous distraire, de plus franchement nous soucier des enjeux d’une vie éphémère puisque on nous promet de vaincre la mort.

Or dans la société transhumaniste, la culture de l’homme augmenté est bien celle du narcissisme. Le narcissisme se nourrit avant tout de l’image de soi et le narcisse rêve toujours d’améliorer son image, de prendre soin de son image. La promesse de toujours faire croître cette image ne peut en soi que flatter le narcissique. De fait la société transhumaniste a bien pour objet de flatter la prouesse, de cajoler la réussite, d’encenser la performance. C’est le devoir de la société transhumaniste d’investir tous les champs du divertissement pour entretenir l’image de soi. Mais la société transhumaniste ne flatte pas seulement le corps augmenté, elle flatte la capacité de transcender le corps, le transhumaniste est l’ami du monde virtuel. La société transhumaniste dans ces contextes de monde virtuel investit d’ores et déjà les applications issues des fameux réseaux sociaux, les fameux robots conversationnels qui pourront demain être nos futurs amis imaginaires, l’autre que moi-même qui me comprend, me connait, me flatte, me rassure.

Nous assistons, sous nos yeux et sans doute, à l’émergence d’une nouvelle religion du divertissement, prônant une forme de narcissisme, de contentement de soi, de désincarnation des relations solidaires et de dématérialisation des échanges, pour aboutir à l’émergence d’un monde virtuel, déconnecté d’un rapport au réel et nous familiarisant à côtoyer les chabots[1]  et non les shadoks[2] [volatiles bêtes et méchants] : ces robots conversationnels, formes d’avatars virtuels. Or l’aspiration de l’homme se complaisant dans son image, demain homme augmenté et déconnecté de la réalité, c’est finalement l’amour de soi, la satisfaction de l’intérêt personnel, au risque de provoquer, la dissociation du lien social dès lors que chacun cherche à exister pour soi, s’affirmer, à s’imposer, aux dépends des autres, aspirant à sa performance, son confort, son bien-être.

La modernité transhumaniste se caractérise ainsi par le passage de la personne incarnée à l’individu désincarné. Le web et ses dérivés participent en effet à favoriser l’égo sans substance, sans consistance, l’égo flatté, à fabriquer de l’entre nous, à standardiser, à uniformiser la notion même de personne. Les réseaux sociaux, par exemple, incitent à concentrer, à agréger puis à rassembler les individus égocentrés, iconoclastes, amoureux de leur image, dans un esprit d’égrégore[3], de communisme numérique, d’« esprit de ruche », effaçant les singularités humaines, les dimensions de la typicité qui font les caractéristiques de la vie sociale. Le mouvement transhumaniste commandera l’évolution d’une nouvelle organisation sociale, « l’homme : objet de la technique ».

C’est cette société de la quête de soi, qui nourrit la frustration, le besoin de reconnaissance, le besoin d’image de soi qui sont en réalité à l’envers de la quête intérieure, car ici nous sommes plongés dans un monde qui nous distrait en réalité de nous-même. Nous sommes devenus des êtres vulnérables à qui l’on promet la puissance, la reconnaissance du monde dématérialisé et demain des chatbots. Mais en nous plongeant dans ce monde des réseaux, nous avons amplifié l’isolement de nous-mêmes, nous nous sommes éloignés de l’autre, nous ignorons nos congénères, nos voisins, nos amis. La dopamine internet nous retient, nous attendons le « like », plutôt que d’exprimer le « j’aime » attendu par la personne bien réelle mais souffrante, isolée, qui elle aussi réclame son « like » faute d’être tout simplement aimé et d’échanger ! Nous avons fabriqué des amis imaginaires et des amis imaginaires [ouf pas les chabots qui vous resteront fidèles eux ] qui se détournent de vous, lorsque vous exprimez une pensée différente de la norme imposée. Ce monde virtuel est toujours clivant mais il vous retient dans ses filets et vous propose d’autres amis imaginaires, demain des robots conversationnels ; qui seront d’accord avec vous, car vous avez tellement besoin que l’on soit d’accord avec vous.

Or ce monde-là, ce monde des narcissistes est tout bonnement fabriqué, intentionnellement voulu par les mêmes qui veulent asseoir leur puissance captivante, absorbante sur ceux-là même qui ont docilement livré leur âme et toutes les données de leur vie. Nous avons passivement livré toutes ces datas de notre vie sociale, et ces mêmes « datas » sont consommés par les mondes numériques qui entendent mathématiser le monde. Ces GAFAM ont fait de l’ensemble de nos environnements sociaux leurs terrains de prédilection, leurs terrains de jeux, pour dicter les nouvelles normes de vie sociale. Ce monde n’a été rendu possible que parce que nous avions besoin d’être flattés, nous avions besoin de reconnaissance, nous avions besoin de cette dopamine fournie par la futilité des « like ». Le monde des réseaux agit comme une thérapie de groupes. Cette thérapie de groupes métamorphosée en fameux segments sociaux inventés par Facebook ou l’on discute et se dispute virtuellement avec toujours ce même besoin de reconnaissance, le besoin d’exprimer et le besoin d’être flatté car l’on vous répond.

Mais le réseau social dans son ensemble fabrique une souffrance associée à ce besoin d’identité, d’empathie, d’omnipotence de soi quand on gère sa propre page, quand on administre sa page. Vous vous portez bien, très bien et vous échappez à cette dimension du mal être mais avouez, que cela vous fait un si grand bien, d’être lu, reconnu et si à l’inverse on cessait de vous lire, soyez honnêtes, vous seriez frustrés, vous vous sentirez comme lésé par tant de temps investi et si peu de reconnaissances de la part de vos coreligionnaires. Mais rassurez vous aurez bientôt vos fans, les agents virtuels, nos fameux robots conversationnels déguisés en avatars et des visages si sympathiques fabriqués par les IA que vous serez bientôt tellement flattés de les avoir pour amis, l’ami qui vous veut du bien, mais en êtes-vous si surs ?

Narcisse et Chabot

Intrigué sans doute par notre approche concernant le lien entre réseau social et transhumanisme, vous pourriez légitimement me formuler cette question Pourquoi ce phénomène de monde virtuel, associé aux réseaux sociaux, amplifié et renforcé par nos usages, doit-il être appréhendé de façon si critique ?  La réponse est en réalité assez simple, le transhumanisme est en quelque sorte une forme d’adieu et de renoncement au corps, le transhumanisme docilement conditionne dès lors les esprits à accepter cette révolution dans les approches et les conceptions que nous nous faisons de l’homme. Nous devons être affranchis de la culture issue du monde réel, à commencer par celle du corps. Nous devons être finalement habitués à agir, à réfléchir, à échanger, à partager hors du monde réel.

Le transhumanisme doit être ainsi appréhendé hors du corps et si docilement, nous prenons l’habitude de nous échapper de notre monde réel, de nos contraintes, de l’encerclement de cette vie, il est de facto plus facile d’admettre les thèses transhumanistes, d’accepter leur idéologie. Au fond à cette thèse que je développe et de ces amis imaginaires évoqués précédemment, se pourraient-ils qu’avec le développement des robots conversationnels, à notre insu, nous ne sympathisions virtuellement avec un chabot, un robot conversationnel capable d’engager une discussion, d’échanger, de partager sur un mode parfaitement empathique et intelligible. Les champs d’application de ces fameux amis imaginaires, ces chatbots[4] sont potentiellement illimités, leurs développements sont largement corrélés aux prouesses technologiques du deep learning support de l’intelligence artificielle.

Par ailleurs, l’une des voies possibles pour augmenter leurs capacités serait de les connecter à une « base de connaissance » visant à leur donner un peu d’humanité. A terme, même le test de Turing[5] s’y méprendra, nous aurons affaire à l’ami qui jamais ne dort, nous suivra, nous suivra et ne nous lâchera pas. Le monde virtuel, aura inventé « l’Eden » virtuel ; et de cet Eden Virtuel, l’homme devenu Dieu fait un autre que nous même, l’image de mon image, l’avatar personnifiant mon moi. Au point que pour plagier Charlie Chaplin, je dirais que « mon miroir [avatar chatbot] est mon meilleur ami, car à chaque fois que je pleure, il ne rit jamais ».

Lorsque nous soulignons cette dimension de l’intrication idéologique (réduire l’âme à la matière), technique (De la cité des hommes à la cité rationnelle) et techno scientifique (les moyens de la technoscience), nous pensons en réalité que le mouvement transhumaniste commandera l’évolution d’une nouvelle organisation sociale sous-jacente à cette mutation qui touchera aux rapports humains faisant ainsi triompher la conformité à la norme guidée par la seule recherche du bien-être individuel. Au fond le progrès est en quelque sorte la résultante d’une appétence pour davantage de confort, d’aisance, d’agrément. Nous avons dû mal à nous contenter de peu, l’avidité gouverne notre vie. Le monde des objets numériques n’est que le miroir, le reflet, le prolongement de nos désirs, (vie réussie, accroissement de bien être, augmentation de confort, de nos capacités).

Le transhumanisme qui a fait de la transformation de l’homme son objet, ne saurait en soi exister sans le consumérisme, le transhumanisme puise ses racines non seulement idéologiques dans le néo libéralisme mais ses racines sont également à trouver dans la quête des moyens, la thérapie et le business du corps amélioré, le marketing d’un nouveau monde qui nous est promis. Nous ressentons un malaise face à ce déchainement promis par cette nouvelle société en quête de performance, nous ressentons un malaise comme l’exprime encore mieux Jean Vanier qui a consacré toute sa vie à aimer l’autre dans sa fragilité et qui fonda l’arche pour accueillir ceux qui ne sont pas de ce monde et de la violence technologique promise « Nous ressentons tous un malaise… pourrait-il en être autrement dans un monde qui ne fait qu’exalter la force, la productivité, la performance, la beauté physique ? Chaque être humain est important, même celui qui nous dérange, qu’il soit malade, âgé, handicapé, SDF ou immigré… »[6]

[1] Un chatbot est un robot [agent] logiciel pouvant dialoguer par le biais d’un service de conversations automatisées

[2]  Série télévisée d’animation française, créée par Jacques Rouxel et un jeune dessinateur Jean-Paul Couturier, cette série est incarnée par des volatiles bêtes et méchants..

[3] Groupe influencé par les désirs communs

[4] Cet agent conversationnel est notamment mobilisé sur de nombreux sites sites Web de la SNCF, d’Orange, de la Fnac, d’Ikea ou d’autres entreprises. Il apparaît sous la forme d’un personnage animé ou d’une zone de dialogue intitulée «Posez-nous vos questions». Et il colonise de plus en plus les réseaux sociaux…

[5] Le test de Turing est une proposition de test d’intelligence artificielle fondée sur la faculté d’une machine à imiter la conversation humaine.

[6] Citation de Jean Vanier 1928-2019

Le nouveau monde

La cité de Babel modernisée et rêvée par la nouvelle « civilisation » transhumaniste concentre toutes les envies de bien-être faisant vivre en harmonie une organisation sociale singulière fondée sur le progrès dont la matrice est la cybernétique et dont la reine mère est le léviathan, l’homme artificiel ou « l’intelligence artificielle ». La cybernétique comme nous le rappelions dans le premier chapitre de ce livre, est cette science des contrôles, une science qui contrôle les hommes, les systèmes, les écosystèmes, cette science qui surveille [ra] l’ensemble de nos écosystèmes dans ces contextes de crises notamment climatique, et régulera les harmonies planétaires, ce sera la bonne déesse, la déesse Maïa assurant la fertilité et le printemps de l’humanité.

Mais afin que toute ceci fonctionne, il faudra non pas s’en remettre à une organisation humaine dépassée par la complexité, l’enchevêtrement des galaxies qui touchent à toutes les formes de fonctionnement de la vie sociale mais à une organisation sophistiquée dominée par la mathématisation et le pouvoir des algorithmes. Ce changement de paradigme concernant la gestion des pouvoirs résulte de toute cette complexité et il conviendra en effet de la gérer, d’arbitrer, d’orienter, de la réguler, cela ne pourra être possible que par l’entremise d’un homme artificiel plutôt d’une intelligence artificielle, laquelle sera chargée d’assurer l’harmonie, la sécurité des humains en échange de leur domestication, de leur soumission, de leur obéissance, formant ainsi un pacte social et politique, harmonisant les rapports sociaux.

Auteur Eric LEMAITRE

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Pour introduire ce nouveau texte, permettez-moi de citer Pascal Ruffenache auteur du roman NEVERSAY, cette citation est extraite de son livre publié en 2018 et illustrera le cœur même de notre sujet dans la mouvance de la toute-puissance des algorithmes informatiques, de l’omnipotence et de la suprématie numérique qui sont sur le point d’envahir l’ensemble de nos écosystèmes, toute la dimension de l’écologie intégrale l’homme et son milieu. Pour illustrer cet avant-propos je vous invite à vous laisser interpeller par le texte de l’écrivain Pascal Ruffenache qui écrit un roman intitulé Never Say dans les contextes de l’affaire Snowden ancien agent de la CIA et de la NSA qui révéla à l’opinion publique la surveillance quasi mondialisée de millions de citoyens qui consultent Internet. C’est à la suite de ce scandale planétaire, de surveillance généralisée que Pascal Ruffenache écrivit ce roman.

De ce livre « Never Say » nous avons extrait ce texte le plus symptomatique du roman qui nous semble le mieux introduire la réflexion que nous engageons autour de la société transhumaniste qui est à venir : « De l’homme transparent à l’homme tout puissant Gus (Gus Hant) inquiétant directeur d’une agence de surveillance généralisée), avait presque naturellement glissé vers les recherches menées par RAY Kurzweil, le pape du transhumanisme. Vie éternelle, fin des maladies, oubli du passé, brûlé par la lumière incandescente d’un présent continu. Kurzweil promettait de construire Babel, une cité sans souffrance, sans fragilité et sans mémoire. L’immortalité était son étendard. Une immortalité dégagée de l’histoire, sans récit. Et la promesse de corps trafiqués à l’infini pour accéder à l’éternelle jeunesse des Dieux ».

Le propos de Pascal Ruffenache évoque les deux dimensions de ce livre « de l’homme déchu à l’homme Deus ». La première de ces dimensions est celle de la toute-puissance de l’homme, la toute-puissance rêvée par la pensée transhumaniste qui traverse le nouveau siècle « inquiétant » dans lequel nous sommes aujourd’hui entrés, la seconde dimension aborde la cité sans souffrance, indolente, molle et sans relief d’un monde aseptisé aux couleurs de Gattaca, c’est la promesse d’une ruche fourmillante d’idées et d’innovations, monde aspiré par le progrès sans fin et à la conquête de ces deux infinis, les deux pôles d’un monde où tout reste à découvrir en dépassant autant que possible les frontières du réel. Pascal Ruffenache dans ce roman « Never Say », annonce que le projet de Ray Kurzweil est bel et bien la construction [qu]antique de la nouvelle Babel, la construction d’une cité rationnelle, l’incarnation de l’utopie concentrant les fantasmes d’un monde ravagé par l’envie de croissance, d’expansion, et le prolongement indéfini de la vie humaine « sans souffrance, sans fragilité et sans mémoire ».

La cité de Babel modernisée et rêvée par la nouvelle « civilisation » transhumaniste concentre toutes les envies de bien-être faisant vivre en harmonie une organisation sociale singulière fondée sur le progrès dont la matrice est la cybernétique et dont la reine mère est le léviathan, l’homme artificiel ou « l’intelligence artificielle ». La cybernétique comme nous le rappelions dans le premier chapitre de ce livre, est cette science des contrôles, une science qui contrôle les hommes, les systèmes, les écosystèmes, cette science qui surveille [ra] l’ensemble de nos écosystèmes dans ces contextes de crises notamment climatique, régulera les harmonies planétaires, ce sera la bonne déesse, la déesse Maïa assurant la fertilité et le « printemps de l’humanité ».

Mais afin que toute ceci fonctionne, il faudra non pas s’en remettre à une organisation humaine dépassée par la complexité, l’enchevêtrement des galaxies qui touchent à toutes les formes de fonctionnement de la vie sociale mais à une organisation sophistiquée dominée par la mathématisation et le pouvoir des algorithmes. Ce changement de paradigme concernant la gestion des pouvoirs, résulte de toute cette complexité qu’il conviendra en effet de gérer, d’arbitrer, d’orienter, de réguler. Cette complexité ne pourra être gérée que par l’entremise d’un homme artificiel plutôt d’une intelligence artificielle, laquelle sera chargée d’assurer l’harmonie, la sécurité des humains en échange de leur domestication, de leur soumission, de leur obéissance, formant ainsi un pacte social et politique, harmonisant la totalité des rapports sociaux.

Nous brossons là, le portrait de la « singularité technique[1] », celle d’un monde qui aura basculé entre les mains de la puissance technique, la puissance technique qui se verra déléguer bien entendu notre incapacité de gérer nos relations conflictuelles. Le léviathan technologique n’a-t-il pas le meilleur profil pour réguler le tempérament humain, et puisque aucun humain n’est franchement à sa hauteur, il prendra alors le relais, l’humanité se « machinisera » docilement. Le léviathan technologique et ses instruments de navigation préviendront et anticiperont les risques, établiront ou imposeront sous forme d’injonctions, l’itinéraire que nous devrons emprunter afin de ne pas déroger aux règles qui présideront l’harmonie établie, de ne pas enfreindre les principes normatifs qui guideront la vie quotidienne, la vie des citoyens seront ainsi assujettis au pouvoir de la « machine mathématisée ».  La mathématisation de la société, est une expression que j’avais déjà utilisé dans le premier essai « la déconstruction de l’homme » pour évoquer ce monde qui se métamorphose en formules algorithmiques.  Ces formules qui exprimeront dans la matrice cybernétique les liaisons causales générales, et les lois garantissant l’harmonie, celles qui préviendront les dérives et les conflits.

Il convient pour tous, de nous questionner sur ce phénomène qui subrepticement est sur le point d’envahir clandestinement toutes les sphères de la vie. Ces sphères de la vie, associées à tous les écosystèmes de l’existence sont en quelque sorte colonisées par une forme de mécanique matérialiste qui nous distrait de toute vie intérieure.  L’écrivain Bernanos auteur entre autres, du livre la France contre les robots a dit un jour « que l’on ne comprend rien au monde moderne tant que l’on ne perçoit pas que tout est fait pour empêcher l’homme d’avoir une vie intérieure ». Aujourd’hui ajoute le philosophe Bertrand Vergely « il importe d’aller plus loin, et de se rendre compte que l’on ne comprend rien à la postmodernité si l’on ne prend pas conscience que tout est fait pour faire disparaître l’homme ». En effet ce que le progrès technologique a détruit selon le Philosophe et urbaniste Paul Virilio « c’est l’humble préférence du proche et du prochain, le savoir être soi-même dont Montaigne nous entretenait comme la plus grande chose au monde ».

Dans ces contextes de vie sociale et des changements qui vont s’opérer sur la vie humaine, toutes les sphères de notre « vie intérieure » seront ainsi concernées, colonisées, vampirisées par ces objets du futur que nous avons déjà pour la plupart d’entre-nous soit dans la veste ou la poche. Tous ces objets du futur envahiront la totalité des étendues non seulement de notre vie intérieure mais celle de notre vie sociale, de la vie économique : l’agriculture, le transport, la santé, la justice, l’urbanisme, la finance, la consommation, la logistique. Pour les transhumanistes, le salut de la « vie » [l’humanité] passera par la technologie. Dans ces contextes d’un monde demain gouverné par la mathématisation, c’est Kepler qui a dit que la différence entre Dieu et l’homme, « c’est que Dieu connaît tous les théorèmes depuis toute l’éternité alors que l’homme ne connait pas tout…enfin pas encore … », mais la question est bien de savoir ce que l’homme prétendra faire de cette science et de la techniques si elle sont respectivement sans conscience et donc sans limites.

Notre humanité s’est ainsi prise d’ivresse et de passion pour la technique au sens où Jacques Ellul le définit. Cette technique se modernise et a le vent en poupe avec l’impulsion des convergences technologiques et par capillarité est sur le point de façonner l’homme nouveau, l’homme domestiqué, l’homme sous l’étau des algorithmes qui le surveillent, le contrôlent, le consomment même.

La technique dans cet univers de la modernité est englobante et va au-delà de la technologie, quand Jacques Ellul[2] emploie le terme de technique, il l’associe à la dimension à la fois de phénomène et de système.  Selon Jacques Ellul la technique c’est avant tout « rechercher en toute chose la méthode absolument la plus efficace ». Or, c’est bien la méthode la plus efficace qui est recherchée depuis la nuit des temps, et c’est bien l’approche de la modernité de s’en remettre au pouvoir de la technique pour penser rationnellement le monde, et trouver les solutions rationnelles pour le gérer. Or aujourd’hui penser la technique à l’échelle d’un pays ou du monde, c’est imaginer la mise en place d’un système assurant l’efficacité ou la capacité afin de réduire les problématiques, les tensions, les conflits, les disputes qui se dessinent.

Dans les contextes de modernité et de la suprématie de la technique, comme le précise par ailleurs le théologien et penseur de la modernité Jacques Ellul, la technique renforce nécessairement l’État : « une société technicienne est [une société qui pensera globalement] nécessairement une société de surveillance et de contrôle ». Et de cette dimension de contrôle à la contrainte, ce n’est l’affaire que de quelques paliers, nous sommes en train de franchir et sans doute, nous sommes sur le point de franchir la dernière marche pour basculer dans un monde incertain, celui de la singularité technique « déclenchant des changements imprévisibles sur la société humaine ».

Or cela pourrait bien être un monde sans état, c’est-à-dire sans organisation humaine ; cela pourrait bien être la suppression de l’état et des corps intermédiaires, la fin des institutions humaines, le léviathan technologique prenant le relais de « la nouvelle civilisation ». Si notre monde débouche vers cette forme nouvelle d’organisation dont « les sujets devront agir comme la technique le leur imposera » c’est-à-dire la singularité technologique dont la figure pourrait bien être une nouvelle super intelligence qui poursuivra l’augmentation et l’amélioration technologique en encartant l’humanité sous le marteau de ses algorithmes et l’étau de ses normes rationnelles.

Jacques Ellul n’exprime pas autrement cette pensée que nous exprimons : « La technique conduit à deux conséquences : la suppression du sujet [Le marteau] et la suppression du sens [l’étau].». La technique conduit à la suppression du sujet, à son aliénation. « Le sujet ne peut pas se livrer à des fantaisies purement subjectives : dans la mesure où il est entré dans un cadre technique, le sujet doit agir comme la technique l’impose. Cette suppression du sujet par la technique est acceptée par un certain nombre d’intellectuels, Michel Foucault par exemple, qui estiment que l’on peut très bien abandonner le sujet ». La technique c’est également la fin de la dimension du sens. « Les finalités de l’existence semblent progressivement effacées par la prédominance des moyens. La technique, c’est le développement extrême des moyens. Tout, dans le développement technique, est moyen et uniquement moyen, et les finalités ont pratiquement disparu. La technique ne se développe pas en vue d’atteindre quelque chose, mais parce que le monde des moyens s’est développé. En même temps, il y a suppression du sens, du sens de l’existence dans la mesure où la technique a développé considérablement la puissance. La puissance est toujours destructrice de valeur et de sens. Là où la puissance augmente indéfiniment, il y a de moins en moins de significations.» Au total, la suppression du sujet et la suppression du sens sont des conséquences importantes de la technique et contribuent au malaise et au malheur de l’humanité. »

Dans la réflexion de cette deuxième partie de l’ouvrage, j’hésitais sur l’emploi du mot civilisation, il était tentant d’utiliser le terme civilisationnel ; puis au cours d’une émission radio, mon ami Dominique qui m’interrogeait sur un des aspects du transhumanisme me reprit sur le terme de « nouvelle civilisation ». Si la vie technologique devient notre milieu, notre environnement, si le monde est gouverné par la puissance des algorithmes, ; pourra-t-on en effet parler de civilisation ?

Pourtant la civilisation définie par les philosophes des lumières est centrée sur l’idée de progrès, un terme qui caractérisait la pensée des lumières et qui s’oppose au sauvage, au non civilisé. De fait parler de civilisation transhumaniste n’est pas en soi entachée d’un problème particulier. Sauf à penser que la civilisation est celle qui est dominée par l’homme, mais si l’homme n’était plus le sujet de cette civilisation et si l’inverse se produisait ? Autrement dit le règne de la technologie ! Un tel basculement amènerait de facto un changement de paradigme, conduirait à des changements de contours de la société humaine, celle-ci serait régulée et surveillée par l’ère des machines et des cyborgs, ce ne serait une civilisation au sens où nous l’entendions.

Rappelons que la civilisation est définie comme cette culture qui embrasse tous les phénomènes de la vie humaine.  Le terme civilisation ne se départit pas de l’histoire, des confluences de l’histoire, la civilisation est en soi liée à des dimensions multiples touchant la morale, le progrès, les religions. Au sein des civilisations humaines, les arrières plans, les croyances pluriformes irréductibles les uns aux autres qui ont façonné bien ou mal l’humanité. Mais comme nous le formulions précédemment, est-ce qu’en soi la civilisation qui se définit comme une caractéristique humaine sera toujours une civilisation si c’est la technique gère demain l’humain ?

Mais quand viendra l’avènement de la communauté technique, l’ère de la singularité technologique, pourra-t-on encore parler de fait de civilisation ? Pourra-ton encore parler de civilisation si la modernité s’emploie à supprimer le récit passé ? Si l’histoire a été gommée pour reprendre la citation extraite du livre « Never Say » et commentée précédemment nous ne pourrons plus ainsi utiliser le concept de civilisation, car une ère nouvelle serait alors née, celle d’un monde sans transcendance, qui a fait l’éviction de la mort !

Vous me rétorquerez poliment je présume, mais ce que vous racontez là, c’est de la pure fantaisie, vous élucubrez, vous divaguez sur un avenir qui n’adviendra pas ! Alors j’aimerais dire à cette personne, commencez donc par ne plus tapoter sur vos écrans et ne pas vous y plonger quand vos enfants vous parlent, quand votre épouse veut avoir un moment d’intimité avec vous ! Vous enchaînerez en m’indiquant mais quel est le rapport Monsieur ? Le rapport est que le monde technique a progressé lorsque la dimension relationnelle a fini par être occulté comme celle de la proximité !

[1] Source Wikipédia : La singularité technologique (ou simplement la singularité) est l’hypothèse selon laquelle l’invention de l’intelligence artificielle déclencherait un emballement de la croissance technologique qui induirait des changements imprévisibles sur la société humaine

[2] Pour retrouver toute la pensée de Jacques Ellul, nous vous renvoyons à ce document PDF qui résume les échanges entre Bernard Charbonneau et Jacques Ellul. Jacques Ellul y aborde la technique Selon Jacques Ellul  la technique n’est pas l’équivalent du mot machine, alors que la technologie en est le terme voisin puisque la technologie est le discours sur la machine, a contrario la technique pour Jacques Ellul, « c’est rechercher en toute chose la méthode absolument la plus efficace »https://lesamisdebartleby.files.wordpress.com/2017/01/bcje-toile.pdf