A propos du livre ; Transhumanisme : La conscience mécanisée
Le bon combat
Anna Geppert
Professeur des Universités en Urbanisme et Aménagement, Sorbonne Université
Avant d’aller plus loin, j’aimerais dire comment j’ai rencontré Éric Lemaître. En 2005, l’agence d’urbanisme cherchait à remettre sur le métier un sujet ancien, la collaboration entre Reims et les villes voisines. Les tentatives précédentes avaient fait long feu, faute de volonté politique. Le directeur de l’agence eût l’idée de confier une étude à la collaboration de deux personnes différentes, un consultant socioéconomiste, Éric, et une universitaire spécialiste de l’aménagement du territoire, moi-même.
Pour rencontrer les maires concernés, nous devions sillonner les routes champenoises, ardennaises, picardes. Des voyages riches d’échanges, au cours desquels naissait une complicité intellectuelle. Il ne nous fallut pas beaucoup de temps pour en découvrir la source : notre foi. Il y a des différences entre celle d’Éric, protestant évangélique, et la mienne, catholique romaine. Mais, plus grand que nos différences, il y a le Christ :
« En tous, il est tout » (Col 3,11).
Par la suite, nous nous sommes croisés, de loin en loin. Le hasard, cet autre nom de la Providence, nous a réunis ces derniers jours sur un terrain plus politique. Éric m’a adressé son livre en me proposant de le préfacer. En lisant sa Conscience humanisée, j’ai retrouvé l’ancienne connivence : dans les changements accélérés qui se sont produits au cours des dix dernières années, nous avions mené des réflexions qui se faisaient, à maints égards, écho. C’est donc un réel plaisir que d’écrire les quelques mots qui suivent.
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Disons-le d’emblée : le livre d’Éric Lemaître sur la ‘‘conscience mécanisée’’ est un cadeau offert à nos contemporains. Il participe au débat concernant les effets des ‘‘progrès’’ technologiques fulgurants dont nous sommes témoins. Certains s’émerveillent, se voient déjà tout puissants, universellement savants, immortels. D’autres s’inquiètent des menaces qui pèsent, sur nous, sur la nature trafiquée, sur la société hypercontrôlée, sur l’homme dit ‘‘augmenté’’, mais en réalité diminué, amputé dans son humanité.
Ces dernières années, les ouvrages se sont multipliés sur ces sujets. Mais le livre que nous avons entre les mains remet ces interrogations dans la seule perspective qui, finalement, a du sens : celle de la foi. Lorsque, dans leur orgueil, les hommes se détournent de Dieu, les ténèbres emplissent leurs cœurs. Ils font alors leur propre ruine :
« Ces soi-disant sages sont devenus fous. » (Rm 1,22).
Or, en fin de compte, c’est bien de cela qu’il s’agit : derrière les défis du soi-disant progrès se joue un combat plus profond, plus grave, ultime : celui pour la conscience de l’homme.
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L’urbaniste que je suis est interpellée par les passages du présent ouvrage qui concernent la ville digitale. Je ne résiste pas au plaisir de rapporter ici un éditorial que j’ai publié très récemment dans la très revue nommée disP- The Planning Review, et intitulé… La tour de Babel[1]:
Toute la terre avait alors la même langue et les mêmes mots. Au cours de leurs déplacements du côté de l’orient, les hommes découvrirent une plaine en Mésopotamie, et s’y établirent. Ils se dirent l’un à l’autre : « Allons ! Fabriquons des briques et mettons-les à cuire ! » Les briques leur servaient de pierres, et le bitume, de mortier. Ils dirent : « Allons ! Bâtissons-nous une ville, avec une tour dont le sommet soit dans les cieux. Faisons-nous un nom, pour ne pas être disséminés sur toute la surface de la terre. » (Genèse 11 : 1-4).
Nous y voilà, à nouveau. Toute la terre a une même langue : le pidgin English. Peu de mots, pas de grammaire, une prononciation saccadée : une langue tout juste bonne pour les affaires, sans subtilité ni culture, ne permettant pas une communication profonde. Et, tandis qu’ils migrent de toutes parts, les hommes s’établissent dans les mégapoles : São Paulo, Mumbai, Séoul, New York. Le secteur de la construction caracole à des niveaux d’activité sans précédent[2]. Les mégapoles s’affrontent dans les classements et essaient de se faire un nom. Elles érigent des tours dont le sommet atteint les cieux, et chaque nouveau record de hauteur annonce une nouvelle crise économique[3]… Mais nous poursuivons, éperonnés par la cupidité, ivres d’orgueil. Tout est possible, the sky is the limit!
Depuis l’Antiquité, philosophes et urbanistes ont réfléchi à la taille des villes. À différentes époques et pour différentes raisons, Hippodamos de Milet, St Thomas More, Sir Ebenezer Howard, Lewis B. Keeble et bien d’autres ont tenté de limiter leur croissance. Qu’elle fût le lieu du succès ou de la perdition, la grande ville était l’exception et non la norme. Aujourd’hui, grâce à la technologie, les mégapoles paraissent capables de s’affranchir de toute limite de taille d’une manière qui, auparavant, n’était pas concevable. Nous savons bien qu’elles sont des géants aux pieds d’argile, à la merci d’un accident naturel, technologique, énergétique… Mais nous espérons que le progrès palliera ces risques, nous ouvrant monde d’opportunités.
Mais qu’en est-il dans la réalité ? Lorsque j’enseignais à Abu Dhabi, j’avais été atterrée d’apprendre que certains ouvriers du bâtiment ignoraient dans quelle ville ou pays ils se trouvaient. Puis je me pris à songer à mon voisin, l’homme d’affaires accoudé au bar du Hilton. Finalement, que sait-il de l’endroit où il se trouve ? Délesté de son smartphone et de son portefeuille, il n’irait pas bien loin… Et nous ? Que connaissons-nous vraiment, dans les métropoles que nous habitons ?
Nous vivons dans des archipels. Nos îles de résidence, de travail, de loisirs sont séparées de vastes océans inconnus. Sortis de quelques lieux familiers, nous sommes perdus : rien d’étonnant à ce que les promoteurs nous promettent tous les havres de paix auxquels nous aspirons. Mais, au bout du compte, que ce soit dans les ‘‘petites boîtes faites en ticky-tacky’’ de la chanson de Reynolds, dans d’arrogants gratte-ciels, dans les courbes lourdes du post-modernisme, dans les pastiches éclectiques de l’urbanisme néo-traditionnel, ils reproduisent la même erreur, la fameuse ‘‘Unité d’Habitation’’ de Le Corbusier : un ‘‘module’’, fragment de cité relié à d’autres fragments lointains, mais déconnecté de son environnement. Et, désormais, protégé par des clôtures et des caméras de reconnaissance faciale.
Inlassablement, nous ajoutons de nouveaux modules à nos métropoles. La cité et sa communauté d’habitants sont remplacées par ‘‘l’urbain’’, un univers en expansion permanente qui n’appartient plus à personne. Son gigantisme affecte nos relations aux lieux et aux personnes. Dans le métro, je ressens de la compassion pour le premier mendiant, mais lorsque je suis sollicitée pour la cinquième fois, je suis seulement contrariée. Nous n’avons pas la capacité d’absorber le torrent d’hommes, d’événements, d’informations, de stimuli charriés par la vie métropolitaine.
Dans l’anonymat de grands nombres, les stéréotypes remplacent les personnes et les slogans de tolérance, de justice et de fraternité sonnent creux. Des silhouettes sans visage habitent les métropoles dystopiques des films de science-fiction : des travailleurs athlétiques et anonymes dans la Metropolis de Fritz Lang (1927), des policiers et des gangs de malfaiteurs dans la ville de Gotham, des « réplicant » androïdes dans Blade Runner de Ridley Scott (1982). Ce dernier prend pour décor Los Angeles en… 2019. En sommes-nous arrivés là ? Par l’intelligence artificielle et par l’eugénisme, nous essayons bien de produire des androïdes. Et notre société est en train de devenir de plus en plus dure. Sur mon trajet quotidien, au cœur de Paris, je croise des personnes hurlant dans le métro, des comportements agressifs, des personnes sans domicile dormant à même le pavé, des rats courant en plein jour dans les rues. Il y a seulement cinq ans, ce n’était pas ainsi.
Bâtissons des villes pour les hommes, des villes où l’on peut vivre et travailler. Des villes aux distances courtes, aux rues invitant à la déambulation, aux jardins accueillants ; des villes préservées des panneaux publicitaires criards, des haut-parleurs hurlants et de l’Internet ; des cités en harmonie avec leur arrière-pays ; des cités riches de toute leur histoire ; des cités bâties autour d’une église, et non d’une usine, d’une banque, d’une attraction touristique ou d’un centre commercial.
En Europe, ces villes existent. Nous avons un réseau unique de villes et de bourgs historiques. Elles offrent toutes ces qualités et participent d’un aménagement harmonieux du territoire. Mais beaucoup sont en déclin, concurrencées par les métropoles, ces territoires gagnants de la mondialisation. Nous sommes à un tournant. Comme au lendemain de la chute de Rome, sans politique volontaire en termes d’emploi, d’infrastructures, de soutien aux services, beaucoup de villes petites et moyennes vont dépérir. Mais la volonté politique fait défaut, comme nous l’avons vu lorsque la déclaration de Riga[4] fit long feu.
Plus que jamais, des travaux de recherche et des propositions politiques clairvoyantes sont nécessaires. Retroussons nos manches et prenons soin de nos petites villes – ainsi, nous aurons un refuge lorsque la tour de Babel s’effondrera ».
J’ai été frappée par les convergences entre les propos sur la ville tenus par Éric Lemaître dans le cadre d’une réflexion sur le transhumanisme, et la mise en garde que j’adresse aux urbanistes dans le cadre d’une revue de référence dans ce champ.
L’un comme l’autre, nous dressons le constat d’une ville financiarisée, au service d’un néolibéralisme débridé, avec des possibilités de contrôle de la vie privée digne des rêves les plus fous des dictateurs communistes ou d’un 1984 de George Orwell (1949).
Derrière ce tableau se dessine également la préoccupation de l’homme asservi à la machine, coupé de la nature et isolé de ses semblables… Soumis à la “dictature du bruit” dont parle remarquablement le Cardinal Robert Sarah[5], noyé sous une déferlante de sons, d’images, d’écrans, happé par la vitesse, le consumérisme, la course au profit, l’homme peine à se trouver lui-même – et à rencontrer Dieu.
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Car au-delà de la question de la ville, c’est bien de notre relation à Dieu qu’il s’agit. Comment ne pas nous reconnaître dans les propos de l’Apôtre Saint Paul :
« Un temps viendra où les gens ne supporteront plus l’enseignement de la saine doctrine ; mais, au gré de leurs caprices, ils iront se chercher une foule de maîtres pour calmer leur démangeaison d’entendre du nouveau. Ils refuseront d’entendre la vérité pour se tourner vers des récits mythologiques. » (2Tm, 4,3-4).
« Ils ont échangé la vérité de Dieu contre le mensonge ; ils ont vénéré la création et lui ont rendu un culte plutôt qu’à son Créateur, lui qui est béni éternellement. Amen. » (Rm 1,25)
Il en va du salut des âmes, mais il en va également de nos sociétés :
« Un monde sans Dieu ne peut être qu’un monde dépourvu de sens. Car sinon, d’où vient tout ce qui est ? En tout cas, il n’y aurait pas de fondement spirituel. C’est simplement là, sans véritable but ni sens. Il n’y a alors pas de notion de bien ou de mal. Celui qui est plus fort que l’autre s’impose. Le pouvoir est alors l’unique principe. La vérité ne compte pas, elle n’existe d’ailleurs pas. C’est seulement quand les choses ont un fondement spirituel, qu’elles sont voulues et pensées — seulement quand il y a un Dieu créateur qui est bon et qui veut le Bien — que la vie de l’homme peut également avoir un sens. (…)
Une société sans Dieu — une société qui ne Le connaît pas et qui Le considère comme inexistant — est une société qui perd son équilibre. Notre époque a vu l’émergence de la formule coup de poing annonçant la mort de Dieu. Quand Dieu meurt dans une société, elle devient libre, nous assurait-on. En réalité, la mort de Dieu dans une société signifie aussi la mort de la liberté, parce que ce qui meurt, c’est le sens, qui donne son orientation à la société. Et parce que la boussole qui nous oriente dans la bonne direction en nous apprenant à distinguer le bien du mal disparaît. La société occidentale est une société dans laquelle Dieu est absent de la sphère publique et n’a plus rien à y dire. Et c’est pour cela que c’est une société dans laquelle l’équilibre de l’humain est de plus en plus remis en cause. » (Benoît XVI, 2019).[6]
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Les atours dont se pare le soi-disant progrès ne résistent pas à l’analyse. C’est pour cela qu’il nous est présenté dans le registre compassionnel, incantatoire, agrémenté de force ‘‘likes’’ – il paraît qu’ils sont addictifs. La tentative de remplacement de la conscience humaine par une ‘‘conscience humanisée’’ n’attendra pas la greffe de puces dans le cerveau. Elle est déjà en cours : l’usage massif du digital, sous toutes ses formes, affecte le cerveau et les processus de cognition, entraînant addictions, pertes de mémoire, dépressions, anxiétés, difficultés à communiquer… Depuis une dizaine d’années, les travaux sur ce sujet se multiplient parmi les psychologues, les psychiatres, les spécialistes en neurosciences et en imagerie du cerveau. Une synthèse très exhaustive publiée en 2019 par une équipe de chercheurs conclut que l’ensemble de ces conséquences n’est pas pleinement connu ni maîtrisé.[7] En d’autres termes, nous jouons aux apprentis-sorciers.
La ‘‘conscience mécanisée’’ est un phénomène de nature totalitaire. Ce n’est pas le premier, dans la longue histoire de l’humanité. J’ai eu l’immense honneur, sous la dictature communiste, de rencontrer le bienheureux Père Jerzy Popiełuszko. Le vendredi 19 octobre 1984, quelques instants avant son enlèvement, il conduisait la méditation des mystères douloureux du chapelet :
« Depuis des siècles, le combat contre la vérité dure sans cesse. Mais la vérité est immortelle, tandis que le mensonge meurt d’une mort rapide. Voilà pourquoi, selon les mots du défunt Cardinal Wyszyński, il n’y a pas besoin d’un grand nombre de personnes pour dire la vérité. Le Christ a choisi un petit nombre de disciples pour annoncer la vérité. Le mensonge doit se parer de beaucoup de mots, car il est épicier : il doit sans cesse se renouveler, comme la marchandise dans les rayons. Il doit toujours sembler nouveau, il doit avoir beaucoup de serviteurs qui apprendront son programme, pour un jour ou un mois. Puis, rapidement, on inculquera un autre mensonge. Il faut beaucoup de personnes pour diffuser le mensonge. Il n’en faut pas autant pour dire la vérité. Les hommes trouveront, les hommes viendront de loin pour trouver les paroles de vérité car Dieu a mis, au fond de l’homme, un désir naturel de vérité. »
Merci à Éric Lemaître de nous alerter sur les dangers de la ‘‘conscience mécanisée’’, qui cherche à se substituer au désir de vérité inscrit dans le cœur de l’homme.
L’avertissement contenu dans le livre d’Éric Lemaître arrive à point nommé. Car nous ne sommes pas condamnés à subir, nous ne sommes pas réduits au rang de simples observateurs. Dans le périmètre de notre devoir d’état, nous pouvons agir. Depuis 2011, constatant pragmatiquement les dégâts qu’ils effectuent sur l’apprentissage, j’ai interdit à mes étudiants le recours au numérique, et j’ai moi-même banni de mes cours les PowerPoint et autres supports passant par les écrans. Jusqu’à présent, c’est un réel succès.[8] Cela ne transformera pas le monde entier, mais est-ce ce qui m’est demandé ? Sous l’effet d’une étrange inflation, la ‘‘conscience mécanisée’’ nous porte à croire que nous sommes liés à tout, que tout dépend de nous… Quelle illusion !
Prions et travaillons. La lecture de ce livre peut nous aider à agir en nous fournissant des arguments. Ne doutons pas de la victoire : L’église écrasera la tête du Serpent. Quant à nous, puissions-nous dire un jour, comme Saint Paul : J’ai mené le bon combat, j’ai achevé ma course, j’ai gardé la foi. (2Tm, 4,7)
[1] Geppert Anna. 2019. « The Tower of Babel. » disP – The Planning Review, 55(3), pp. 4-5. DOI : 10.1080/02513625.2019.1670980 Original en anglais, traduit par moi-même.
[2]GlobalData (2019): Global Construction Outlook to 2023 – Q2 2019 Update. Lien: https://www.globaldata.com/store/report/gdcn0015go–global-construction-outlook-to-2023-q2-2019-update/ (consulté 23 Août 2019)
[3]L’économiste Andrew Lawrence a illustré de manière amusante et convaincante cette correspondance entre records de construction et crises économiques à travers son ‘‘skyscraper index’’. cf. Lawrence, A. (1999): The Skyscraper Index: Faulty Towers. Property Report. Dresdner Kleinwort Wasserstein Research
[4]En 2015, la Lettonie assurait la présidence du Conseil de l’Union européenne : elle a promu cette déclaration qui appelait à une politique de revitalisation des villes petites et moyennes. Signée par tous les états-membres, elle n’a pas été suivie d’effet.
[5]Sarah, Card. Robert. 2016. La force du silence: contre la dictature du bruit. Fayard.
[6]Note du Pape émerité Benoît XVI sur les abus sexuels de février 2019, traduction française site Aleteia: https://fr.aleteia.org/2019/04/12/document-lintegralite-du-texte-du-pape-emerite-benoit-xvi-sur-les-abus-sexuels/ consulté le 21/12/2019
[7]Firth, Joseph, John Torous, Brendon Stubbs, Josh A. Firth, Genevieve Z. Steiner, Lee Smith, Mario Alvarez-Jimenez, John Gleeson, Davy Vancampfort, Christopher J. Armitage and Jerome Sarris (2019). « The ‘online brain’: How the Internet may be changing our cognition. » World Psychiatry, 18 (2), pp.119-129.
[8] Je rends compte de cette expérience dans l’article suivant, paradoxalement accessible… en ligne. Geppert Anna (2019). « Let us teach for real ! A plea for traditional teaching. » Transactions of the Association of European Schools of Planning • 3 (2019) doi: 10.24306/TrAESOP.2019.01.001