Le fantasme de l’intelligence artificielle consciente

Pour Herbert Simon, la faisabilité de reproduire l’intellect humain, n’était pas impossible, dès lors que le processus cognitif de l’être humain est appréhendé, décrypté, analysé en profondeur puis maîtrisé. Pour le prix Nobel de l’économie, l’IA copiant ainsi le cerveau humain, son réseau neuronal, rend dès lors possible la modélisation de l’intelligence de l’être humain, en conséquence de l’améliorer, de corriger également la part d’irrationalité de l’esprit humain. Herbert Simon pensait même que la puissance de calcul de l’IA rendrait ainsi parfaitement capable de penser et de créer, y compris de réaliser des œuvres d’arts, de démontrer des théorèmes originaux en mathématiques, de composer de la musique, de dominer l’homme cérébralement dans des jeux ou la part d’intelligence est largement convoquée comme les échecs ou le jeu de GO.

Plusieurs génies de la littérature ont été en mesure d’ailleurs d’anticiper cet avenir dystopique, de l’imaginer comme le fit Georges Bernanos en 1945, quand l’essayiste écrivit ce livre quasi prémonitoire « La France contre les robots », ou bien Jacques Ellul, qui écrivit cet essai sur le système technicien qui fut un ouvrage référence dénonçant les interconnexions croissantes d’un monde informatique qui était seulement à ses balbutiements. Jacques Ellul, dans son analyse du monde technique, était allé au-delà de la simple critique du pouvoir des machines informatiques, il dénonçait à travers elles toutes les méthodes d’organisation de la vie sociale qui découleraient de leur usage. L’univers de l’intelligence artificielle, concept que n’appréhendait pas Jacques Ellul au moment où il écrivait ses essais sur la technique, est bien une plongée dans le monde de la vie sociale, prétendant la structurer, l’ordonnancer, l’architecturer.

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Le début de ce XXIème siècle est radicalement traversé par une double révolution numérique, celle d’une part de l’intrication de l’information et de l’organisation, et d’autre part de l’imbrication des sciences cognitives et des techniques informatiques.

La révolution numérique de l’information s’esquisse et se manifeste au travers de moyens qui avaient été à peine imaginés 50 ans plus tôt. Tant et si bien que nous avons le sentiment, « nous les simples humains » de vivre une accélération phénoménale du temps, une accélération effrayante par l’ampleur du “système technicien1 qui se dessine…

Dans à peine une décennie, serions-nous ainsi capables d’entrevoir, d’imaginer les nouvelles possibilités organisationnelles et « technoscientifiques » qui n’ont pas encore été imaginées à ce jour.

Soyons nonobstant assurés que la science et la technique déploieront dans quelques années de nouveaux prodiges qui fascineront l’homme, le submergeront au point que cette même technique est en passe demain, probablement de le dominer.

Cette domination de la technique sur l’homme est hélas et inévitablement fortement prévisible, si l’homme ne tente pas de mettre les curseurs, les limites nécessaires pour entraver le développement de technologies susceptibles de noyer ou de vampiriser son âme. Une des technologies fascinantes qui n’est pas en réalité nouvelle, puisque née dans les années 50, connaît une évolution dont l’ampleur avait déjà été pressentie dès l’origine de sa conception. En effet en 1958, Herbert Simon2 prix Nobel d’économie, fut le pionnier de l’intelligence artificielle (IA). L’économiste avait notamment appréhendé la manière dont les activités humaines peuvent être automatisées. Dès les années 50 l’homme démiurge était ainsi sur le point de donner naissance à une forme de léviathan technologique sans conscience, “une science sans conscience”.

 Reproduire l’Intellect humain

Or, lorsque l’on appréhende l’œuvre du sociologue et économiste Herbert Simon pionnier de l’intelligence artificielle, nous découvrons qu’il s’intéressait aux sociétés à leur organisation sociale et économique, aux hommes et à la façon dont ils interagissent. Nous comprenons dès lors aujourd’hui les perspectives susceptibles d’être mobilisées via l’intelligence artificielle, pour exploiter et gérer des masses de données, pour structurer et organiser le pilotage de ces mêmes data, au moyen des techniques d’intelligence artificielle qui bouleverseront l’ensemble des secteurs d’activités touchant à la vie sociale et consumériste au point de les contrôler et de superviser la totalité des être humains addictes ou assujettis aux technologies.

 La mathématisation de la pensée

Mais au-delà des avancées de cette technologie puissante en termes de capacités de calculs, c’est le fantasme des bricoleurs du génie technoscientifique qui est inquiétant et qui est ici l’objet de notre réflexion que nous souhaitons décliner dans cet article.

En effet Herbert Simon défendait la thèse d’une Intelligence artificielle capable de penser, l’économiste soutenait effectivement l’idée que l’IA dite « forte », serait capable d’imiter la raison humaine.

Herbert Simon avait une conception philosophique matérialiste de la vie, puisqu’il considérait que l’ordinateur, tout comme le cerveau humain, sont des systèmes comparables, proches, capables de manipuler des symboles physiques. De fait et de par sa capacité à gérer des symboles, la programmation informatique rendait selon lui possible, tout comme le cerveau, de manipuler des données, d’intégrer par exemple la lecture d’un texte en langages codés, de comprendre, décrypter puis d’analyser une situation, de déduire des solutions, des scenarii, ce qui a été réellement possible avec l’Alphago, le programme qui a battu l’un des meilleurs joueurs de GO au monde, un jeu pourtant intuitif et imposant une intelligence créative.

Le fantasme d’assurer « l’infaillibilité du raisonnement » avait été imaginé trois siècles plus tôt par le philosophe Leibnitz qui avait conçu un rêve incroyable, oui incroyable à l’heure des algorithmes, à l’heure de l’intelligence artificielle, celui de mathématiser la pensée et de créer une machine à raisonner (Le calculus ratiocinator). Le rêve de Leibniz philosophe du XVIIème siècle (siècle où la technique n’était pourtant pas dominante) était de transformer l’argumentation en théorème, de convertir une discussion en un système d’équations et de proposer à un débatteur en cas de difficulté argumentative, le recours à un « calculus ratiocinator »3. Leibnitz décrivait ainsi le processus de la pensée humaine comme la simple manipulation mécanique de symboles, une idée reprise plus tard par le prix Nobel d’économie Herbert Simon, quand celui-ci conçut le concept d’Intelligence artificielle.

L’au-delà de l’humain

Dans ce futur univers dystopique, l’euphorie de certains prophètes de la technoscience de la Silicon Valley prédisent l’avènement de la singularité, l’homme cyborg, l’homme augmenté connecté à des puces informatisées, lui permettant d’accroître ses capacités cognitives. L’au-delà de l’humain est même imaginé puisque l’homme serait remplacé par sa machine, capable de conscience, ces machines conscientes feraient preuve d’adaptabilité, elles seraient la suite d’une évolution darwinienne de l’humain à l’humanoïde.

Or nous y voilà, au cœur de notre sujet, le fantasme de la conscience qui serait la faculté susceptible d’être embrassée par une machine dont les pouvoirs cognitifs auraient été décuplés. Au point que rien ne distinguerait la machine dotée d’une IA forte et l’homme. Ce concept d’humanoïde doté de conscience a été mis en scène dans un film « Ex Machina »4 sorti sur nos écrans en 2015, film d’Alex Garland. Dans ce film un brillant codeur en informatique nommé Caleb va faire une expérience profondément perturbante, puisqu’il va devoir interagir avec un humanoïde apparaissant sous les traits d’une femme prénommée Ava, capable d’autonomie réflexive et émotionnelle. Pour s’assurer que cette machine est oui ou non dotée de conscience Caleb va faire subir à l’automate IA un test, le test de Turing5. L’automate va ainsi confondre, troubler et dérouter le codeur en informatique, le persuadant que seule une vraie femme est dissimulée dans la machine, car rien ne saurait distinguer l’homme et l’humanoïde en raison de leurs facultés cognitives, respectives à rentrer en dialogue.

 Le fantasme de l’IA consciente

Ce film « Ex Machina » nous renvoie à un texte fameux et prémonitoire du Philosophe Henri Bergson, texte écrit tenez-vous bien en 1888, puis énoncé lors d’une conférence à l’université de Birmingham sur la conscience en 1911. Le livre d’où est extrait le texte date de 19196. Nous publions un court extrait de cette réflexion afin de comprendre la portée prémonitoire, intuitive, démonstrative de la pensée du Philosophe.

 » Pour savoir de science certaine qu’un être est conscient, il faudrait pénétrer en lui coïncider avec lui, être lui. Je vous défie de prouver par expérience ou par raisonnement, que moi qui vous parle en ce moment, je sois un être conscient. Je pourrais être un automate ingénieusement construit par la nature, allant, venant, discourant ; les paroles mêmes par lesquelles je me déclare conscient pourraient être prononcées inconsciemment. Toutefois, si la chose n’est pas impossible, vous avouerez qu’elle n’est guère probable. Entre vous et moi il y a une ressemblance extérieure évidente ; et de cette ressemblance vous concluez, par analogie, à une similitude interne. Le raisonnement par analogie ne donne jamais, je le veux bien, qu’une probabilité ; mais il y a une foule de cas où cette probabilité est assez haute pour équivaloir pratiquement à la certitude. « 

Voilà pourquoi l’IA n’est d’après nous qu’un pantin, un automate, certes savamment programmé une forme de Golem, mais un artifice d’être inachevé dépourvu de libre arbitre émotionnel, une créature humanoïde inachevée, une figure des temps modernes de type Frankenstein mais sans aucun doute incapable de survivre à des conditions hostiles.

L’IA cette « puissance cognitive », cette pensée « calculante », cette matière de flux animée par des algorithmes, ce réseau de neurones artificiels, a la prétention d’être la copie dupliquée d’un modèle vivant, s’inspirant en tout point d’un cerveau humain.

Pourtant cette raison artificielle reste factice, et demeure en quelque sorte une contrefaçon de l’esprit, ce que j’appelle un pantin animé de manière totalement maquillée, car en réalité cette raison ne saura jamais totaliser la complexité de l’être humain et la subtilité de son esprit, être émotionnel dont justement l’âme émotive est la condition même de sa puissance créative ou réflexive. Ainsi pour reproduire Mozart, encore fallait-il un Mozart à imiter !

Quand bien même, l’homme ne serait pas un génie, l’émotion dans sa faculté de toucher, de ressentir, de vivre, d’aimer, est la condition même de la conscience, un être infiniment complexe et subtil, capable de se mouvoir et d’aller sur des champs là où il n’a pas été programmé, codé. L’être humain est aussi capable de se jouer des normes et du formatage pour lequel on aimerait le conditionner. La conscience c’est la vie, la conscience est reliée à la vie qui l’anime, la vie est une rupture avec la matière inanimée quand bien même cette dernière serait animée par un flux de matières et de programmes savants, œuvre d’un démiurge qui veut donner la vie à sa créature morte, son Golem.

Pour reprendre le propos7 de René Descartes « même si l’organisme est une machine, si l’animal est une machine, ces machines sont infiniment complexes et subtiles que toutes celles que l’homme ne sera jamais capable de construire car elles sont faites de la main de Dieu » …effectuant des gestes subtils, levant les obstacles hissés par les contingences, surmontant les difficultés posées par le monde de la matière. Cette ingéniosité de la vie naturelle nous émerveille et résulte d’un donné du libre arbitre de la vie, de l’intelligence vivante et non artificielle.

En revanche les opérations de calculs qui nous fascinent relèvent de modèles mathématiques, de l’inférence bayésienne, modèles de calculs statistiques qui autorisent la possibilité de modéliser des choix en début de processus et d’emmagasiner l’expérience apprise au fil des expériences apprises et mémorisées. Je comprends cependant les arguments adverses qui indiquent que tout cela relève bien d’une analogie avec l’esprit humain, dans sa dimension de libre arbitre et intuitive.

Mais en réalité, même si l’Intelligence artificielle introduit de facto et en apparence une dimension d’arbitraire et d’intuition, cela reste du calcul donnant l’illusion de faire face à une machine qui réfléchit. Tout ceci chers amis lecteurs, relève bien en réalité de combinaisons savamment codifiées, programmées et mémorisées au fil des expérience (voire l’IA Alphago …). L’IA est bel et bien construite autour de méthodes de calcul puis d’encodage, et non de la conscience. Une machine serait-elle ainsi capable d’inférence et de se projeter dans de nouveaux univers de connaissances ? Permettez moi d’en douter. La voit-on ainsi remettre en cause Darwin et évoquer un Dieu créateur, en fait, la machine est déjà savamment conditionnée à penser comme l’homme pense, enfermée dans des présupposés théoriques, incapables de nouvelles intuitions comme celles abordées par ces génies humains qui ne possédaient pas de visions claires de notre histoire contemporaine et de sa dimension technique, mais pourtant étaient parvenus cependant à l’esquisser, à ébaucher les contours d’un devenir, comme le fit le philosophe Henri Bergson ou le mathématicien Leibniz La conscience à l’opposé de l’IA, pense également au sens de vivre, il est donc impossible selon nous d’imposer à une conscience une autre motivation qu’elle-même à moins de la conditionner…

Contrairement à un intellect artificiel, cette sensation de soi, ce sentiment d’être, sont à la fois mystérieux et uniques, vivre en conscience, c’est vivre son altérité face au monde. La conscience ne se fabrique pas, elle est un donné de la vie, une vie qui va agir, interagir et donner du sens pour assurer au-delà de l’existentiel, cette dimension du bien-être. L’IA serait-elle en mesure d’agir pour elle-même, de se motiver pour son propre bien être ? Puis s’il fallait ajouter cet autre argument, la conscience propre à l’être humain c’est en effet la recherche d’un bien-être dans sa plénitude et sa capacité à le préserver autour de soi, ce qui revient à la dimension de l’amour et du désir qui est intrinsèquement liée selon nous à la conscience.

Aux antipodes de l’amour et de la conscience, l’Intelligence Artificielle n’est en réalité qu’une série de programmes codés. Nous le répétons à nouveau, l’IA est construite autour de méthodes bayésiennes très utilisées en statistiques et dans les sciences qui relèvent du datamining, permettent d’imaginer des hypothèses, de scenarii de mouvements, de choix. Ainsi, l’intelligence artificielle dupliquée ne serait ici qu’une série de moules, d’uniformisation des pensées, des outils industriels préconçus du raisonnement, des méthodes de réactions aux décisions fondées sur des paramètres préétablis. Mais en fin de compte le risque est bien une emprise de l’Intelligence artificielle sur les décisions réfléchies de l’homme sacrifiant sans doute la dimension réflexive relationnelle, le triomphe d’une raison froide, en fin de compte sur la raison relationnelle…

Pourtant La conscience n’est pas comparable à l’intelligence artificielle puisqu’elle est la faculté sensible de se percevoir, de s’identifier, et de penser non dans le sens de calculer, de combiner mais d’interagir avec le monde et de partager des émotions, la conscience n’est ainsi pas enfermée par le calcul,. Nonobstant, loin de nous de nier les facultés de calculs propres à notre cerveau, mais cette faculté de calculs ne se réduit, ni se résume à la conscience. Si certes l’homme peut « artificialiser » et dénaturer le sens de soi et imiter la dimension d’un esprit humain, cela restera pour autant de la mécanique calculatoire incapable de désir par elle même, de volonté auto produite et de se mettre par elle même en mouvement..

Si l’on poussait le raisonnement à l’absurde et affirmer qu’il serait possible à la machine d’être dotée de conscience, quel créateur adorera alors cette machine ? Sera-t-elle amoureuse, quel projet familial développera-t-elle ? L’IA est en réalité le résultat d’un découplement, d’une dissociation en réalité de l’intelligence et de la conscience, bien incapable dès lors d’être connectée à la transcendance et d’être reliée à l’autre dans un rapport empathique, même s’il était prouvé que deux machines reliées peuvent interagir. Une différence particulièrement sensible sur le plan strictement ontologique doit être ici soulignée : une machine est reliée à la matière, alors que l’homme est reliée à la vie et de fait à son Dieu, lui-même qui “recherche des adorateurs en esprit et en vérité”, autrement dit en conscience.

L’IA est un en réalité un vide d’esprit, une absence spirituelle, une frustration pour un objet humanoïde conçue artificiellement qui ne saurait être reliée à la transcendance. Certes l’IA sera une machine dotée de l’apparence d’un corps mais sans réelle conscience humaine sans âme, sans vie réelle, sans esprit, en supposant même qu’on parvienne à construire un robot androïde dont la complexité s’approcherait de celle de l’homme, il lui manquerait toujours cette dimension ontologique et cette ouverture à la transcendance qui ne peut jaillir spontanément que de la seule interaction des causes immanentes, qui résulte de la nature même de cet être fait à l’image et à la ressemblance de Dieu. La beauté de l’homme ne réside-t-elle pas dans ses imperfections, qui en font un être complexe et d’une complexité insondable pour le simple coeur humain ?

L’IA est ainsi conçue en langage binaire, c’est le langage informatique, l’IA ne connaît que le Oui et le Non, l’homme est au-delà du binaire, la vie de l’homme est faite de nuances, d’erreurs, d’incertitudes, de sensibles, de ressentis. Pour nous, la conscience relève du monde vivant et non d’une mécanique binaire. La conscience n’est donc pas seulement l’intelligence c’est à dire le monde de la connaissance, la conscience c’est aussi une relation intériorisée qui embrasse tout l’homme capable d’interagir avec le vivant et le renvoyer à une dimension émotionnelle.

Un Ordinateur pourrait-il alors s’apparenter à une dimension biologique quelconque, la réponse est évidemment non, catégoriquement non ! Une IA sophistiquée dotée d’une dimension cognitive forte s’adosse de fait à un fonctionnement mécanique programmé par l’homme et de flux de particules et à ce jour la conscience suppose la conscience de l’autre, une forme d’attirance aimante, qui ne résulte pas de la seule aimantation de deux objets.

Ainsi cette prétendue raison qui forme l’encodage de l’Intelligence Artificielle, n’est en réalité habitée que par la seule dimension de la mathématisation de la pensée, une forme d’abstraction sans âme, dénuée d’esprit, vide de conscience, privée de l’amour, dégagé de capacité relationnelle dans un sens fort..

Heidegger pensait lui-même que “le succès des machines électroniques à penser et à calculer » conduirait à la « fin de la pensée méditative »… Nous pourrions de facto donner raison au Philosophe Heidegger, si en effet l’homme devait cesser de s’émouvoir pour emprunter le pas d’automates ne réagissant plus à la lobotomisation de la faculté de rêver, d’imaginer, de créer, de s’étreindre, de rire, d’aimer, car la conscience intense de soi c’est cela et c’est bien au-delà de penser, de cogiter, de raisonner, de traiter, d’analyser, de faire des choix.

Le « Je pense donc je suis » ne définit pas d’après moi toute la dimension de la conscience, le « je pense » est d’abord une information qui ne se résume pas un état de conscience, la conscience ne se réduit pas à la dimension du langage, de ce qui nomme. Enfant je ne maitrisais pas encore le langage, la faculté de former des phrases, mais j’avais le sentiment déjà d’être, « d’être soi », d’exister et c’était l’étreinte de ma mère qui éveilla ma conscience à la vie, son regard, son amour, son geste affectueux, les mots doux qu’elle m’adressait m’étreignant dans ses bras .

La machine peut-elle ainsi s’éveiller à la conscience sans l’étreinte de l’amour, non définitivement non, car cet objet sans filiation naturelle et passé qui n’est, pas étreint, ni embrassé, ni aimé, n’a pas été enfanté dans le mystère, conçu dans l’amour, n’a pas de faculté à s’éveiller mais à rester plutôt inerte, mécanique.

La conscience de soi relève d’un mystère et n’appartient pas à la dimension de la raison, c’est un donné de l’esprit, un donné de la transcendance qui n’est pas celle de la matière.

Il nous faut ainsi préférer les sentiers de la conscience aux autoroutes du monde des algorithmes, car la conscience ne vit toutes les dimensions de la densité que lorsqu’elle est dans les chemins de traverses et non dans les pas de l’automatisme séquencé.

La perte de conscience de l’être humain

Ce que nous avons à craindre, ce n’est pas tant la conscience factice d’une machine, mais davantage la perte de conscience de l’être humain.

Cette perte de conscience se produira le jour où l’homme abandonnera à la machine ses facultés de direction et de choix, en s’imaginant que la machine, cette intelligence virtuelle est infiniment plus perspicace, clairvoyante ou pénétrante que ne pourrait l’être son esprit. Cette perte de conscience se déclenchera lorsque une partie de l’homme bradera à la machine sa conscience afin que cette dernière effectue les comportements mécanisés d’un automate susceptible de lui faire obtenir un gain précieux de son temps,  “libérant” l’humain à d’autres tâches qui ne pas en douter seront les tâches futures, accomplies sans fin et demain par d’autres machines plus performantes  l Serons nous demain seulement des êtres passifs, “des zombies vides de substance …participant aux flux  dématérialisants et énivrants du cyberespace” comme le souligne le philosophe Jean-MicheL BESNIER dans son livre l’homme simplifié.

Mais voici déjà que des milliers et des milliers d’hommes abandonnent à la machine, à ce monde digital et numérique, la direction de leur vie en remettant la destinée de leur existence à un système, une forme de divinité virtuelle et planétaire qui choisira leur emploi, leur alter égo, leurs activités du soir. L’homme se dessaisissant peu à peu de ses tâches corvéables, devient lui même addicte de ses robots domestiques. Une forme de nonchalance docile, se profile dans cet horizon du “système technicien” où l’homme cède comme un petit poucet toutes les données de sa vie et se laisse peu à peu asservir par une créature qui lui échappe, qui prend le pouvoir au fil de l’eau . Ce monde moderne a précipité l’homme dans une multiplicité de dépendances, de jougs serviciels le liant et le subordonnant, grignotant peu à peu son autonomie. Une dictature douce est finalement en train de s’imposer.

Une entité mystérieuse se dresse au crépuscule d’une humanité qui rêve à l’enfantement d’un automate Golem ayant une assise sur la conscience humaine, pilotera ainsi leur vie, l’organisera et planifiera harmonieusement leurs activités, ne laissant ainsi rien au hasard.

La liberté est abdiquée au profit d’un pseudo confort techno numérique qui est en réalité, une servitude, d’une conscience paresseuse qui s’envole dans l’abîme privant ainsi l’homme d’une quête de sa conscience reliée à Dieu. En définitive l’IA est l’ultime système orwellien aspirant les données de nos vies sociales et comportementales contrôlant puis assujettissant l’homme au pouvoir d’une “pseudo conscience” qui réfléchit pour eux mais les ankylose en les privant de leur libre arbitre, la motivation qui les met en mouvement.. Pire demain un tel système discriminera nécessairement les rebelles, les insubordonnés, les indociles et les exclura.(Lire Ap 13.16-17 : elle fit que tous, petits et grands, riches et pauvres, libres et esclaves, reçussent une marque sur leur main droite ou sur leur front, et que personne ne pût acheter ni vendre, sans avoir la marque, le nom de la bête ou le nombre de son nom). Au fond cela rejoint le propos de Idriss Aberkane spécialiste des neuro sciences qui indiquait que si nous donnions un levier à un fou, nous serions alors responsables du supplément de destruction que nous aurions alors su lui conférer.

De fait cette perte de conscience serait un immense gâchis, “une immense déperdition des forces humaines, qui a lieu par l’absence de direction et faute d’une conscience claire du but à atteindre” . Or dans l’épître aux Romains, nous relevons ce texte magistral qui est une invitation à s’affranchir de cette nouvelle servitude que propose notre monde moderne et donne en réalité un chemin à la conscience humaine si nous recevons favorablement cette exhortation “…vous n’avez pas reçu un esprit de servitude, pour être encore dans la crainte, mais vous avez reçu un Esprit d’adoption, par lequel nous crions: Abba! Père! L’Esprit lui-même rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu ». L’esprit rend ainsi témoignage à notre conscience que nous sommes en réalité enfants de Dieu et non une matière inerte qui n’aurait finalement aucun sens. .

Nous conclurons dès lors cette chronique par un message plein d’espérance en nous adressant à ceux qui nous lisent, nous les invitons dès lors à entrer en résistance en conscience, à partager autour d’eux la dimension d’une relation incarnée, l’éveil d’un esprit relié aux autres découvrant pleinement son humanité et sa conscience non dominée par la machine, ni la matière fusse-t-elle intelligente mais au demeurant sans conscience..

Eric LEMAITRE

Eric qui n’est pas une IA mais un être tout à fait imparfait remercie ses chers amis Bérengère Séries et Etienne Omnès pour leurs lectures vigilantes, l’apport de leurs idées, leurs réflexions celles de consciences libres, ni codées, ni formatées…merci à eux d’être, d’être des êtres de chair et de sang, des êtres sensibles et de relations.


1. référence à Jacques Ellul, Essayiste et théologien protestant penseur de la technique
2. Economiste et sociologue du XX°s, né en 1916 et mort en 2001. L’auteur de l’article vous renvoie à cette référence
3. Le Calculus Ratiocinator est un concept théorique du philosophe et mathématicien Leibniz décrit dans son ouvrage “De Arte Combinatoria” en 1666.
4. Le synopsis du film
5. Le test de Turing : test d’intelligence artificielle fondée sur la faculté d’une machine à imiter la conversation humaine.
6. Texte de Henri Bergson « La conscience et la vie » Editions PUF, l’extrait de ce texte est à la page 6.
7. Extrait du discours de la Méthode René Descartes

Les remèdes aux dangers de la technique

Le « principe de précaution » est pour Jonas l’expression de cette responsabilité nouvelle de l’homme vis-à-vis de son environnement. Il s’agit de bien comprendre que cette responsabilité que l’on pourrait qualifier d’élargie ne se réduit pas uniquement aux risques imminents, ni à la réparation des dommages causés par la technique, mais ce principe doit fonder une véritable « éthique », gouvernée par une exigence de prudence préventive. Jonas fait ainsi appel à ce qu’il nomme l’heuristique de la peur pour remédier aux dangers de la technique, car ce qui est à craindre, c’est pas tant la technique en elle même, c’est plutôt l’absence de peur face à la technique, autrement dit la fausse sécurité que nous procure la technique, en tant qu’elle se veut rassurante, du fait des facilités qu’elle nous apporte. Or c’est précisément cette fausse sécurité qui risque de nous endormir, alors que  la peur devant le danger est nécessaire si l’on veut découvrir une solution adaptée.

Deuxième partie

Les remèdes aux dangers de la technique

Charles Eric de Saint Germain

Philosophe et Essayiste 

 1) L’essence de la technique moderne selon Heidegger et la solution bergsonienne

Heidegger pensait que les avancées technologiques ne travaillent pas en réalité à l’avènement d’une vie humaine plus heureuse sur terre : elles ne visent pas à soulager les détresses et maux de l’humanité dans une nature hostile à l’homme, mais ces avancées obéissent à une logique interne, qui se développe de manière autonome ; Elles sont donc soumises à des impératifs qui échappent totalement au contrôle de l’homme. Heidegger discerne ainsi, dans « La question de la technique » (in Essais et conférences), 3 étapes dans l’histoire de la technique, et notamment dans la manière d’envisager son rapport à la nature :

  • Le rapport grec de l’Homme à la nature : c’est la technè qui, comme on l’a vu dans la première partie, n’est nullement contre-nature, elle ne fait pas violence à la nature mais elle collabore avec elle pour lui permettre d’atteindre les fins qu’elle vise mais qu’elle n’atteint pas toujours d’elle même. Ainsi, par exemple, la technique ophtalmologique permet de restaurer la finalité de l’oeil (la vision) grâce au port de lunettes ou de verres de contact ou grâce à des implants, lorsque cette finalité est entravée (par une myopie ou autres).
  • A partir du XVI e siècle et avec la naissance de la science Galileo-cartésienne se fait jour une nouvelle posture dans le rapport que l’homme entretient avec la nature. La nature, on l’a vu, est définalisée, elle obéit désormais à des lois purement mécaniques. La nature n’est plus un objet de respect, elle n’est plus une « déesse » qu’il faudrait suivre en se soumettant à ses injonctions, mais elle se prête à l’action transformatrice de l’Homme, un homme qui peut légitiment utiliser, grâce à ses connaissances, les énergies et les mécanismes naturels, afin de réaliser ses propres fins (en rusant avec la nature).

Si la nature n’a plus besoin d’être parachevée par la technique, c’est donc bien parce qu’ elle ne vise plus de fins. Comme le montrera Descartes, la nature étant parfaite en son genre, elle est à tout instant tout ce qu’elle peut être, et il n’y a pas à actualiser par la technique les fins qu’elle serait empêchée d’atteindre.

  • La troisième étape est pour Heidegger celle de technique moderne, qui se met en place avec la révolution industrielle et le développement de la technique au XX e. La nature va désormais être sommée par l’Homme, de se dévoiler sur une mode nouveau qu’Heidegger appelle la provocation (pro-vocare = « appeler  hors de » en latin). L’homme moderne ne répond plus, comme c’était le cas avec l’homme grec, à l’appel de la nature, mais c’est désormais la technique qui appelle quelque chose à elle, en l’éconduisant et en la sommant de produire toujours plus. La nature est désormais « arraisonnée », soumise à la domination du principe de raison qui la traque en l’obligeant à obéir à ses propres injonctions

On voit qu’il y a, dans cette 3ème étape, une entreprise généralisée d’asservissement de la nature, comme si le regard humain ne pouvait désormais plus voir les choses en tant qu’utilisables, manipulables et accumulables. La grande nouveauté de la technique moderne, selon Heidegger, ce n’est cependant pas d’utiliser de l’énergie naturelle en la détournant de son processus, mais c’est plutôt d’utiliser de l’énergie potentielle selon des modes que la nature ne serait pas elle même capable de produire. Heidegger prend l’exemple d’une rivière :  quand on se place dans la deuxième étape, la rivière va seulement être considérée comme une force hydraulique : on ne cherche certes plus à épouser le cours de la rivière (comme le ferait un grec) mais celle-ci est envisagée ici seulement en fonction de son utilisation possible (c’est-à-dire en fonction de la force qu’elle dégage). Ainsi, par exemple,  un simple moulin à eau se contente d’utiliser une force hydraulique, mais il ne dénature pas le cours de la rivière. et il n’est pas encore question de l’agression que pourrait constituer, par exemple, la construction d’un barrage hydro-électrique, comme c’est le cas dans la troisième étape, car le barrage est capable de capter la rivière dans ses flancs et de considérer la rivière comme un pur réservoir d’énergie disponible dans lequel l’homme va pouvoir venir puiser jusqu’à l’épuisement complet de la source, ce qui conduit du coup à véritable dénaturation de la rivière dans une exploitation qui abuse de la nature en lui faisant profondément violence.

Il importe néanmoins de bien comprendre que l’homme n’est pas le maître de ce processus d’exploitation car il est lui même requis par l’essence de la technique moderne pour être un instrument au service de cette entreprise généralisée de domination de la nature. L’essence de la technique moderne, c’est bien d’être un dispositif d’exploitation planétaire, qui obéit à sa propre logique, une logique sur laquelle l’homme n’a aucun contrôle. Ainsi l’homme est-il devenu le « fonctionnaire de la technique », car il est lui même requis par ce dispositif pour soumettre la nature à l’appel d’une domination totale, mais dont l’organisation lui échappe totalement, à tel point que c’est l’homme lui même qui devient à son tour arraisonné par la technique.

On voit mieux ce qui distingue la deuxième étape de la troisième étape : alors que, dans la deuxième étape, la technique reste en elle même moralement neutre,  du fait qu’elle n’est que de l’ordre des moyens  (ce qui sera bon ou mauvais, c’est seulement l’usage que l’homme décidera d’en faire), dans la troisième étape, en revanche, l’essence de la technique apparaît comme dangereusement immorale, car la technique a tendance à agresser la nature, à l’exploiter en vertu d’un processus qui n’a pas d’autre finalité que l’accroissement de la puissance et de la domination. L’homme moderne produit pour produire, il accumule pour accumuler, srocke pour stocker, mais sans que cela corresponde pour lui à des besoins réels, puisqu’il s’agit simplement d’accroître la puissance. Si la technique finit par dénaturer l’homme, c’est donc parce qu’elle fait de lui un être de plus en plus artificiel : la technique  suscite des besoins factices, qui rend l’homme de plus en plus dépendant des techniques, au point qu’il en devient progressivement esclave de la technique.

Mais on pourrait objecter que le danger qu’Heidegger semble dénoncer dans l’essence de la technique moderne n’est peut être pas une fatalité, car on peut espérer que le progrès technique puisse échapper à cette logique qui semble se développer de manière autonome. On peut penser aux politiques inspirées de l’écologie, comme les politiques de développement durable, car dans celles-ci, il y a une volonté chez l’homme de reprendre le contrôle et la direction du progrès technique.  Et si l’homme parvient à orienter lui même le progrès technique, alors on peut penser que ce progrès pourra contribuer de manière plus efficace, grâce à l’amélioration des conditions matérielles de la vie de l’homme, à la croissance morale et spirituelle de l’humanité.

Il faudrait notamment que l’homme puisse ne se focaliser non pas exclusivement sur la recherche du bien être et de son confort matériel, mais il faudrait aussi qu’il puisse prendre en compte les fins morales et spirituelles de l’âme humaine. Bergson montrait ainsi, dans Les deux sources de la morale et de la religion, que ce qu’il faut dénoncer dans le progrès technique, ce n’est pas tant les moyens matériels qu’il met à notre disposition que le risque d’un déséquilibre entre le corps (la puissance matérielle que la technique met à notre disposition) et d’autre part l’âme (la croissance morale et spirituelle de l’humanité) : ce dont le progrès technique a besoin, c’est d’un supplément d’âme, en sorte qui si la mécanique « doit être animée par une mystique », c’est pour permettre de respecter le développement harmonieux du corps et de l’âme.

Ce qui manque au progrès technique, c’est donc le fait que l’homme ne se préoccupe que de la satisfaction de ses besoins matériels, que de son corps, mais il tend à oublier ce que réclame son âme, car celle-ci a aussi des besoins spirituels dont la satisfaction est nécessaire à la croissance de l’humanité. Lorsqu’on étouffe les besoins de l’âme humaine, on tombe alors dans le déséquilibre que dénonçe Bergson, et avant Rabelais (cf « science sans conscience n’est-elle pas que ruine de l’âme » ?). Il revient ainsi à la politique d’instaurer un rééquilibrage entre les besoins du corps et de l’âme, car c’est seulement la prise en compte de ces besoins spirituels de l’âme et de la conscience qui peut remettre la technique au service de l’humanité dans son ensemble, au lieu de la mettre au service de la seule domination en vue de la domination.

2) L’éthique de la non-puissance de J. Ellul

comme remède à l’autonomie de la technique

Mais ce rééquilibrage suffit-il à réorienter le progrès technique ? Ne faut-il pas aller jusqu’à renoncer à une quête de la puissance pour la puissance ? C’est notamment ce que cherche à faire J. Ellul, quand il développe une « éthique de la non puissance » comme alternative à la volonté de puissance qui semble être au cœur de la technique moderne.

Pour Ellul, en effet, il ne suffit pas de définir certains principes moraux pour réguler l’usage que l’on fait de la technique, parce que l’essentiel ou la priorité, c’est de préserver pour l’homme la possibilité d’une responsabilité authentique. Cette « éthique de la non-puissance » ne pose pas la question de savoir comment utiliser telle ou telle technique si l’on veut éviter que cet usage ne « dérape », mais la question est d’abord de savoir si cette technique est souhaitable, car il peut s’avérer que, dans certains cas, le seul moyen de préserver une vie authentiquement humaine soit justement de renoncer au pouvoir que la technique nous donne

La règle de Gabor, qui énonce que « tout ce qui est techniquement faisable sera un jour réalisé », illustre bien ce qu’Ellul appelle l’autonomie de la technique, à savoir le fait que le progrès technique semble obéir à un auto accroissement qui se génère de lui même, sans être contrôlé par une quelconque direction humaine. Or ce que montre Ellul, c’est que le moyen de s’opposer à cette règle (qui conduit à un certain fatalisme) est d’enrayer cette croissance automatique des nos moyens techniques. C’est là ce que vise l’éthique de la non puissance, qui non seulement requiert que nous nous abstenions d’utiliser certains moyens, mais qui exige même de nous que nous renoncions à disposer de certains moyens. Notre responsabilité, c’est ici de maintenir les moyens que la technique met à notre disposition en deça d’un certain seuil de puissance, afin de ne pas perdre le contrôle de l’usage que nous en faisons, un peu à la manière d’un skieur débutant qui sait qu’on delà d’un certain seuil de vitesse, il risque de perdre le contrôle de sa trajectoire.  Cela implique donc bien un renoncement à la puissance que la technique pourrait nous donner

On voit ici qu’il ne s’agit donc pas seulement de réorienter le progrès vers une finalité bonne et morale, comme le voulait Bergson, mais il faut plutôt maintenir les avancées techniques en deça d’un seuil qui risquerait de nous faire perdre le contrôle du progrès technique. Cette perte menace toujours l’homme, ne serait-ce qu’à cause des caractères qui sont ceux du progrès technique, qui se résument en trois grands principes :

1) L’autonomie,

c’est-à-dire le fait que le progrès technique semble obéir à une logique interne, indépendant de toute volonté humaine

2) L’auto-accroissement,

comme si la puissance que donne la technique s’auto-accroissait d’elle même ; Par ex, internet va s’auto-accroître, entraînant par là des modifications et des bouleversements dans tous les domaines la vie humaine (la société, l’éducation la politique, etc…).

3) L’absence de finalité du progrès technique :

on peut pas prévoir par avance dans quelle direction se fera le progrès technique, car  on ne s’en rend compte qu’après coup.

Ainsi, le plus sûr moyen pour l’homme de garder le contrôle du progrès technique, c’est pour Ellul le renoncement à certaines techniques. Mais il ne s’agit pas de revenir à une état antérieur à l’usage de la technique : il faut dire à la fois oui et non à la technique. Oui, car on ne peut éviter l’usage inévitable de la technique, c’est notre quotidien, auquel on ne peut pas échapper. Mais il faut aussi dire non, car il faut renoncer à la fascination que la technique exerce sur nous, du fait de la puissance qu’elle nous donne – une puissance qui risque fort de nous aveugler.

     Ainsi y a-t-il, pour Ellul, 4 caractères de l’éthique de la non puissance :

 Ainsi y a-t-il, pour Ellul, 4 caractères de l’éthique de la non puissance :

  • C’est une éthique du renoncement, car il s’agit de renoncer à la quête de la puissance pour la puissance. Il faut que l’homme accepte de pas faire tout ce qui serait en son pouvoir de faire, de ne pas disposer de tous les moyens que la technique pourrait mettre à notre disposition et qu’il s’auto-limite dans son action. Tel est le moyen de neutraliser la règle de Gabor. C’est ainsi que certains pays ont renoncé à la bombe atomique, au nom de valeurs morales.
  • C’est une éthique de la liberté, parce que devant une possibilité technique qui s’ouvre à nous, il faut être réellement capable de dire oui ou non : le choix fondamental qui s’offre à nous n’est pas d’utiliser telle technique plutôt qu’une autre, mais c’est plutôt celui de savoir s’il faut continuer à accroître la puissance ou s’il faut diminuer les moyens qui sont à notre disposition. Il faut donc prendre en compte ce qui est moralement souhaitable et non pas seulement ce qui est réalisable, autrement dit, tout ce qui est techniquement faisable n’est pas forcément souhaitable d’un point de vue moral. Par exemple, concernant le clonage humain, mieux vaut éviter le danger d’une technique dont l’homme ne pourrait pas maîtriser toutes les compétences et qui, du coup, pourrait s’accompagner d’une déshumanisation.
  • C’est une éthique des conflits. La technique on l’a vu, a tendance à imposer ses propres valeurs et en imposant celles-ci, elle tend à faire disparaître toutes les tensions, tous les conflits, tous les débats moraux, au profit d’un comportement qui tend à être consensuel, qui tend à s’imposer à tous comme une sorte d’évidence, parce qu’il va dans le sens de notre confort, de ce qui pourrait nous faciliter la vie. On en a une illustration avec la loi créant un délit d’entrave numérique à l’IVG : cette loi visait avant tout à interdire tout débat éthique sur le sens de l’avortement, car seule importe désormais, dans l’accompagnement des personnes souhaitant avorter, les questions relevant de l’opération technique (vais-je avoir mal ? Comment cela va-t-il se faire techniquement parlant ?) mais cette loi vise à évacuer tout conflit engageant une réflexion sur la moralité de l’acte posé. Or le rôle de l’éthique de la non puissance est de produire justement des tensions pour mettre en question ce qui semble relever de la facilité, mais au risque d’évacuer toute la dimension morale des problèmes éthiques. Ellul nous invite ici à nous méfier des solutions techniques qui, certes, se veulent « rassurantes », mais qui risquent d’évacuer toutes les inquiétudes de la conscience alors que cette inquiétude peut être un avertissement de la conscience qui sert parfois d’alarme face à un problème moral. On en a une autre illustration avec le cas Eichmann : étouffant la voix de sa conscience, qui pourrait provoquer un conflit, il réduit le problème posé par la déportation des juifs dans les camps de concentration à un problème d’ordre technique, oubliant toute réflexion éthique sur le sens des actes qu’il pose en se soumettant servilement aux ordres de sa hiérarchie. Le danger qui nous menace quand la technique impose ses valeurs, donc bien de rechercher des solutions techniques en évacuant tout la dimension morale du problème.
  • C’est enfin une éthique de la transgression se fait vis à vis de la technique elle même, en ce qu’elle implique une démystification de la technique et notamment une désacralisation des impératifs d’action à base technique. D’où la destruction des croyances que l’homme met dans la technique et qui conduisent à faire de la technique une sorte d’idole, ce qu’elle devient inévitablement lorsque l’homme attend son bonheur des seuls progrès de la technique. Il faut donc cesser de croire que le progrès technique serait le critère suprême pour évaluer ou mesurer le progrès de la civilisation, parce qu’on peut très bien progresser dans les moyens matériels que la technique met à notre disposition tout en tombant par ailleurs tomber dans une profonde régression du point de vue moral et spirituel : il faut donc se garder d’évaluer la valeur d’une civilisation en se basant simplement sur le degré de développement technique de celle-ci.

Au final, on voit que l’objectif de l’éthique de la non puissance, c’est de permettre à l’homme de parvenir à un pouvoir du 3ème degré : si l’homme est parvenu à une certaine maîtrise de la nature (pouvoir du 1 er degré) et s’il a ensuite perdu la maîtrise de cette technique (pouvoir du 2 ème degré), alors le 3ème degré serait de permettre à l’homme de reprendre le contrôle de sa propre maîtrise, en enrayant le caractère automatique du progrès technique, qui semble se faire en l’absence de tout contrôle humain.

    Au final, on voit que l’objectif de l’éthique de la non puissance, c’est de permettre à l’homme de parvenir à un pouvoir du 3ème degré : si l’homme est parvenu à une certaine maîtrise de la nature (pouvoir du 1 er degré) et s’il a ensuite perdu la maîtrise de cette technique (pouvoir du 2 ème degré), alors le 3ème degré serait de permettre à l’homme de reprendre le contrôle de sa propre maîtrise, en enrayant le caractère automatique du progrès technique, qui semble se faire en l’absence de tout contrôle humain.

3) L’éthique de la responsabilité,

l’heuristique de la peur et le principe de précaution

On voit finalement que la technique, grâce aux moyens qu’elle donne à l’homme, lui donne la possibilité de détruire la nature ou même la vie humaine elle même. Mais ce ce pouvoir que la technique donne à l’homme devrait plutôt le responsabiliser davantage, c’est-à-dire qu’il devrait aussi lui donner aussi des devoirs, qui sont la contrepartie de ce pouvoir, et notamment l’obligation morale de protéger et de sauver ce qui risque toujours d’être menacé par les moyens techniques dont nous disposons.

Hans Jonas, un philosophe allemand d’origine juive, écrit Le principe de responsabilité au XXe. Il se place dans la perspective théologique où l’homme, sommet de l’évolution, est le seul être de la création qui a le pouvoir de détruire ce que la vie et l’évolution ont réussi à atteindre en lui, car il est ce vers quoi tendrait l’évolution. C’est donc parce que l’apparition de l’homme répond à un dessein finalisé de la nature que l’homme a le devoir moral de sauvegarder et protéger cette humanité,  et ce pouvoir que lui donne la technique est bien un pouvoir qui lui confère surtout et essentiellement des devoirs et des responsabilités nouvelles. Il s’agit non seulement de devoirs vis-à-vis de lui même et de son environnement, mais aussi et surtout de devoirs vis-à-vis des générations futures, devoir notamment de préserver un cadre de vie et un environnement qui soit humainement viable. Autrement dit, Jonas pense que nous sommes responsables de la possibilité de préserver une vie authentiquement humaine pour ces générations futures. De là cette inversion de la formule kantienne (qui dit : « Tu dois donc tu peux » : ce qu’on a le devoir de faire on peut forcément le faire) en un nouvel impératif : « Tu peux, donc tu dois » ; Autrement dit, ce que nous avons le pouvoir de faire nous donne des devoirs et des responsabilités nouvelles vis-à-vis des générations futures.

Le « principe de précaution » est pour Jonas l’expression de cette responsabilité nouvelle de l’homme vis-à-vis de son environnement. Il s’agit de bien comprendre que cette responsabilité que l’on pourrait qualifier d’élargie ne se réduit pas uniquement aux risques imminents, ni à la réparation des dommages causés par la technique, mais ce principe doit fonder une véritable « éthique », gouvernée par une exigence de prudence préventive. Jonas fait ainsi appel à ce qu’il nomme l’heuristique de la peur pour remédier aux dangers de la technique, car ce qui est à craindre, c’est pas tant la technique en elle même, c’est plutôt l’absence de peur face à la technique, autrement dit la fausse sécurité que nous procure la technique, en tant qu’elle se veut rassurante, du fait des facilités qu’elle nous apporte. Or c’est précisément cette fausse sécurité qui risque de nous endormir, alors que  la peur devant le danger est nécessaire si l’on veut découvrir une solution adaptée.

Le plus grand danger, selon Jonas, serait donc de cesser d’éprouver de la peur : car c’est justement en éprouvant la peur que l’homme est amené à réfléchir sur les conséquences lointaines de ses actes en se souciant de la survie des générations futures.  La peur devant le danger est donc nécessaire si l’on veut découvrir une solution adaptée : c’est parce que l’homme éprouve la peur qu’il est amené à réfléchir à des solutions, à s’inquiéter de la survie des générations futures, car ce sont elles qui exigent que nous réglions notre agir en vue de maintenir la possibilité d’une vie authentiquement humaine. D’où ce nouvel impératif catégorique,  adapté  à notre civilisation technologique actuelle : « agis de telle sorte que tu puisses garantir la possibilité de survie de l’espèce humaine sur terre » ; On le voit, le devoir de conserver ou de protéger est la contrepartie du pouvoir que nous donne la technique : nous serons responsables et coupables devant les générations futures si elles ne peuvent pas se développer normalement, du fait des retombées néfastes de nos innovations technologiques.

Une application concrète de cette heuristique de la peur est le principe de précaution, qui stipule que l’action préventive visant à réduite les conséquences néfastes de l’utilisation d’une technique ne doivent pas attendre le résultat des recherches scientifiques : l’humanité ne peut pas attendre que la catastrophe se produise pour intervenir par des mesures préventives. Le principe de précaution est donc l’application concrète que prend le principe de responsabilité. La précaution concerne autant l’environnement que le domaine alimentaire et le rapport à la santé. Appliqué à la technique, ce principe énonce qu’en l’absence de certitudes scientifiques concernant les conséquences de l’utilisation de la technique, il est nécessaire d’adopter des mesures qui permettront de réduire les risques.

Il est néanmoins possible de faire une double critique du principe de précaution :

  1. a) Tout d’abord, son application est complexe. Les sociétés modernes sont dépendantes des technologies, et la prospérité économique d’une nation dépend en grande partie de son adaptabilité aux innovations scientifiques et techniques. Dans le concert des grandes puissances, il semble impossible de refuser l’avancée scientifique et technologique, car le risque est alors d’être supplanté par des nations qui adoptent immédiatement les innovations technologiques et les développent dans une perspective économique de rentabilité. Dès lors, le principe de précaution s’oppose à la compétitivité des Etats, où se trouve dépassé par le besoin de se mettre au niveau des autres grandes nations. En outre, l’innovation va souvent plus vite que la loi, et elle se pose souvent comme un fait accompli qui, une fois adopté, rend tout retour en arrière impossible, d’où le caractère un peu stérile du principe de précaution.
  2. b) En outre, il tire sa signification de l’opposition radicale entre deux notions, celle de risque et celle de Penser ce qui nous menace en terme de risque, c’est inviter à prendre en compte la plus ou moins grande probabilité de ces menaces, et en conséquence, envisager la catastrophe seulement comme la réalisation concrète et dommageable d’un risque potentiel. Dans cette perspective, la catastrophe est un aveu d’impuissance face à la mauvaise anticipation d’un risque. Or J-P Dupuy montre que la prise en compte des catastrophes doit substituer au « principe de précaution » (qui selon lui manque d’efficacité) un catastrophisme éclairé. Le principe de précaution considère en effet que les risques sont d’autant mieux maîtrisés qu’ils dépendraient de notre responsabilité. Or nous ne faisons quasiment rien pour éviter les grandes catastrophes écologiques, alors que nous savons qu’elles arriveront. Le catastrophisme éclairé est une attitude qui, en invoquant la fatalité des catastrophes, est la meilleure des protections, car la simple prévention, fondée sur la précaution, ne suffit pas : c’est parce que la catastrophe est certaine qu’il faut en avoir peur, et pour anticiper ce qui peut nous arriver, il faut croire à la réalité de la catastrophe, et non la considérer simplement comme un risque potentiel, car c’est le seul moyen de contourner le risque et d’y échapper.

Cette attitude peut néanmoins avoir des effets pervers, car s’il faut envisager la catastrophe comme inévitable (en étant mis au pied du mur) le fatalisme du catastrophisme éclairé peut conduire à une forme de paralysie, et peut faire tomber dans une sorte de panique collective qui pourrait nous conduire à la passivité et à l’inaction.

 

Lire la première partie de ce Texte : « Les dangers de la technique »

Faut-il avoir peur des techno-sciences ?

Nous publions une série de textes de Charles Éric de Saint Germain, auteur de la défaite de la raison. La première partie de ce texte est consacré à une série d’interrogations et d’inquiétudes perçues concernant les technos sciences , la seconde partie sera consacrée à une lecture des solutions.

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Texte de Charles Éric de Saint Germain

Philosophe et Essayiste

  

Texte de Charles Éric de Saint Germain
Philosophe et Essayiste

 

Nous publions une série de textes de Charles Éric de Saint Germain, auteur de la défaite de la raison. La première partie de ce texte est consacré à une série d’interrogations et d’inquiétudes perçues concernant les techno-sciences, la seconde partie sera consacrée à une lecture des solutions.

Faut-il avoir peur des techno-sciences ?
Première partie

 

A priori les techno-sciences [1] ne sont pas à craindre parce qu’elles sont ce qui permet à l’homme d’assurer sa domination et sa maîtrise sur l’hostilité d’une nature qui peut parfois être dangereuse. Si l’on en croit en effet le mythe de Prométhée, que l’on trouve dans le Protagoras de Platon, la technique serait à l’Homme ce que l’instinct est à l’animal : c’est bien l’instinct qui permet à l’animal de s’adapter à son environnement, à ses conditions d’existence. Or ce mythe nous enseigne que la nature a été plus généreuse à l’égard des animaux qu’elle l’a été à l’égard des hommes, car elle a donné a l’animal cet instinct et aussi certains moyens de se défendre dans un environnement hostile (les animaux ont des crocs, griffes…). Par contre, l’homme semble avoir été laissé dans une forme de dénuement, raison pour laquelle le mythe nous enseigne que Prométhée va voler le feu et la connaissance des techniques aux dieux pour les donner à l’homme. On le voit, la technique semble être le fruit d’un vol qui va permettre à l’Homme de s’adapter et de suppléer à cette défaillance naturelle, qui semble le caractériser par rapport aux animaux. Mais on voit aussitôt l’ambivalence de la technique : étant le fruit d’un vol, une culpabilité semble être attachée à son utilisation, car elle est pâr essence transgressive, et risque de conduire l’homme à une forme d’Hubris, de démesure, ce qui ne manque pas de susciter une certaine peur dans l’utilisation de celle-ci. Cette peur est-elle justifiée ? C’est ce que nous nous efforcerons d’examiner…

I) Les bienfaits

de la technique et son utilité pour l’homme

 

1) De la technè grecque

à la vision cartésienne de la technique

Tout d’abord, il semble que grâce à la technique, l’homme va pouvoir s’adapter et survivre dans un environnement qui semble lui être hostile, ce qui va lui permettre d’affirmer sa supériorité sur le règne animal et végétal. En effet, la technique est susceptible d’un perfectionnement qui va à l’infini, car l’homme peut toujours l’améliorer en rendant plus performants les outils que la technique met à sa disposition. L’instinct animal, en revanche, permet l’adaptation de l’animal a son environnement, mais il l’enferme aussi dans une routine qui le condamne à la stagnation. La technique est donc assimilée à une forme de ruse, ce qui faisait dire à F. Bacon « qu’on ne peut commander a la nature qu’en lui obéissant ». Par là même, on voit que la technique se distingue de la magie, car le propre de la magie, c’est qu’elle prétend agir directement sur la nature, en commandant aux éléments. La technique, elle, exerce seulement un pouvoir indirect sur la nature : elle ne prétend pas lui commander directement, mais elle reconnaît l’autonomie de la nature, qui obéit à des lois mécaniques. Descartes soulignait ainsi que la technique est-ce par quoi l’Homme va se rendre « comme maître et possesseur de la nature » (Discours de la Méthode, 6 partie). L’Homme ne commande pas à la nature comme Dieu (car Dieu a prescrit à la nature ses lois) mais il va pouvoir s’en rendre comme maître. Cette maîtrise, précisons-le, passe par la connaissance des lois de la nature, qui obéit des lois mécaniques. La connaissance de ces lois est donc ce qui va rendre possible la ruse technique, car l’homme va utiliser ces mécanismes en y intercalant ses propres fins. Le dressage apparaît, de ce point de vue, comme le modèle de la « domination technique » puisqu’il utilise la force animale pour la faire servir à des fins proprement humaines.

On voit dès lors la nouveauté qu’introduit Descartes par rapport à la perspective qui était celle des grecs. Pour les Grecs, en effet, le terme technè s’appliquait aussi bien au savoir-faire de l’artisan ou du technicien qu’à l’artiste lui-même (qui est au service des fins de la nature). C’est ainsi que le poète, par exemple, est celui qui prête sa voix aux choses (d’où la dimension incantatoire de la poésie) pour leur permettre de se dire, il est celui, comme le disait Baudelaire, qui « parle le langage des fleurs et des choses muettes ». L’art et l’artisanat s’inscrivent ainsi dans un processus qui dévoile les fins que vise la nature, ce à quoi la nature « aspire », et l’artiste/artisan doit collaborer avec la nature pour lui permettre d’atteindre son télos. Mais si la nature, avec la perspective moderne, la nature n’est plus qu’un pur mécanisme, si elle ne vise plus de fins, il devient dès lors possible d’utiliser la nature pour nos propres fins sans lui faire aucunement violence. La connaissance devient ici la condition de la maîtrise de la technique, Descartes assigne à la connaissance une finalité utilitaire : il ne s’agit pas de connaître pour connaître, mais de connaître en vue de l’amélioration des conditions de vie de l’Homme et de sa santé.

2) Les techno-sciences ont permis de réduire la précarité de la situation de l’Homme dans la nature

Ce que rendent possible les techno-sciences, c’est donc l’accroissement du sentiment de sécurité, car grâce à elle, le monde va devenir davantage habitable pour l’Homme. Les découvertes scientifiques, en permettant à l’Homme de comprendre les mécanismes qui gouvernent la nature, vont permettre, par exemple, d’accroître la rentabilité agricole.
De même, grâce aux progrès de la médecine, il est possible d’allonger l’espérance de vie de la population, d’où une augmentation démographique qui témoigne que l’homme est mieux adapté à son environnement renforçant le sentiment de sécurité dès lors que le monde est mieux appréhendé grâce à l’apport et aux contributions de la science.
Il y a donc un progrès rendu possible grâce aux techno-sciences, qui permettent de rassurer l’homme en permettant d’apprivoiser une nature autrefois perçue comme hostile. La religion animiste propre aux peuples non-technicisés [2] témoignait ainsi d’une perception du monde reflétant une source d’inquiétude. Ce qui semble dominer avec la culture animiste, c’est bien l’arbitraire des décisions que prennent les esprits. Dans cet univers des représentations du monde, aucune maîtrise n’est réellement possible, on ne peut rien faire pour se prémunir des décrets plus ou moins irrationnels qui émanent de ces entités spirituelles, d’où un sentiment de peur qui domine l’homme face à un monde non maîtrisé.

Pour se rassurer, les Hommes vont alors chercher des explications a des phénomènes non-compris. C’est bien ce que A. Comte évoque dans la « loi des 3 états » : les explications sont d’abord théologiques, elles font intervenir des agents surnaturels avec lesquels l’homme peut pactiser, pour essayer d’obtenir les faveurs.
Toutes ces explications vont susciter chez l’Homme certaines pratiques superstitieuses pour se concilier les faveurs des esprits. En effet, avec cette conception théologique, ce monde reste incertain, et il faut avoir recours à des intermédiaires (les sorciers, les chamans) pour parvenir à une certaine maîtrise, qui relève ici de la magie plus que de la science.
Mais cette peur va disparaître dès lors que l’ignorance est remplacée par la connaissance proprement scientifique, fondée sur la stabilité des lois qui gouvernent le monde. Cette connaissance est une source de sécurité pour l’Homme, qui pourra anticiper face aux aléas de l’existence. La connaissance des lois de la nature va rendre possible une certaine prévision qui elle-même va rendre possible une certaine domination. De fait, la connaissance est bien une condition de la maîtrise technique, et rend le monde plus familier, moins menaçant : la peur va progressivement disparaître pour laisser place a une situation plus sereine et sécurisante.

3) Si la technique suscite aussi une certaine peur, elle peut néanmoins contourner les dégâts qu’elle provoque

Il est vrai que la technique suscite aussi une certaine peur, comme nous le soulignions dans l’introduction. Mais cette peur n’est-elle pas seulement une peur face à l’inconnu, et donc une peur dérisoire liée à la perte des repères qui nous rassurent? La technique a en effet tendance à bouleverser nos habitudes quotidiennes, car elle ne cesse d’apporter des nouveautés et des innovations : on comprend alors qu’une certaine puisse accompagner le développement du progrès technique. Mais cette peur est-elle fondée ? Il n’est certes pas contestable que le progrès technique a des effets secondaires indésirables (destruction de la couche d’ozone, pollution, effet de serre, réchauffement climatique, etc.…). Mais est-ce en renonçant à la technique que l’on pourra corriger ces effets indésirables ? On peut penser qu’il existe au contraire des solutions techniques aux problèmes que génèrent la technique. S’il y a certes le risque d’exploiter la nature et d’épuiser les ressources, ne peut-on pas faire appel à la technique pour remédier aux nuisances qu’elle génère ?

Ainsi, l’Homme d’aujourd’hui ne peut pas échapper à la technique, car elle est devenue son destin. Elle n’est pas seulement ce qui permet à l’Homme de s’adapter à un milieu qui lui était hostile, ou d’adapter la nature à ses propres besoins, mais la technique est devenue son propre milieu de vie, elle est libératrice pour l’Homme. Elle lui permet de conjurer les contraintes de l’espace (moyens de transports), de temps (NTIC). Mais les usages de la technique ne risquent-elles pas de se retourner contre l’Homme, en dépit qu’elle contribue à accroître sa domination et à lui faciliter la vie ? Les nouvelles alarmantes soulignées dans les discours écologiques semblent indiquer que de nouvelles formes d’insécurité surgissent, qui sont directement liées à la technique. Les techno-sciences ne nous apportent-elles pas une fausse sécurité ? N’y a-t-il pas de réels dangers qui justifieraient la peur ?

II) Les vrais dangers des techno-sciences

Les inquiétudes que l’Homme peut éprouver face à son environnement n’ont pas disparues, mais elles ont en fait pris de nouvelles formes. La connaissance du monde permet en effet à l’Homme de se familiariser avec la nature mais il ne peut pas tout contrôler : le sentiment d’insécurité persiste et la connaissance liée aux causes d’un phénomène est rarement exhaustive. L’Homme est confronté aux limites de sa propre connaissance et ne parvient à identifier le danger que faiblement puisque la somme des causes est infinie et lui échappe. Un surcroît de connaissances peut entraîner l’inverse de l’effet escompte au départ. Par exemple, les sciences modernes rappellent à l’Homme la fragilité de son existence : il suffirait qu’un seul paramètre soit modifié pour que la vie humaine disparaisse. La science moderne révèle à l’Homme qu’il n’est pas au centre de l’univers, il n’est pas chez lui dans le cosmos comme si tout avait été créé pour l’Homme en vue de la satisfaction de ses propres besoins, mais il est comme perdu et égare dans un monde où il ne trouve plus sa place, celle qui faisait auparavant de lui le « sommet de la création ». De là ce sentiment d’effroi, que le Philosophe Pascal éprouve devant la découverte de l’infinité du monde, l’Homme se sentant comme une coquille de noix balayée par les flots et qui vogue sur l’océan sans savoir où il va. Les sciences modernes révèlent ainsi à l’homme que le monde n’est pas tant hostile qu’il est aléatoire puisqu’il obéit à ses propres règles, et que celles-ci ne se soucient pas de l’Homme. Or le sentiment d’insécurité continue de persister, et il serait facile de montrer que même si l’Homme a un désir de toute puissance, il ne pourra néanmoins, être en mesure de tout maîtriser et sera toujours tributaire de la nature.

A ces motifs d’inquiétudes se joignent ceux de la dégradation de l’environnement, dont l’homme serait plus ou moins partiellement la cause du fait de l’utilisation nocive qu’il fait de la technique. Réchauffement climatique, pollution des eaux, appauvrissement de la flore et de la faune, déforestation. L’homme serait ainsi la cause de la dégradation de son milieu, et il contribuerait à sa destruction. Ainsi, la mise en péril de la planète causerait une insécurité généralisée, puisque les éléments pourraient détruire une partie de l’espèce humaine, dès que l’instabilité du fragile équilibre, s’avère trop forte.
Ainsi, alors que les techno-sciences étaient censées libérer l’homme d’une nature hostile, en l’aménageant pour ses propres besoins, l’exploitation abusive des ressources naturelles conduit à la destruction des équilibres écologiques, ce qui suscite des catastrophes naturelles et climatiques (tremblements de terre, tsunamis, tempêtes, fonte des pôles) comme si la nature, la mère Gaïa, se vengeait de la violence que nous lui infligeons en l’exploitant.
De la une nouvelle posture exigée par le discours écologique dans le rapport homme/nature : de maître et possesseur de la nature, il faudrait que l’homme devienne maître et protecteur de celle-ci.

Un premier danger

est lié au fait que l’Homme puisse perdre la maîtrise de ses outils

Il y a notamment la crainte que l’Homme, en créant une intelligence artificielle, perde le contrôle de celle-ci, et finisse par être dominé par elle (la science-fiction exploite très largement ce thème d’une perte par l’homme du contrôle de ses instruments, à travers des robots fabriqués par l’homme, mais qui finissent par l’asservir et le dominer) ou que celle-ci puisse être mise dans des mains malin-tentionnées. Cette peur est sans doute infondée en partie, car l’intelligence artificielle ne peut imiter que les opérations les plus mécaniques de la pensée humaine (comme le calcul), alors que l’intelligence humaine est irréductible au calcul, et se reconnaît à sa capacité d’improviser dans une situation qui n’a pas été prévue par avance, alors qu’une intelligence artificielle ne pourra jamais faire plus que ce pour quoi elle a été programmée.
Mais cette perte de contrôle peut aussi être liée à une simple défaillance humaine, devant la difficulté de l’homme à parvenir à une parfaite maîtrise, comme si l’outil finissait par échapper aux mains de son concepteur. Citons ainsi l’exemple de la catastrophe de Tchernobyl, qui démontre la difficulté de parvenir à une sécurité totale. La technique nous donne ainsi l’image d’une puissance démesurée, qui menace de détruire l’humanité, cette menace étant décuplée lorsqu’elle est associée à la crainte que cette technique soit mise dans la main de personnes irresponsables (bombe atomique, armes chimico-biologiques, intelligence artificielle mise au service d’un contrôle de l’humanité).

En outre si la technique était censée libérer l’homme des contraintes naturelles liées à l’espace et au temps, d’assurer sa domination, l’Homme devient de plus en plus dépendant de ses techniques : il perd en autonomie et en liberté ce qu’il gagne en efficacité et en performance. Par exemple, l’homme devient incapable de se déconnecter des objets techniques (portable, mails internet, etc.…) ce qui peut certes lui faciliter la vie d’un certain côté, mais ces nouvelles technologies créent en même temps des besoins nouveaux, à la fois factices et artificiels, et il devient toujours plus dépendant de ces objets dont il ne peut plus se passer. D’où l’aspiration à retourner vers plus de simplicité (comme l’illustre le film sur Les enfants du marais) face à l’invasion d’un monde d’objets techniques constitué par des besoins factices.
De même, le machinisme entraîne une modification du rapport que l’Homme entretient avec la technique : celle-ci n’est plus un outil/instrument dans les mains de l’Homme (l’outil était initialement le prolongement de la main), homme qui pourrait en disposer comme il le souhaite, mais c’est l’Homme qui devient un instrument au service de la machine : on le voit dans la division du travail et le machinisme au sein de la grande industrie : c’est la machine qui impose à l’Homme son rythme et ses cadences infernales. La mécanisation du « système technicien » tend ainsi réduire l’Homme à une machine, c’est-à-dire à un automate qui accomplit mécaniquement des taches qui tendent à le robotiser (ce qu’illustre bien le film Les temps modernes de Charlie Chaplin).

Le deuxième danger de la technique

c’est d’importer dans tous les domaines ses propres valeurs

Ce n’est donc plus la technique qui est au service de l’homme, c’est désormais l’homme qui sert la technique. Heidegger disait en ce sens que l’homme moderne est devenu « fonctionnaire de la technique ». Cette idée est bien illustrée par Jacques Ellul dans « Le système technicien » : la technique n’est plus ce par quoi l’Homme pourrait s’adapter à son environnement en transformant la nature extérieure, mais c’est au contraire la technique qui tend à adapter l’Homme aux valeurs qui permettent de renforcer sa domination sur la vie humaine. Nous en avons ainsi une illustration avec l’introduction de la technologie à l’école, où le professeur, loin d’utiliser la technique au service de son enseignement, doit désormais adapter son enseignement aux nouvelles technologies (power point, etc.…). Ellul montre surtout que la technique génère ses propres valeurs, qui tendent a modifier notre comportement d’après elles, et qui favorisent son propre développement. Ces valeurs techniciennes (compétence, normalité, adaptabilité, performance, efficacité, réussite) valeurs tendent à s’imposer dans tous les domaines de la vie humaine, oblitérant d’autres valeurs peut être plus fondamentales pour la vie humaine.

Prenons l’exemple de la sexualité. La normalité ne se définit plus aujourd’hui par une norme qualitative (l’hétérosexualité) par rapport à des pratiques déviantes (on était coupable autrefois d’appartenir à une minorité sexuelle), mais elle se définit désormais par une norme purement quantitative, c’est-à-dire en termes de durée et d’intensité de la relation sexuelle, d’où l’introduction de techniques pour booster sa vie sexuelle selon des critères purement sportifs de performance, et ce au détriment de la qualité même de la relation ; L’industrie du cinéma pornographique participe d’ailleurs de cette domination de la technique sur la vie humaine, car réduite à une simple technique qui tend à mécaniser la relation sexuelle, la rencontre des corps ne sera plus une fête, une découverte, elle ne s’accompagnera plus d’une harmonie des cœurs – ce qui n’est pas sans danger, celui de créer des dégâts irréversibles dans le cœur des jeunes personnes. Cette mécanisation et quantification de la relation sexuelle selon des normes nouvelles liées à l’intensité où l’efficacité risque aussi de créer des nouvelles pathologies, car l’on est désormais coupable de mal fonctionner (frigidité, impuissance), même si la technique et la médecine prétendent apporter des remèdes (souvent chimiques et médicamenteux) à ces dysfonctionnements de la sexualité.

Ellul montre que ces valeurs imposées par la technique ont tendance à oblitérer d’autres valeurs qui peuvent être plus essentielles pour la vie humaine, par exemple la patience, la persévérance, la gratuité, la responsabilité (ainsi, quand on a à faire face à des catastrophes techniques, jamais personne n’en prend la responsabilité, qui est diluée sur de multiples agents intermédiaires). Ces valeurs essentielles sont pourtant des valeurs qui sont indispensables pour la qualité même de la vie, elles sont ce qui rend la vie bonne (n’est-ce finalement pas ce que nous accomplissons gratuitement ou bénévolement qui donne le plus de sens à la vie humaine?). Pourtant, la technique semble subvertir les valeurs traditionnelles : ainsi, nous allons préférer la normalité a la moralité, et celui qui risque d’être le plus stigmatisé, c’est l’inadapté social qui vient se substituer à l’ancien immoral des sociétés traditionnelles. L’inadapté social, c’est celui qui n’est pas efficace dans son travail, et qui n’utilise pas les nouvelles technologies, qui n’est pas « dans le coup ». De tels contextes sont de nature à créer une nouvelle forme de marginalisation, par où l’on voit que la technique génère de nouvelles formes d’exclusion et c’est un risque plus grand pour les personnes âgées qui sont moins souples et moins adaptables.

Le troisième danger est celui d’une uniformisation de la vie par une altération eugéniste du patrimoine génétique de l’humanité.

Les biotechnologies ont pour principale motivation de changer la vie humaine, de faire ce que la nature par elle-même n’a pas été capable de faire. Elles veulent corriger les imperfections de l’humanité en façonnant, en quelque sorte, une nouvelle humanité par une modification du patrimoine génétique et par la sélection des gènes (on en a une belle illustration dans Le Meilleur des Mondes, de Aldous Huxley, et dans le film Bienvenue à Gattaca).

La médecine reposait autrefois sur un projet thérapeutique, car il s’agissait avant tout de réparer dans le vivant ce qui avait été abîmé par la maladie. Elle oscille entre 2 limites, celle du normal et celle du pathologique. Le courant transhumaniste considère que grâce à l’émergence des nouvelles technologies (NBIC = nanotechnologies, biotechnologies, informatique, cognitivisme – qui comprend les études sur l’intelligence artificielle et la robotique), il serait possible d’envisager les professions de la santé sous un angle nouveau. En effet, il ne s’agit plus de réparer l’humain (de le restaurer) mais plutôt de l’améliorer, de travailler à son augmentation. Le courant transhumaniste considère de plus en plus que la vieillesse et la mort (qui appartiennent au « normal ») comme des maladies (au sens d’un mal pathologique) parce que les souffrances qu’elles engendrent sont aussi grandes, voire même plus terrifiantes, que les maladies qui peuvent affecter le corps humain.

A l’horizon de ce courant il y a la mort de la mort (le rêve d’immortalité), mais l’idée de pouvoir reculer la mort de manière considérable est une idée qui va peut-être, grâce à ces NBIC, devenir une réalité : c’est la parfaite illustration d’un projet prométhéen qui se caractérise par un dépassement de la condition humaine, car il s’agit de fabriquer des enfants supérieurs, des corps sans âge. Observons que le courant transhumaniste s’intéresse surtout à l’augmentation de la quantité de la vie, mais il s’intéresse très peu à la qualité même de la vie, comme le faisaient les Anciens quand ils réfléchissaient sur ce qu’est la « vie bonne ».

Ce courant n’assigne pas à la technique la volonté de collanorer avec la nature, ni même de la maîtriser, mais ici il s’agit plutôt de se prendre pour Dieu en la recréant, en l’améliorant, en la rendant plus parfaite et plus performante, notamment grâce à la procréation artificielle, ce qui ne manque pas de déboucher sur un horizon eugéniste…
Il y a deux formes d’eugénisme :

– L’eugénisme positif vise à l’amélioration de l’ADN humain, à l’augmentation de l’Homme et à l’amélioration de l’humanité
– L’eugénisme négatif vise plutôt à l’élimination des êtres souffrants, des handicapés, c’est-à-dire de tous les êtres qui pourraient contribuer à la détérioration de l’espèce humaine (d’où le recours aux techniques de dépistage prénatal pour aboutir à un avortement thérapeutique).

Cet eugénisme rejoint ce que Nietzsche appelait, au XIX e, la « politique de la grande santé », (politique qui a été mise en pratique dans le nazisme) : il s’agit, grâce à une sélection artificielle qui prolonge la sélection naturelle darwinienne, de parvenir à un dépassement de l’Homme par la création d’une sorte de surhomme, être génétiquement parfait grâce à la sélection des gênes. Mais le danger, c’est sûrement d’oublier que ce qui fait la spécificité de notre humanité, c’est notre vulnérabilité, notre précarité, car c’est elle qui nous rend solidaires les uns des autres, qui crée de la fraternité entre les hommes, en l’éloignant de cette autosuffisance qui ferait de lui une sorte de Dieu. Il y a aussi le danger, bien illustré par le mythe de Frankenstein, que l’Homme devienne une sorte d’apprenti sorcier qui ne parvient en fait à faire que la caricature de ce que fait son créateur. Mais surtout, de même que l’exploitation de la nature par la technique peut conduire à une rupture des équilibres écologiques, de même on peut penser que l’altération eugéniste du patrimoine génétique de l’humanité risque de créer un Homme uniformisé, standardisé selon des normes de perfection qui en réalité sont purement relatives à la représentation qu’une culture donnée, à un instant donné, se fait de la perfection. Ces critères de perfection sont arbitraires, au même titre que le sont, les canons de la beauté, variables selon les goûts et les époques. La « normalité » est, de fait, une représentation très relative. Ce qui, dans un certain milieu de vie, peut en effet être considéré comme un handicap, pourrait très bien être considéré comme un avantage dans un autre milieu de vie, comme le montrait d’ailleurs Darwin au sujet de la phalène du bouleau. Il est donc très dangereux de définir la santé comme une norme objective et universellement valable. En réalité, comme l’a bien montré Canguilhem dans Le normal et le pathologique, la maladie est inséparable de l’expérience subjective que le vivant fait de celle-ci, elle n’est pas mesurable par des normes quantitatives et objectives, mais elle se caractérise plutôt par le sentiment, subjectivement éprouvé, d’une diminution de ma puissance d’agir. Canguilhem nous met ainsi en garde contre toutes les tentatives qui cherchent à mesurer de manière objective la santé et la maladie. Il ne faut donc pas parler du handicap comme d’une déficience par rapport à une norme objective et- universelle, car si la norme est relative, on devrait plutôt percevoir le handicap comme une simple différence, comme l’institution d’une autre norme, et non comme une déficience par rapport à une norme de perfection génétique arbitrairement instituée. C’est ainsi que le langage des sourds-muets, par exemple, n’est pas un langage déficient, mais c’est l’institution d’un autre langage, d’un autre monde dans lequel celui que nous croyons « normal » devient handicapé par rapport à celui qui connaît le langage des signes. Le risque serait donc bien que les critères de perfection définis par la technique conduisent à une sorte d’uniformisation qui considère toute différence individuelle comme une infirmité, alors que le propre de la vie, c’est justement qu’elle se nourrit constamment des différence qu’elle suscite : cette différenciation permanente est ce qui fait la richesse de la vie, là ou l’uniformisation risque d’amener à une sorte de mort.

A suivre : Partie II/ Les remèdes aux dangers de la technique

[1] Techno-sciences = sciences qui permettent de connaître le monde en vue d’une maîtrise technique de celui-ci
[2] La croyance animiste considère que les esprits sont présents dans chaque réalité du monde physique

Du rôle de la technique dans l’absurdité actuelle

évolution (cette involution) de notre société se fait subrepticement. Elle se fait, en effet, plus qu’on ne la fait. Car imposer aujourd’hui une pensée déconnectée du réel ne requiert aucun effort particulier pour un pouvoir idéologique quel qu’il soit (c’est l’opposé qui exigerait aujourd’hui une intelligence et une volonté hors du commun). Le sociologue et théologien Jacques Ellul, que je me propose de convoquer, expliquerait comment un tel mouvement, impossible dans une autre civilisation que la nôtre, exprime au contraire ici un conformisme absolu. Conformisme à la fois à l’absence de sens et aux structures de notre époque, lesquels nous sont l’un et l’autre donnés par le centre de gravité de notre société : la Technique.

Un texte de Jérôme Sainton

Docteur en Médecine, Ex Ingénieur Informaticien

Ancien élève de bioéthique de l’IPLH

Introduction

Le sophisme sur lequel repose l’oxymore du « mariage asexué » a l’intérêt de révéler un point essentiel de notre civilisation. Le sophisme est le suivant : on énonce que le mariage ne reposerait que sur une *construction* (« culturelle ») au motif qu’il a été institutionnalisé différemment selon les civilisations. Sous prétexte donc qu’un *donné* (de « nature ») aurait été assumé différemment selon les cultures, ce donné serait non signifiant en lui-même. Et ça prend. Et c’est ainsi qu’aujourd’hui on peut nous proposer (nous imposer), non pas d’intégrer ce donné (la sexuation, la génération) de façon différente et nouvelle, mais, et c’est très différent, de ne pas l’intégrer — et d’être dans le fantasme. Ne pas intégrer le réel, voilà ce que nous observons à travers cette évolution, c’est-à-dire à quel point notre civilisation se caractérise par sa déconnexion du réel. [0A]

Cette évolution (cette involution) de notre société se fait subrepticement. Elle se fait, en effet, plus qu’on ne la fait. Car imposer aujourd’hui une pensée déconnectée du réel ne requiert aucun effort particulier pour un pouvoir idéologique quel qu’il soit (c’est l’opposé qui exigerait aujourd’hui une intelligence et une volonté hors du commun). Le sociologue et théologien Jacques Ellul, que je me propose de convoquer, expliquerait comment un tel mouvement, impossible dans une autre civilisation que la nôtre, exprime au contraire ici un conformisme absolu. Conformisme à la fois à l’absence de sens et aux structures de notre époque, lesquels nous sont l’un et l’autre donnés par le centre de gravité de notre société : la Technique. [1] En effet, avant de former (pour former) une société athée, ultralibérale, consumériste, artificielle, virtuelle, etc., nous formons une société technicienne. Or, le propre de la Technique moderne [2] est justement d’opérer sur le réel indépendamment de ses finalités, de le plier à un calcul, de le déconstruire … et de le reconstruire.

Approche sociologique : une médiation exclusive

« Tant que les techniques des sociétés traditionnelles étaient sporadiques et fragmentaires, elles représentaient des médiations singulières. La situation a changé avec la multiplication des techniques et le développement du phénomène technique [;] cette médiation devient exclusive de toute autre : il n’y a plus d’autres rapports de l’homme à la nature, tout cet ensemble de liens complexe et fragile que l’homme avait patiemment tissé, poétique, magique, mythique, symbolique disparaît : il n’y a plus que la médiation technique qui s’impose et devient totale. […] [En] conséquence, la relation entre la Technique et l’homme est une relation [elle-même] non médiatisée. La conscience, sociale ou individuelle, aujourd’hui est formée directement par la présence de la Technique, par l’immersion de l’homme dans ce milieu, sans la médiation d’une pensée pour qui la Technique ne serait qu’un objet, sans la médiation d’une culture. La relation à la Technique est immédiate, ce qui veut dire que maintenant la conscience est devenue le simple reflet du milieu technicien. » [3]

Ellul explique que la technique moderne est devenue une médiation exclusive, par opposition aux techniques des sociétés traditionnelles. Toute notre société récente a été bâtie à partir de cette médiation. C’est très important pour comprendre comment cette société « évolue » maintenant. Il ne faut pas comprendre celle-ci comme une société traditionnelle à laquelle s’ajouteraient un ensemble de procédés, de machines, de modes de travail et de communication … La société, la civilisation de la technique, est d’abord marquée par la cohérence de l’ensemble technique qui la constitue et qui constitue aujourd’hui le milieu de l’homme. Ce milieu informe ensuite son intelligence, et conditionne son rapport au réel, et il adapte l’homme aux nécessités de la Technique. La société moderne n’évolue donc pas comme si la technique n’était qu’un ensemble de moyens surajoutés à une réalité demeurée autonome et libre à son égard. C’est le contraire. Mais, par compensation d’un phénomène qui lui échappe, pour lors à peu près complètement, l’homme moderne prétend faire l’évolution (voire la révolution). [4]

En fait, il ne fait qu’exprimer la réduction de son intelligence à une compréhension purement technique de la réalité : comment ça fonctionne et à quoi ça sert. [5] Dès lors, la totalité du réel se ramène à une série de problèmes à résoudre en terme de rationalisation et d’organisation, les interrogations existentielles qui porteraient sur l’homme en tant que sujet et sur le sens à donner à sa vie étant supprimées [6] au profit de questions bien plus fondamentales dans un milieu technicien, à savoir celle de la puissance et celle de l’efficacité pratique qui sont promises par la rationalisation de la pensée et l’organisation du monde. Ainsi pour les réalités du mariage, de la filiation, de la sexualité, de la procréation : voilà autant d’éléments à rationaliser et à organiser du « mieux possible », comme n’importe quoi d’autre[7] D’où l’évidence des techniques mécaniques dissociatives de ces réalités : contraception, PMA, GPA … D’où celle des techniques psychologiques constructivistes de ces réalités : parentalité, « Genre » … L’« homoparentalité » en particulier est un concept purement technique, l’aboutissement logique et nécessaire de la dissociation de la sexualité et de la procréation par la technique, en même temps que de l’effacement de la complémentarité des sexes par l’uniformisation des tâches dans la société de la technique.

Les « agents de transformation sociale », comme ils se plaisent à se désigner eux-mêmes, [8] n’ont donc rien imposé qui ne se fait déjà sans eux : dans une civilisation non technique, ces agents auraient été inaudibles ou ridicules. Pour réussir à ne plus (faire) comprendre la famille que comme un ensemble d’interactions asexuées, il fallait que la famille ait déjà symboliquement disparu pour n’être plus qu’un sous-système du système technicien — à l’intérieur duquel « parent 1 » et « parent 2 » font aussi bien l’affaire que « père » et « mère », les notions de « projet parental » et de « désir d’enfant » ayant accompagné la réduction de la notion de « parents » à une simple quantité (le chiffre deux), après avoir évacué celles, accessoires dans une société technicienne, de la différence sexuelle (un homme et une femme), de la complémentarité (un père et une mère) ou de la fécondité (un géniteur et une génitrice). C’est bien pourquoi au demeurant, la seule « révolution » à faire consiste, pour ces courageux agents, à à adapter le Droit à la réalité … de la société technicienne. [9]

Approche philosophique & morale : l’intolérance absolue des limites

« La technique [moderne] est en soi suppression des limites. Il n’y a, pour elle, aucune opération ni impossible ni interdite : ce n’est pas là un caractère accessoire ou accidentel, c’est l’essence même de la technique : une limite n’est jamais rien d’autre que ce que l’on ne peut pas actuellement réaliser du point de vue technique – simplement parce qu’il y a au-delà de cette limite un possible à effectuer. Il n’y a jamais aucune raison de s’arrêter à tel endroit. Il n’y a jamais aucune borne délimitant un domaine autorisé : la Technique joue dans l’univers qualitatif exactement comme les fusées dans le Cosmos […] La Technique est […] un phénomène qui se situe dans un univers potentiellement illimité parce qu’elle-même est potentiellement illimitée : elle présuppose un univers à sa propre dimension, et par conséquent ne peut accepter aucune limite préalable. » [10]

« [D’où cette] certitude dans l’espoir, qui étonn[e] en ces temps troublés [:] c’est la vertu du “Tout est possible” [:] non seulement il n’y a pas de limite préfixée, de limite morale ou spirituelle à l’action, mais encore la seule barrière reconnue est celle de ce qui n’est pas aujourd’hui possible mais le sera demain. Rien ne surprend plus : la désintégration de l’atome, le Spoutnik, tout cela c’est dans l’ordre normal. Demain on fera mieux. Mais en réalité cette vertu exprime surtout une morale de la démesure, une morale de l’illimité à laquelle l’homme moderne s’est parfaitement adapté. La démesure des moyens et des réussites techniques conditionne une morale du gigantesque et de l’illimité. […] Le Bien apparaît alors dans le franchissement de la limite : ce que l’on ne peut pas faire aujourd’hui, on le pourra demain : et cela est bien. » [11]

La Technique moderne est en soi refus des limites. Elle ne connaît pas de limite préfixée à son action — au contraire de l’antiquité grecque par exemple où l’action s’inscrivait dans un ordre (cosmique). La conséquence est automatique : la limite à l’action ne signifie plus aujourd’hui ce que l’on ne doit pas faire, mais ce que l’on ne peut pas (encore) faire. Le Bien lui-même est devenu refus et franchissement des limites. On ne saurait donc par hypothèse accepter aucune limite spirituelle ou morale.

La « liberté de la recherche » exprime exactement cette intolérance parfaite des limites. [12] La seule limite reconnue est l’impossibilité actuelle, donc précisément ce qu’il faut dépasser. La récente révision de « loi » portant sur la recherche sur l’embryon exprime à fond cette intolérance absolue des limites. Cette révision pulvérise le maigre interdit symbolique de la version précédente qui, tout en organisant la vivisection de l’homme embryonnaire, posait qu’il s’agissait néanmoins là d’une exception au principe fondateur de la dignité humaine. Mais aucune limite ne saurait être concédée, même purement symbolique. [13] Et c’est toute la société qui a ratifié cette intolérance, notamment par le détour de la santé, qui ne fonctionne plus qu’en terme de réussites et d’échecs à l’encontre des limites. D’où la réification de l’homme embryonnaire pour la recherche, mais encore les PMA à 4 ou 5 « parents », et bien entendu, on ne peut plus logiquement, le « traitement » de « l’infertilité sociale » des couples asexués par la PMA-GPA : étant donné que ce qui est moral, c’est de se battre contre l’impossible, « au nom de quoi » interdirait-on le recours à toutes les techniques possibles ? [14]

Cette volonté de franchir les limites, de les supprimer, c’est la vertu du « tout est possible », qui aboutit à trois choses : une intolérance infantile à la frustration, l’effacement de l’altérité (ce qui place l’homosexualité comme un modèle de choix), et (c’est le corollaire de l’intolérance à la frustration) l’obligation de moyens — l’impératif moral catégorique de notre époque, la seule obligation qui vaille aujourd’hui : obligation de moyens et non de sens (surtout pas!) : l’État est sommé de mettre à disposition pour tous les même moyens : telle est l’implacable logique actuelle. [15]

La synthèse postmoderne : un « libre-choix » bien conforme

« L’homme ne peut se situer nulle part d’où il pourrait porter une appréciation sur ce processus. Il n’a aucun “point de vue” possible. S’il pense dialectiquement, la technique n’est pas un des termes de cette dialectique : elle est l’univers dans lequel joue la dialectique. […] Tous les choix se font à l’intérieur du système, et rien ne l’excède. » [16] « [Ainsi de la “libération sexuelle” :] les malheureux jeunes qui croient affirmer par là leur liberté ne réalisent pas qu’ils se bornent à exprimer strictement leur appartenance au système : ils réduisent le partenaire à l’objet donnant une satisfaction, comme n’importe quel produit technique, et l’inconstance du choix ne fait que rejoindre le kaléidoscope de la consommation. Ils ne font aucun choix autre que celui que propose le système technicien. » [17] « Si bien que nos modernes zélateurs pour l’abolition de la morale sexuelle, de la structure familiale, du contrôle social, de la hiérarchie des valeurs, etc., ne sont rien d’autre que les porte-paroles de l’autonomie technicienne dans son intolérance absolue des limites quelles qu’elles soient : ce sont de parfaits conformistes de l’orthodoxie technicienne implicite. Ils croient combattre pour leur liberté mais en réalité, c’est la liberté de la technique, dont ils ignorent tout, qu’ils servent en aveugles esclaves du pire des destins. » [18]

« La soi-disant libre pensée n’est [ainsi] qu’un tissu de conditionnements d’autant plus rigoureux qu’ils ne sont pas entrevus [:] elle consiste à récuser un système (religieux) non pour entrer en conflit contre les déterminations profondes, mais pour se livrer à [celles de la technique] en toute ignorance. » [19]

Depuis un moment déjà, mais surtout depuis une cinquantaine d’années, on nous dit : mais tout cela, voyons c’est le progrès, c’est la liberté, c’est donner un « libre-choix » à chacun. Sauf que dans ce « libre-choix », comme l’ont montré Ellul et bien d’autres, la liberté est confondue avec la puissance, [20] le fantasme ou le passage à l’acte, tandis que le choix est réduit à n’être plus qu’un choix de consommation[21] C’est-à-dire que ces libertés et ces choix se bornent à exprimer les déterminations les plus étroites du système technicien. Le système assume et résout ainsi le paradoxe de la liberté par le conditionnement. Et dans le même temps, ce non-conformisme fonctionnalisé permet à l’homme de compenser la fatalité de l’ordre technicien. Telle est la synthèse de la liberté postmoderne — dont la « libération sexuelle » offre le parangon.

On comprend ainsi de quelle façon, par quels moyens, s’instaure l’actuelle « dictature du relativisme ». [22] La contradiction n’est qu’apparente. D’un côté, l’autonomie technicienne exige un état d’esprit conforme à la suppression des limites. De l’autre on prétend pouvoir voler dans le vide moral, et l’on se retrouve ainsi gouverné entièrement par la seule gravitation technicienne. Le « libre-choix » moderne a finalement tout de l’hétéronomie kantienne. Elle est le faux-semblant de la liberté. Redéfinie en liberté de consommation, c’est une liberté qui n’a ni forme ni contenu, et qui se confond de la sorte parfaitement avec la technique. Telle est l’essence du « libre-choix » de la Modernité : penser de plus en plus techniquement son rapport au monde et à soi, pouvoir de plus en plus exercer des choix techniques, user de plus en plus techniquement des choses, organiser de plus en plus techniquement sa vie, etc. … et ne plus pouvoir faire autrement [23] : le « libre-choix » est un « serf-choix ». [24]

Conclusion, l’homme de l’attente est l’homme de l’espérance

Pour conclure, il ne me reste plus qu’à relier toute cette réflexion d’un homme libre au combat pour la (vraie) liberté. Les Veilleurs se réjouiront de savoir que, pour Jacques Ellul, l’homme de ce combat, c’est l’homme de l’espérance, celui qui sert le monde par son attente : une attente confiante et inébranlable, résolue et patiente.

« L’homme de l’espérance est l’homme de l’attente. […] Cette attente n’est pas une affaire intérieure et cachée. Elle n’est pas simple oraison dans le fond du cœur. Job avait ses témoins qui étaient ses accusateurs, en étant ses amis. L’homme de l’attente doit rendre cette attente “é-vidente”, il doit prendre à témoin, et risquer sa réputation, risquer de passer pour un imbécile littéraliste, un faible d’esprit influencé par l’Apocalypse, un névropathe, ou un obsédé. Il doit savoir que le jugement contre lui sera aussi radical que son attente : car s’il y a une chose que notre société ne peut pas accepter, parce qu’elle est efficace, productiviste, activiste, politique et triomphale, c’est exactement cette attitude-là : elle peut tout accepter […], elle peut tout absorber, sauf exactement celui qui s’est fermé dans son attitude du radicalement autre, et qui a jeté son ancre dans des eaux extérieures, qui espère ce qu’aucune évolution de l’histoire ne pourra jamais lui apporter, qui récuse en même temps le matérialisme historique, l’idéalisme politique, et le structuralisme [— aujourd’hui : le Genre —] fatal … Et qui, de ce fait, n’a plus aucune commune mesure avec la construction de ce temps, mais qui sert le monde par l’attente — et par la seule attitude, seule décision parfaitement inassimilable, située en dehors […] [dans] la récusation de tout ce qui n’est pas l’attente […] du royaume qui vient [et du Tout-Autre]. » [25]

Notes de bas de pages

[0] Mon sous-titre s’est imposé de lui-même, avant de réaliser qu’il venait en écho à Olivier Rey et son maître ouvrage : Itinéraire de l’égarement : du rôle de la science dans l’absurdité contemporaine, 2003. Sur la relation réciproque et nécessaire actuelle entre science et technique, cf. le même ouvrage (ou encore Jérôme Sainton, La morale technicienne : l’illusion bioéthique et le refus de la transcendance, sous la direction d’Olivier Rey, mémoire de bioéthique, IPLH, 2013).

[0A] « La caractéristique essentielle de notre temps ? — Une désincarnation. Alors que l’inverse constitue l’homme. » (Bernard Charbonneau, Prométhée réenchaîné, 2001 (1972), p. 53)

[1] Pour résumer ceci de façon sociologique, à la manière d’Ellul : dans la société moderne, il faut distinguer plusieurs niveaux. Au niveau des apparences, certes il y a beaucoup de changements. Mais si l’on se place au niveau des structures, ce fond reste extrêmement stable. Car au niveau des événements et du circonstanciel (le niveau politique), on en reste à la surface des choses, avec beaucoup d’agitation — ce que certains appellent « le changement ». Il y a ensuite le niveau des variations de grande amplitude (les phénomènes économiques par exemple). Mais les structures stables (la profondeur de l’océan) sont données par la technique : « c’est elle qui structure fondamentalement la société moderne. Non pas que la technique ne change pas, mais elle obéit à sa propre loi d’évolution et elle est très peu influencée par les événements. » (Jacques Ellul, Ellul par lui-même, 2008, p. 112). Et, aujourd’hui, « c’est le conformisme à la technique qui est le vrai conformisme social » (Jacques Ellul, Le Système Technicien, Calmann-Lévy, 1977, p. 122). Il est encore courant de s’entendre dire que notre univers technique n’est qu’un ensemble de moyens dont on dispose. En réalité, c’est cet univers, ce sont ces moyens, qui nous disposent. D’où l’absurdité de ce monde ; car l’agir technique pur déconstruit rien moins que ce qui préside à son harmonie.

[2] Avec Ellul, nous n’entendons pas par « la Technique » l’outil ou même la machine, aussi perfectionnés soient-ils, mais l’ensemble, la systématisation de ces moyens, et le principe d’après lequel, en conséquence, la société de la technique règle son action et sa pensée.

[3] Le système technicien, p. 43-47.

[4] Cf. l’exemple type de la « refondation de l’école » par M. Peillon (note n°24) qui a publié comment la révolution française n’est pas terminée (2008). La révolution dont il s’agit relève d’un conformisme absolu au mouvement de la société technicienne, que l’on appelle ensuite « le sens de l’histoire », mais l’on subvertit et l’on renverse ainsi le sens même de la « révolution », depuis le Communisme en fait, où « ce mot prend un sens exactement contraire à son sens originel : faire la révolution, c’est s’adapter au donné. Elle n’est plus la liberté mais la nécessité. » (Bernard Charbonneau, Prométhée réenchaîné, 2001 (1972), p. 277-278) Combien plus encore, depuis, la « révolution » sexuelle ! Cf. le triptyque de Jacques Ellul : Autopsie de la révolution ;De la révolution aux révoltes ; Changer de révolution.

[5] À la différence d’une intelligence philosophique (ce que c’est), symbolique (ce que ça signifie) ou encore poétique (ce que ça donne à imaginer). « La formule [“civilisation technique”] est exacte, il faut en mesurer l’importance : civilisation technique, cela signifie que notre civilisation est construite par la technique (fait partie de la civilisation uniquement ce qui est l’objet de la technique), qu’elle est construite pour la technique (tout ce qui est dans cette civilisation doit servir à une fin technique), qu’elle est exclusivement technique (elle exclut tout ce qui ne l’est pas ou le réduit à sa forme technique). » (Jacques Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle, 1954, p. 116)

[6] « Au total, la suppression du sujet et la suppression du sens sont deux conséquences importantes de la technique et contribuent au malaise et au malheur de l’humanité. » (Ellul par lui-même, p. 82)

[7] « Pour utiliser le mieux possible les techniques et leur rendement, il faut être capable d’organiser la société d’une certaine façon, être capable de mettre les gens au travail d’une certaine façon, de les amener à consommer d’une certaine façon. » (Ellul par lui-même, p. 120) Et il en va de toute chose dans la société que sous-tend la Technique. Exemple de l’art, avec cette critique de Jacques Ellul à l’encontre de l’art moderne, dénoncé à partir des choix des organisateurs d’une « exposition pop » en 1969 : « selon la pente du système technicien, d’un côté, le fond n’a aucune d’importance, le sujet est sans intérêt, de l’autre ce n’est pas l’artiste en tant que sujet qui compte : la conformité au système technicien est flagrante, on n’a pas à se demander ce que l’on fait, il faut le faire le mieux possible. » (L’empire du non-sens, PUF, 1980, p. 156-157). Exemple de l’activité « des journalistes de bonne foi [qui] veulent faire passer le mieux possible l’information dont ils sont chargés », mais qui ne parviennent qu’à amplifier « l’insidieuse marée engluant notre pensée et notre existence […] parce que des techniciens de bonne foi, engagés dans l’utilisation d’instruments à images, font le mieux possible leur métier sans se poser d’autres questions. » (La Parole humiliée, Seuil, 1981, p. 143-144). Le 12 février 2013, interrogé au journal de France 2 sur la demande d’une PMA par un couple lesbien, Christiane Taubira a répondu : « Cette demande étant légitime, nous devons y répondre le mieux possiblepour la société [aussi] le gouvernement aura le souci de traiter le sujet de la façon la plus complète, la plus juste et la plus efficace possible. » (je souligne)

[8] Cf. Marguerite Peeters, La mondialisation de la révolution culturelle occidentale, 2007.

[9] Toutes les déclarations des ministres en charge de la redéfinition du mariage pour tous, ne disent en fait qu’une seule chose : « Nous faisons une loi qui s’adapte à ce qu’est la réalité de la société » (Dominique Bertinotti, France Inter, 07/11/2012) « La loi ne va pas créer quelque chose de nouveau. Elle ne fait que s’adapter à des évolutions de société profondes […]. Des couples ont recours à la procréation médicalement assistée […]. La révolution silencieuse des familles a déjà eu lieu. Ce qui nous est demandé aujourd’hui, c’est d’adapter le droit. » (JDD, 15/12/2012) On ne saurait mieux reconnaître la défaite de la pensée et l’autonomie de la Technique, dont les évolutions induites se justifient ensuite les unes les autres mécaniquement : en substance, puisque on fait déjà des PMA (en bricolant éventuellement avec des gamètes issus de couples différents), puisqu’on a déjà inventé le « projet parental », l’« homoparentalité » est déjà justifiée. Et c’est tout-à-fait vrai. Aujourd’hui le dispositif Taubira ne fait « que » se mettre en cohérence avec une intelligence purement fonctionnelle de la famille. Tout n’est qu’affaire d’adaptation à cette société-là, on ne cesse de nous le répéter. Et maintenant que la loi et le droit sont davantage adaptés à réalité de la société technicienne, il reste à faire de même avec l’homme à venir. Et Ellul de décrire le travail actuel de Vincent Peillon (comme des ministres qui l’ont précédé) à l’éducation : « Le but principal aujourd’hui de l’enseignement et de l’éducation, est de préparer des jeunes adaptés à cette société. » (Le Vouloir et le faire, p. 156). Cf. note n°24.

[10] Jacques Ellul, Le système technicien, p. 167 (= 2012, p. 160).

[11] Jacques Ellul, Le vouloir et le faire, 1964, p. 159-160. Et, du fait que cette règle de conduite se trouvât « parfaitement adaptée aux exigences de la société moderne », Ellul concluait déjà à « une morale totale et globale de la société toute entière. Il s’agit d’une Morale collective essentiellement totale et même totalitaire. Il s’agit d’une morale qui atrophie progressivement les vertus privées, la morale personnelle, et qui aboutit à la disparition du sens moral individuel dans la mesure même où elle fait disparaître la problématique. » (ibid.) cf. la « morale laïque » de Vincent Peillon (note n°24), soutenue par François Hollande le 9 octobre 2012 à la Sorbonne et dont la « présidence normale » donne une saveur supplémentaire au propos d’Ellul : « Dans la société technicienne, le Normal tend à remplacer le Moral » ; une Norme qui « n’est plus un Impératif de la conscience [mais qui] est obtenue par le comportement moyen ». Or, « du moment qu’un comportement est Normal, il n’y a pas lieu de le réprouver au nom de la Morale » puisque « la vertu la plus haute demandée à l’homme d’aujourd’hui est l’adaptation » (Le Vouloir et le faire, p. 156). Cf. note n°11.

[12] Avec au mieux de la naïveté, sinon beaucoup d’hypocrisie. Car si « tout le monde est d’accord pour déclarer que la recherche scientifique doit être libre et indépendante » (Le système technicien, p. 168 (= 2012, p. 160)), il est un fait que « la Science cesse d’être libre. Elle est fortement polarisée dorénavant : elle a un devoir absolu, servir l’Économie nationale. […] C’est une question de vie ou de mort dans la concurrence des nations, mais aussi pour la Science elle-même. Il n’y a plus de “Science pour la Science”, Il y a une Science pour le développement. » (Le Bluff technologique, 1988, p. 336)

[13] La société technicienne a bien sûr déjà vidé le symbolique de sa substance et de sa force, comme en témoigne, dans le langage actuel, toute la valeur de l’expression « purement symbolique ».

[14] « Au nom de quoi » : telle est l’expression récurrente des techniciens exprimant l’intolérance absolue des limites par la TechniqueCf. Bernard Debré, le 09/02/11 (synthèse de presse de Genethique.org) : alors qu’un amendement au projet de loi en cours sur la bioéthique prévoyait de limiter à trois le nombre de fécondations des FIV afin d’« éviter un trop grand nombre d’embryons surnuméraires », il déclarait aussitôt : « Je ne vois pas au nom de quoi on limiterait le nombre d’embryons à féconder. » Cf. Ellul : « Et, je vous le demande, au nom de quoi s’arrêterait-on ? » (Sans feu ni lieu, 1974, p. 227) « au nom de quoi — puisque précisément Dieu est mort ! » Or, « la proclamation de la mort de Dieu permet à la dure concrète implacable réalité de ce monde de se présenter comme Dieu, de se faire adorer, servir », puisque « Dieu […] est redevenu Moloch. Car le Dieu réel de notre temps c’est la sainte Trinité État-Travail-Technique, qui exige tout de vous, en vous dispensant à la rigueur quelques grâces. » (Métamorphoses du bourgeois, Calmann-Lévy, 1967, p. 245-246 = Table ronde, 1998, p. 283). Et c’est pourquoi, si la technique est devenue sacrée, alors la seule attitude libre à son égard sera jugée « transgressive » à son égard ; cette « transgression à l’égard de la technique prendra la forme de la destruction des croyances que l’homme met dans la technique […]. Elle implique donc la recherche d’une signification externe au nom de quoi s’opère [cette] transgression et qui par là même dé-signifie la technique. » (« Recherches pour une éthique dans une société technicienne », 1983, repris dans Cahiers Jacques Ellul, 2004, p. 148)

[15] Comme je pense l’avoir montré ailleurs, cette obligation de moyens constitue la synthèse de la (démoralisante) morale technicienne actuelle, exclusive de la dimension personnelle et de la conscience. Morale technicienne en effet, pour un monde qui, par la science et la technique, a été objectivement réduit à un Univers de moyensCf. Jérôme Sainton, La morale technicienneop. cit.

[16] Jacques Ellul, Le système technicien, p. 353 (= 2012, p. 328). « Le système technicien semble donner à l’homme un plus large champ de possibles, mais exclusivement inscrits dans ce champ technique, à condition que les choix portent sur des objets techniques et que cette indépendance utilise les instruments techniques : c’est-à-dire qu’elle exprime l’adhésion [à la technique]. » (p. 122 (= 2012, p. 119))

[17] Jacques Ellul, Le système technicien, p. 355 (= 2012, p. 329).

[18] Jacques Ellul, Le système technicien, p. 168 (= 2012, p. 161).

[19] Jacques Ellul, Éthique de la liberté (tome 1), 1973, p. 46. « C’est la technique [en effet] qui exige que les valeurs anciennes, les mœurs, la morale traditionnelle soient attaquées [, et] il y a erreur quand on croit qu’il y a [là] vrai non-conformisme (il exprime seulement le conformisme à la réalité la plus profonde et la plus forte). » (Le système technicien, p. 126 (= 2012, p. 122))

[20] « Il y a ceux qui vont au nom de la liberté délivrer les peuples d’on ne sait quelle dictature, quand ces peuples ne demandent rien. Et il y a ceux qui au nom de la liberté vous organisent une merveilleuse démocratie fondée sur la dynamique de groupe la plus conditionnante possible … […] Or, ces deux courants également bourgeois convergent de nos jours, cernent la totalité de l’homme, l’enserrent de partout, par le ventre et par les idées, par le rêve et par le pain, par la science et par l’action, pour lui faire mépriser, oublier, rejeter la liberté. […] Et ceci nous amène […] à considérer le sens et la valeur de l’entreprise bourgeoise en tant que développement de la puissance à l’état pur […] La puissance pour la puissance […] sans signification ni destination, [et qui] crée autour d’elle une abstraction rigoureuse. L’univers qu’elle habite et qu’elle crée n’est plus fait que de signes algébriques, de schémas, d’épures. Il n’y a plus d’êtres de chair et de sang pour elle, mais des hommes, des citoyens, des ouvriers, des instruments qualifiés par leur fonction et par leur rapport à la puissance. Il n’y a plus de rapports humains naturels : nous savons […] qu’ils sont tous “culturels”, et que l’homme par conséquent infiniment malléables peut être modifié, manipulé, transformé, ainsi que ses affections, ses haines, ses amours afin de le rendre conforme aux nécessités de la puissance. » (Métamorphose du bourgeois, Table ronde, 1998, p. 321-325)

[21] « Parce qu’au-dessus de nos têtes, à nous qui opérons ce libre choix, avant même notre libre choix, on a déjà tranché. On a déjà décidé que c’est en tant que consommateurs […] que nous devons opérer ce choix […] » (Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, 1956, p. 15).

[22] Le terme est de Benoît XVI. Et il n’est aucunement exagéré. Le fait par exemple que la prétention totalitaire du « Genre » ne soit pas liée à l’origine à un projet politique mais à la Technique ne change pas la nature de cette prétention — prétention en tout état de cause bien assumée par le gouvernement actuel, qui a refusé d’entendre jusqu’à l’objection de conscience, et qui a au contraire en vue de « préparer les consciences » c’est-à-dire les préparer à se confondre avec la doctrine du « libre-choix » : « le but de la morale laïque est de permettre à chaque élève de s’émanciper », de « donner la liberté de choix », ce pour quoi il faudra « arracher l’élève à tous les déterminismes, familial, ethnique, social, intellectuel » (Vincent Peillon, L’express, 02/09/2012). On ne saurait mieux résumer la loi morale de la société technicienne (nul doute que l’éducation à la technique — notamment à la contraception et aux PMA — ne souffrira, elle, d’aucun arrachement …). Là encore, Ellul l’avait annoncé : la formation à la technique (et à sa morale) « c’est tout le programme des réformes de l’éducation ! Mais qui dit cela, dit par-là même négation de toute autonomie spirituelle. Et nous pressentons le nouveau pas que, de partout, on attend : une éducation civique qui enfin en soit une, […] car le bon citoyen n’a pas à objecter en fonction de sa conscience individuelle […] mais à appliquer la morale sociale collective qui dans l’état actuel des choses est un produit de l’autonomie politique [de l’État technicien]. » (Jacques Ellul, L’illusion politique, 1977, p. 121-122).

[23] Ainsi dans le cas douloureux et grave de l’institutionnalisation de l’avortement comme dans celui de l’euthanasie : on ne cesse de défendre à leur endroit tantôt la liberté tantôt la nécessité : il faudrait savoir ! Mais c’était déjà le cas emblématique de la contraception, présentée comme le sommet évident à la fois de la liberté et de la nécessité modernes.

[24] « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui commet le péché est esclave du péché. » (Jn 8, 34)

[25] Jacques Ellul, L’espérance oubliée, La table ronde, 2004 (1972), p. 250, 255-256. Mais cf. aussi bien Benoît XVI, Sauvés dans l’Espérance, 2007, n.35, qui ne dit pas autre chose. Tout comme, sans surprise, l’élaboration d’une véritable « écologie humaine » (cfwww.ecologiehumaine.eu), dont l’expression et l’idée doivent beaucoup à l’Église catholique et particulièrement à Benoît XVI, rejoint toutes les perspectives dessinées par Ellul (et son grand ami Charbonneau) — dont l’écologie politique et environnementale, tout en prétendant s’y référer, a évacué  tout ce qui faisait sens pour l’homme pour se voir admirablement récupéré par le système technicien (dans le « développement durable » notamment — « c’est ainsi que certains écologistes à tendance libertaire étaient très en marge, mais l’institutionnalisation de “l’environnement” a progressivement fait entrer dans l’organisation dominante un bon nombre de leurs tendances sans modifier en quoi que ce soit le système. Mais [ils] étaient trop heureux de se voir reconnus (par exemple la politisation de l’écologie par participation aux élections) » : Jacques Ellul, Déviances et déviants, érès, 2013 (1992), p. 144). Ainsi tirons-nous de notre trésor du neuf et de l’ancien (cf. Mt 13, 52), ainsi voyons-nous se rejoindre et sans couture sagesse catholique et sagesse protestante : ici l’analyse sociologique percutante d’Ellul rejoint toute la profondeur de la méditation philosophique personnaliste du catholicisme, et toutes les deux éclairent, par une raison ouverte à la transcendance, une seule et même théologie : Dieu seul libère et relie, face à l’Adversaire qui piège et divise.