Deuxième partie
Les remèdes aux dangers de la technique
Charles Eric de Saint Germain
Philosophe et Essayiste
1) L’essence de la technique moderne selon Heidegger et la solution bergsonienne
Heidegger pensait que les avancées technologiques ne travaillent pas en réalité à l’avènement d’une vie humaine plus heureuse sur terre : elles ne visent pas à soulager les détresses et maux de l’humanité dans une nature hostile à l’homme, mais ces avancées obéissent à une logique interne, qui se développe de manière autonome ; Elles sont donc soumises à des impératifs qui échappent totalement au contrôle de l’homme. Heidegger discerne ainsi, dans « La question de la technique » (in Essais et conférences), 3 étapes dans l’histoire de la technique, et notamment dans la manière d’envisager son rapport à la nature :
- Le rapport grec de l’Homme à la nature : c’est la technè qui, comme on l’a vu dans la première partie, n’est nullement contre-nature, elle ne fait pas violence à la nature mais elle collabore avec elle pour lui permettre d’atteindre les fins qu’elle vise mais qu’elle n’atteint pas toujours d’elle même. Ainsi, par exemple, la technique ophtalmologique permet de restaurer la finalité de l’oeil (la vision) grâce au port de lunettes ou de verres de contact ou grâce à des implants, lorsque cette finalité est entravée (par une myopie ou autres).
- A partir du XVI e siècle et avec la naissance de la science Galileo-cartésienne se fait jour une nouvelle posture dans le rapport que l’homme entretient avec la nature. La nature, on l’a vu, est définalisée, elle obéit désormais à des lois purement mécaniques. La nature n’est plus un objet de respect, elle n’est plus une « déesse » qu’il faudrait suivre en se soumettant à ses injonctions, mais elle se prête à l’action transformatrice de l’Homme, un homme qui peut légitiment utiliser, grâce à ses connaissances, les énergies et les mécanismes naturels, afin de réaliser ses propres fins (en rusant avec la nature).
Si la nature n’a plus besoin d’être parachevée par la technique, c’est donc bien parce qu’ elle ne vise plus de fins. Comme le montrera Descartes, la nature étant parfaite en son genre, elle est à tout instant tout ce qu’elle peut être, et il n’y a pas à actualiser par la technique les fins qu’elle serait empêchée d’atteindre.
- La troisième étape est pour Heidegger celle de technique moderne, qui se met en place avec la révolution industrielle et le développement de la technique au XX e. La nature va désormais être sommée par l’Homme, de se dévoiler sur une mode nouveau qu’Heidegger appelle la provocation (pro-vocare = « appeler hors de » en latin). L’homme moderne ne répond plus, comme c’était le cas avec l’homme grec, à l’appel de la nature, mais c’est désormais la technique qui appelle quelque chose à elle, en l’éconduisant et en la sommant de produire toujours plus. La nature est désormais « arraisonnée », soumise à la domination du principe de raison qui la traque en l’obligeant à obéir à ses propres injonctions
On voit qu’il y a, dans cette 3ème étape, une entreprise généralisée d’asservissement de la nature, comme si le regard humain ne pouvait désormais plus voir les choses en tant qu’utilisables, manipulables et accumulables. La grande nouveauté de la technique moderne, selon Heidegger, ce n’est cependant pas d’utiliser de l’énergie naturelle en la détournant de son processus, mais c’est plutôt d’utiliser de l’énergie potentielle selon des modes que la nature ne serait pas elle même capable de produire. Heidegger prend l’exemple d’une rivière : quand on se place dans la deuxième étape, la rivière va seulement être considérée comme une force hydraulique : on ne cherche certes plus à épouser le cours de la rivière (comme le ferait un grec) mais celle-ci est envisagée ici seulement en fonction de son utilisation possible (c’est-à-dire en fonction de la force qu’elle dégage). Ainsi, par exemple, un simple moulin à eau se contente d’utiliser une force hydraulique, mais il ne dénature pas le cours de la rivière. et il n’est pas encore question de l’agression que pourrait constituer, par exemple, la construction d’un barrage hydro-électrique, comme c’est le cas dans la troisième étape, car le barrage est capable de capter la rivière dans ses flancs et de considérer la rivière comme un pur réservoir d’énergie disponible dans lequel l’homme va pouvoir venir puiser jusqu’à l’épuisement complet de la source, ce qui conduit du coup à véritable dénaturation de la rivière dans une exploitation qui abuse de la nature en lui faisant profondément violence.
Il importe néanmoins de bien comprendre que l’homme n’est pas le maître de ce processus d’exploitation car il est lui même requis par l’essence de la technique moderne pour être un instrument au service de cette entreprise généralisée de domination de la nature. L’essence de la technique moderne, c’est bien d’être un dispositif d’exploitation planétaire, qui obéit à sa propre logique, une logique sur laquelle l’homme n’a aucun contrôle. Ainsi l’homme est-il devenu le « fonctionnaire de la technique », car il est lui même requis par ce dispositif pour soumettre la nature à l’appel d’une domination totale, mais dont l’organisation lui échappe totalement, à tel point que c’est l’homme lui même qui devient à son tour arraisonné par la technique.
On voit mieux ce qui distingue la deuxième étape de la troisième étape : alors que, dans la deuxième étape, la technique reste en elle même moralement neutre, du fait qu’elle n’est que de l’ordre des moyens (ce qui sera bon ou mauvais, c’est seulement l’usage que l’homme décidera d’en faire), dans la troisième étape, en revanche, l’essence de la technique apparaît comme dangereusement immorale, car la technique a tendance à agresser la nature, à l’exploiter en vertu d’un processus qui n’a pas d’autre finalité que l’accroissement de la puissance et de la domination. L’homme moderne produit pour produire, il accumule pour accumuler, srocke pour stocker, mais sans que cela corresponde pour lui à des besoins réels, puisqu’il s’agit simplement d’accroître la puissance. Si la technique finit par dénaturer l’homme, c’est donc parce qu’elle fait de lui un être de plus en plus artificiel : la technique suscite des besoins factices, qui rend l’homme de plus en plus dépendant des techniques, au point qu’il en devient progressivement esclave de la technique.
Mais on pourrait objecter que le danger qu’Heidegger semble dénoncer dans l’essence de la technique moderne n’est peut être pas une fatalité, car on peut espérer que le progrès technique puisse échapper à cette logique qui semble se développer de manière autonome. On peut penser aux politiques inspirées de l’écologie, comme les politiques de développement durable, car dans celles-ci, il y a une volonté chez l’homme de reprendre le contrôle et la direction du progrès technique. Et si l’homme parvient à orienter lui même le progrès technique, alors on peut penser que ce progrès pourra contribuer de manière plus efficace, grâce à l’amélioration des conditions matérielles de la vie de l’homme, à la croissance morale et spirituelle de l’humanité.
Il faudrait notamment que l’homme puisse ne se focaliser non pas exclusivement sur la recherche du bien être et de son confort matériel, mais il faudrait aussi qu’il puisse prendre en compte les fins morales et spirituelles de l’âme humaine. Bergson montrait ainsi, dans Les deux sources de la morale et de la religion, que ce qu’il faut dénoncer dans le progrès technique, ce n’est pas tant les moyens matériels qu’il met à notre disposition que le risque d’un déséquilibre entre le corps (la puissance matérielle que la technique met à notre disposition) et d’autre part l’âme (la croissance morale et spirituelle de l’humanité) : ce dont le progrès technique a besoin, c’est d’un supplément d’âme, en sorte qui si la mécanique « doit être animée par une mystique », c’est pour permettre de respecter le développement harmonieux du corps et de l’âme.
Ce qui manque au progrès technique, c’est donc le fait que l’homme ne se préoccupe que de la satisfaction de ses besoins matériels, que de son corps, mais il tend à oublier ce que réclame son âme, car celle-ci a aussi des besoins spirituels dont la satisfaction est nécessaire à la croissance de l’humanité. Lorsqu’on étouffe les besoins de l’âme humaine, on tombe alors dans le déséquilibre que dénonçe Bergson, et avant Rabelais (cf « science sans conscience n’est-elle pas que ruine de l’âme » ?). Il revient ainsi à la politique d’instaurer un rééquilibrage entre les besoins du corps et de l’âme, car c’est seulement la prise en compte de ces besoins spirituels de l’âme et de la conscience qui peut remettre la technique au service de l’humanité dans son ensemble, au lieu de la mettre au service de la seule domination en vue de la domination.
2) L’éthique de la non-puissance de J. Ellul
comme remède à l’autonomie de la technique
Mais ce rééquilibrage suffit-il à réorienter le progrès technique ? Ne faut-il pas aller jusqu’à renoncer à une quête de la puissance pour la puissance ? C’est notamment ce que cherche à faire J. Ellul, quand il développe une « éthique de la non puissance » comme alternative à la volonté de puissance qui semble être au cœur de la technique moderne.
Pour Ellul, en effet, il ne suffit pas de définir certains principes moraux pour réguler l’usage que l’on fait de la technique, parce que l’essentiel ou la priorité, c’est de préserver pour l’homme la possibilité d’une responsabilité authentique. Cette « éthique de la non-puissance » ne pose pas la question de savoir comment utiliser telle ou telle technique si l’on veut éviter que cet usage ne « dérape », mais la question est d’abord de savoir si cette technique est souhaitable, car il peut s’avérer que, dans certains cas, le seul moyen de préserver une vie authentiquement humaine soit justement de renoncer au pouvoir que la technique nous donne
La règle de Gabor, qui énonce que « tout ce qui est techniquement faisable sera un jour réalisé », illustre bien ce qu’Ellul appelle l’autonomie de la technique, à savoir le fait que le progrès technique semble obéir à un auto accroissement qui se génère de lui même, sans être contrôlé par une quelconque direction humaine. Or ce que montre Ellul, c’est que le moyen de s’opposer à cette règle (qui conduit à un certain fatalisme) est d’enrayer cette croissance automatique des nos moyens techniques. C’est là ce que vise l’éthique de la non puissance, qui non seulement requiert que nous nous abstenions d’utiliser certains moyens, mais qui exige même de nous que nous renoncions à disposer de certains moyens. Notre responsabilité, c’est ici de maintenir les moyens que la technique met à notre disposition en deça d’un certain seuil de puissance, afin de ne pas perdre le contrôle de l’usage que nous en faisons, un peu à la manière d’un skieur débutant qui sait qu’on delà d’un certain seuil de vitesse, il risque de perdre le contrôle de sa trajectoire. Cela implique donc bien un renoncement à la puissance que la technique pourrait nous donner
On voit ici qu’il ne s’agit donc pas seulement de réorienter le progrès vers une finalité bonne et morale, comme le voulait Bergson, mais il faut plutôt maintenir les avancées techniques en deça d’un seuil qui risquerait de nous faire perdre le contrôle du progrès technique. Cette perte menace toujours l’homme, ne serait-ce qu’à cause des caractères qui sont ceux du progrès technique, qui se résument en trois grands principes :
1) L’autonomie,
c’est-à-dire le fait que le progrès technique semble obéir à une logique interne, indépendant de toute volonté humaine
2) L’auto-accroissement,
comme si la puissance que donne la technique s’auto-accroissait d’elle même ; Par ex, internet va s’auto-accroître, entraînant par là des modifications et des bouleversements dans tous les domaines la vie humaine (la société, l’éducation la politique, etc…).
3) L’absence de finalité du progrès technique :
on peut pas prévoir par avance dans quelle direction se fera le progrès technique, car on ne s’en rend compte qu’après coup.
Ainsi, le plus sûr moyen pour l’homme de garder le contrôle du progrès technique, c’est pour Ellul le renoncement à certaines techniques. Mais il ne s’agit pas de revenir à une état antérieur à l’usage de la technique : il faut dire à la fois oui et non à la technique. Oui, car on ne peut éviter l’usage inévitable de la technique, c’est notre quotidien, auquel on ne peut pas échapper. Mais il faut aussi dire non, car il faut renoncer à la fascination que la technique exerce sur nous, du fait de la puissance qu’elle nous donne – une puissance qui risque fort de nous aveugler.
Ainsi y a-t-il, pour Ellul, 4 caractères de l’éthique de la non puissance :
Ainsi y a-t-il, pour Ellul, 4 caractères de l’éthique de la non puissance :
- C’est une éthique du renoncement, car il s’agit de renoncer à la quête de la puissance pour la puissance. Il faut que l’homme accepte de pas faire tout ce qui serait en son pouvoir de faire, de ne pas disposer de tous les moyens que la technique pourrait mettre à notre disposition et qu’il s’auto-limite dans son action. Tel est le moyen de neutraliser la règle de Gabor. C’est ainsi que certains pays ont renoncé à la bombe atomique, au nom de valeurs morales.
- C’est une éthique de la liberté, parce que devant une possibilité technique qui s’ouvre à nous, il faut être réellement capable de dire oui ou non : le choix fondamental qui s’offre à nous n’est pas d’utiliser telle technique plutôt qu’une autre, mais c’est plutôt celui de savoir s’il faut continuer à accroître la puissance ou s’il faut diminuer les moyens qui sont à notre disposition. Il faut donc prendre en compte ce qui est moralement souhaitable et non pas seulement ce qui est réalisable, autrement dit, tout ce qui est techniquement faisable n’est pas forcément souhaitable d’un point de vue moral. Par exemple, concernant le clonage humain, mieux vaut éviter le danger d’une technique dont l’homme ne pourrait pas maîtriser toutes les compétences et qui, du coup, pourrait s’accompagner d’une déshumanisation.
- C’est une éthique des conflits. La technique on l’a vu, a tendance à imposer ses propres valeurs et en imposant celles-ci, elle tend à faire disparaître toutes les tensions, tous les conflits, tous les débats moraux, au profit d’un comportement qui tend à être consensuel, qui tend à s’imposer à tous comme une sorte d’évidence, parce qu’il va dans le sens de notre confort, de ce qui pourrait nous faciliter la vie. On en a une illustration avec la loi créant un délit d’entrave numérique à l’IVG : cette loi visait avant tout à interdire tout débat éthique sur le sens de l’avortement, car seule importe désormais, dans l’accompagnement des personnes souhaitant avorter, les questions relevant de l’opération technique (vais-je avoir mal ? Comment cela va-t-il se faire techniquement parlant ?) mais cette loi vise à évacuer tout conflit engageant une réflexion sur la moralité de l’acte posé. Or le rôle de l’éthique de la non puissance est de produire justement des tensions pour mettre en question ce qui semble relever de la facilité, mais au risque d’évacuer toute la dimension morale des problèmes éthiques. Ellul nous invite ici à nous méfier des solutions techniques qui, certes, se veulent « rassurantes », mais qui risquent d’évacuer toutes les inquiétudes de la conscience alors que cette inquiétude peut être un avertissement de la conscience qui sert parfois d’alarme face à un problème moral. On en a une autre illustration avec le cas Eichmann : étouffant la voix de sa conscience, qui pourrait provoquer un conflit, il réduit le problème posé par la déportation des juifs dans les camps de concentration à un problème d’ordre technique, oubliant toute réflexion éthique sur le sens des actes qu’il pose en se soumettant servilement aux ordres de sa hiérarchie. Le danger qui nous menace quand la technique impose ses valeurs, donc bien de rechercher des solutions techniques en évacuant tout la dimension morale du problème.
- C’est enfin une éthique de la transgression se fait vis à vis de la technique elle même, en ce qu’elle implique une démystification de la technique et notamment une désacralisation des impératifs d’action à base technique. D’où la destruction des croyances que l’homme met dans la technique et qui conduisent à faire de la technique une sorte d’idole, ce qu’elle devient inévitablement lorsque l’homme attend son bonheur des seuls progrès de la technique. Il faut donc cesser de croire que le progrès technique serait le critère suprême pour évaluer ou mesurer le progrès de la civilisation, parce qu’on peut très bien progresser dans les moyens matériels que la technique met à notre disposition tout en tombant par ailleurs tomber dans une profonde régression du point de vue moral et spirituel : il faut donc se garder d’évaluer la valeur d’une civilisation en se basant simplement sur le degré de développement technique de celle-ci.
Au final, on voit que l’objectif de l’éthique de la non puissance, c’est de permettre à l’homme de parvenir à un pouvoir du 3ème degré : si l’homme est parvenu à une certaine maîtrise de la nature (pouvoir du 1 er degré) et s’il a ensuite perdu la maîtrise de cette technique (pouvoir du 2 ème degré), alors le 3ème degré serait de permettre à l’homme de reprendre le contrôle de sa propre maîtrise, en enrayant le caractère automatique du progrès technique, qui semble se faire en l’absence de tout contrôle humain.
Au final, on voit que l’objectif de l’éthique de la non puissance, c’est de permettre à l’homme de parvenir à un pouvoir du 3ème degré : si l’homme est parvenu à une certaine maîtrise de la nature (pouvoir du 1 er degré) et s’il a ensuite perdu la maîtrise de cette technique (pouvoir du 2 ème degré), alors le 3ème degré serait de permettre à l’homme de reprendre le contrôle de sa propre maîtrise, en enrayant le caractère automatique du progrès technique, qui semble se faire en l’absence de tout contrôle humain.
3) L’éthique de la responsabilité,
l’heuristique de la peur et le principe de précaution
On voit finalement que la technique, grâce aux moyens qu’elle donne à l’homme, lui donne la possibilité de détruire la nature ou même la vie humaine elle même. Mais ce ce pouvoir que la technique donne à l’homme devrait plutôt le responsabiliser davantage, c’est-à-dire qu’il devrait aussi lui donner aussi des devoirs, qui sont la contrepartie de ce pouvoir, et notamment l’obligation morale de protéger et de sauver ce qui risque toujours d’être menacé par les moyens techniques dont nous disposons.
Hans Jonas, un philosophe allemand d’origine juive, écrit Le principe de responsabilité au XXe. Il se place dans la perspective théologique où l’homme, sommet de l’évolution, est le seul être de la création qui a le pouvoir de détruire ce que la vie et l’évolution ont réussi à atteindre en lui, car il est ce vers quoi tendrait l’évolution. C’est donc parce que l’apparition de l’homme répond à un dessein finalisé de la nature que l’homme a le devoir moral de sauvegarder et protéger cette humanité, et ce pouvoir que lui donne la technique est bien un pouvoir qui lui confère surtout et essentiellement des devoirs et des responsabilités nouvelles. Il s’agit non seulement de devoirs vis-à-vis de lui même et de son environnement, mais aussi et surtout de devoirs vis-à-vis des générations futures, devoir notamment de préserver un cadre de vie et un environnement qui soit humainement viable. Autrement dit, Jonas pense que nous sommes responsables de la possibilité de préserver une vie authentiquement humaine pour ces générations futures. De là cette inversion de la formule kantienne (qui dit : « Tu dois donc tu peux » : ce qu’on a le devoir de faire on peut forcément le faire) en un nouvel impératif : « Tu peux, donc tu dois » ; Autrement dit, ce que nous avons le pouvoir de faire nous donne des devoirs et des responsabilités nouvelles vis-à-vis des générations futures.
Le « principe de précaution » est pour Jonas l’expression de cette responsabilité nouvelle de l’homme vis-à-vis de son environnement. Il s’agit de bien comprendre que cette responsabilité que l’on pourrait qualifier d’élargie ne se réduit pas uniquement aux risques imminents, ni à la réparation des dommages causés par la technique, mais ce principe doit fonder une véritable « éthique », gouvernée par une exigence de prudence préventive. Jonas fait ainsi appel à ce qu’il nomme l’heuristique de la peur pour remédier aux dangers de la technique, car ce qui est à craindre, c’est pas tant la technique en elle même, c’est plutôt l’absence de peur face à la technique, autrement dit la fausse sécurité que nous procure la technique, en tant qu’elle se veut rassurante, du fait des facilités qu’elle nous apporte. Or c’est précisément cette fausse sécurité qui risque de nous endormir, alors que la peur devant le danger est nécessaire si l’on veut découvrir une solution adaptée.
Le plus grand danger, selon Jonas, serait donc de cesser d’éprouver de la peur : car c’est justement en éprouvant la peur que l’homme est amené à réfléchir sur les conséquences lointaines de ses actes en se souciant de la survie des générations futures. La peur devant le danger est donc nécessaire si l’on veut découvrir une solution adaptée : c’est parce que l’homme éprouve la peur qu’il est amené à réfléchir à des solutions, à s’inquiéter de la survie des générations futures, car ce sont elles qui exigent que nous réglions notre agir en vue de maintenir la possibilité d’une vie authentiquement humaine. D’où ce nouvel impératif catégorique, adapté à notre civilisation technologique actuelle : « agis de telle sorte que tu puisses garantir la possibilité de survie de l’espèce humaine sur terre » ; On le voit, le devoir de conserver ou de protéger est la contrepartie du pouvoir que nous donne la technique : nous serons responsables et coupables devant les générations futures si elles ne peuvent pas se développer normalement, du fait des retombées néfastes de nos innovations technologiques.
Une application concrète de cette heuristique de la peur est le principe de précaution, qui stipule que l’action préventive visant à réduite les conséquences néfastes de l’utilisation d’une technique ne doivent pas attendre le résultat des recherches scientifiques : l’humanité ne peut pas attendre que la catastrophe se produise pour intervenir par des mesures préventives. Le principe de précaution est donc l’application concrète que prend le principe de responsabilité. La précaution concerne autant l’environnement que le domaine alimentaire et le rapport à la santé. Appliqué à la technique, ce principe énonce qu’en l’absence de certitudes scientifiques concernant les conséquences de l’utilisation de la technique, il est nécessaire d’adopter des mesures qui permettront de réduire les risques.
Il est néanmoins possible de faire une double critique du principe de précaution :
- a) Tout d’abord, son application est complexe. Les sociétés modernes sont dépendantes des technologies, et la prospérité économique d’une nation dépend en grande partie de son adaptabilité aux innovations scientifiques et techniques. Dans le concert des grandes puissances, il semble impossible de refuser l’avancée scientifique et technologique, car le risque est alors d’être supplanté par des nations qui adoptent immédiatement les innovations technologiques et les développent dans une perspective économique de rentabilité. Dès lors, le principe de précaution s’oppose à la compétitivité des Etats, où se trouve dépassé par le besoin de se mettre au niveau des autres grandes nations. En outre, l’innovation va souvent plus vite que la loi, et elle se pose souvent comme un fait accompli qui, une fois adopté, rend tout retour en arrière impossible, d’où le caractère un peu stérile du principe de précaution.
- b) En outre, il tire sa signification de l’opposition radicale entre deux notions, celle de risque et celle de Penser ce qui nous menace en terme de risque, c’est inviter à prendre en compte la plus ou moins grande probabilité de ces menaces, et en conséquence, envisager la catastrophe seulement comme la réalisation concrète et dommageable d’un risque potentiel. Dans cette perspective, la catastrophe est un aveu d’impuissance face à la mauvaise anticipation d’un risque. Or J-P Dupuy montre que la prise en compte des catastrophes doit substituer au « principe de précaution » (qui selon lui manque d’efficacité) un catastrophisme éclairé. Le principe de précaution considère en effet que les risques sont d’autant mieux maîtrisés qu’ils dépendraient de notre responsabilité. Or nous ne faisons quasiment rien pour éviter les grandes catastrophes écologiques, alors que nous savons qu’elles arriveront. Le catastrophisme éclairé est une attitude qui, en invoquant la fatalité des catastrophes, est la meilleure des protections, car la simple prévention, fondée sur la précaution, ne suffit pas : c’est parce que la catastrophe est certaine qu’il faut en avoir peur, et pour anticiper ce qui peut nous arriver, il faut croire à la réalité de la catastrophe, et non la considérer simplement comme un risque potentiel, car c’est le seul moyen de contourner le risque et d’y échapper.
Cette attitude peut néanmoins avoir des effets pervers, car s’il faut envisager la catastrophe comme inévitable (en étant mis au pied du mur) le fatalisme du catastrophisme éclairé peut conduire à une forme de paralysie, et peut faire tomber dans une sorte de panique collective qui pourrait nous conduire à la passivité et à l’inaction.