Auteur Eric LEMAITRE
La mondialisation a agi comme un mirage, une forme de chimère nous laissant penser à une croissance exponentielle et infinie or la libéralisation des échanges de biens, de capitaux et des hommes, conjuguée à un environnement envahi de plus en plus par la dimension du gain à tout prix a inévitablement favorisé les délocalisations massives du monde industriel à forts capitaux, vers les pays à plus faible coût de main-d’œuvre. Ce monde nous a ainsi entraînés vers des circuits longs, a jeté à la périphérie bon nombre d’activités économiques, entraînant une polarisation et une concentration des capitaux qui déséquilibrent les écosystèmes de nos territoires notamment nos bourgs ruraux. Nous sommes ainsi passés d’un rapport à la personne, à l’économie des masses, du sacré à la matérialité, du bien être à la consommation débridée.
Les années 60
Ce constat m’a de fait plongé dans mes souvenirs d’enfant, un enfant de la campagne, un enfant du monde rural, je me souviens que nous avions une maison et un grand jardin, nos parents nous avaient confiés un lopin, une parcelle de leur jardin afin d’y cultiver nos carottes, nos radis et tomates. Nos parents souhaitaient nous transmettre l’amour de la terre et des plantes. Nous avions peu de déchets et aucune consommation d’emballage, le seul emballage que nous consommions était le papier paraffiné du boucher qui nous emballait la viande. Notre lait nous allions le chercher à la ferme dans des bidons et l’eau nous étions nombreux dans le village à le puiser au puits. Nous étions à deux mille lieues de cette société hyper consommatrice qui est venu finalement entacher, souiller une qualité de vie.
Dans ce même village, il y avait plusieurs corps de métiers, un charpentier, un forgeron, des épiciers, une boulangerie, un cordonnier et bien entendu des fermiers, plusieurs fermiers, éleveurs ou cultivateurs. Nos villages étaient peuplés, la vie était animée, aucun habitant ne connaissait non plus le chômage, non la vie de notre village n’était pas l’ennui, n’anéantissait pas non plus nos rêves d’enfants épris de liberté. A ce propos personne ne semble souligner finalement que ces années-là, ces années 60, nul n’éprouvait dans les villages le non-emploi. La terre de ces villages produisait une qualité de vie et de véritables richesses, ces richesses étaient humaines, les églises étaient aussi pleines le dimanche à la messe.
Dans ces villages, la vie sociale conduisait à nous mêler, riches et pauvres, il n’y avait pas de différences, nous avions les mêmes terrains de jeux, les mêmes centres d’intérêt. « On ne gagnait rien, on ne vivait de rien, on était heureux. Il ne s’agit pas là-dessus de se livrer à des arithmétiques de sociologue. C’est un fait, un des rares faits que nous connaissions, que nous ayons pu embrasser, un des rares faits dont nous puissions témoigner, un des rares faits qui soit incontestable »[1]. Notre monde était celui de la proximité, or en quelques décennies, nous sommes entrés dans une forme de nouveau modèle sociale, une mutation qui subrepticement est venue bouleverser les conditions de la vie dans nos campagnes.
Le bouleversement
Nos villages se sont dépouillés des richesses artisanales, dépeuplés de ces métiers, les artisans ont disparu, les épiciers ont été absorbés par les géants de la distribution qui se sont installés à la périphérie des villes, les paysans n’ont plus vécu largement de leurs revenus, devenus entre-temps les sujets des contraintes imposés par le marché Européen et aujourd’hui pour beaucoup d’entre eux ne vivent plus de leurs ressources. Il y a à nouveau, ces mots prophétiques de Charles Péguy[2] qui résonnent en moi et qui illustrent les sentiments qui me traversent à propos des mutations de ce nouveau monde et de son Dieu Mamon « Il y a eu la révolution chrétienne. Et il y a eu la révolution moderne. Voilà les deux qu’il faut compter. Un artisan de mon temps était un artisan de n’importe quel temps chrétien. Et sans doute peut-être de n’importe quel temps antique. Un artisan d’aujourd’hui n’est plus un artisan. »
Dans ces contextes, l’évolution du monde de l’éducation porte aussi cette responsabilité de détourner les élèves talentueux en leur enseignant comme une forme de régression, de recul honteux d’embrasser les carrières orientées sur les savoir-faire manuels. Les élèves peu doués étaient finalement orientés dans ces classes dites de transition. Ces élèves en classe de transition, furent préparés à des métiers que l’on ne voulait plus honorer. Certains parents dans leur amour-propre n’auraient pas aimé une orientation dans cet univers des manuels persuadés qu’il n’y avait pas là d’avenir social pour leurs enfants ni de valorisation possible de leur talent. Le système éducatif est ainsi responsable d’une mise en distanciation des élites et des hommes et des femmes qui forment ce que l’on a communément appelé le « peuple » Ce monde élitiste mais dévoyé a brisé le lien, la relation pour créer des classes, ceux qui réussissent et ceux que « l’on croise dans les gares »[3].
Nous avons été gagnés par les mirages de l’argent, de l’économie du gain, de la compétitivité, de la performance, de la conquête mondiale. Cette économie-là a mis de la distance en s’éloignant définitivement de la dimension de l’humain, en mettant également à l’écart la proximité où les ressources locales constituaient l’essentiel des richesses. Ces richesses locales qui promouvaient un échange garantissant les équilibres de nos écosystèmes.
Or ce sont nos écosystèmes qui ont été abîmés par l’industrialisation des multinationales, la mondialisation, les idéologies du progrès, le consumérisme et ses miroirs qui ont désenchanté finalement la socialité des villages, de ces bourgs à taille humaine.
La tendance du monde moderne épris d’argent, de consommation et de progrès technologique, le porte naturellement vers une globalisation croissante, écartant l’être humain de tout rapport à la proximité, de toute agora, tout enracinement à sa terre mais aussi à ses humus, lui faisant miroiter les appâts d’un bien-être ancré dans la seule et suffisante matérialité s’enfermant dans la consommation individualiste devenue aujourd’hui virtuelle, cette consommation qui apparaît comme étant la principale responsable de nos maux comme une empreinte toxique abîmant le milieu humain et toute un pan de l’écologie humaine.
La remise en cause
Or après avoir chéri l’économie mondiale, les pouvoirs publics remettent en cause les modèles qui sont venus conditionner les nouvelles habitudes qui ont dessiné à ce jour nos modes de vie. Or le discours politique qui nous enjoint à vivre un autre modèle, nous ordonne d’adopter d’autres mœurs, ne passe pas, ce discours-là est rejeté. L’orientation proposée, celui de la transition énergétique est tout simplement décalée par rapport au modèle économique qui s’est installé via l’invasion consumériste, qui s’est aujourd’hui profondément amarrée dans les univers de notre vie sociale et éducative.
Le refus de se laisser entraîner dans une forme de renonciation de l’aisance sociale tient sans doute de ce décalage entre les paradoxes et les signaux transmis par une élite totalement déconnectée du réel et qui elle-même n’est absolument pas prête à embrasser le modèle qu’elle nous propose. C’est ce décalage qui est devenu insupportable pour les gens pauvres, ceux qui vivent dans la précarité, ceux qui ont été mis à distance et se déplacent avec leur voiture émettrice de pollutions, alors que leurs élites au pouvoir se déplacent en grosses cylindrées pour rejoindre la préfecture de Paris en pleine manifestation des gilets jaune sans avoir fait eux-mêmes usage du bus pour assurer leur déplacement. Le contraste est ici saisissant et interpellant et conduit à encore davantage d’incompréhension entre le « faites ce que je vous dis et ne faites pas ce que je fais » !
Pourtant les élus politiques qui se sont engagés dans une réflexion sur l’élaboration d’un nouveau modèle de développement face à l’urgence écologique, n’ont absolument pas tort. Mais il nous semble que l’absence d’exemplarité et de vécus témoignés n’amènera pas les changements nécessaires. Les changements nécessitent des réformes structurelles et culturelles, de la pédagogie mais aussi la renonciation à l’envahissement de la technologie dans nos espaces de vie. Le changement est aussi un changement de comportement de nos élites dont les paradoxes de vie, ne témoignent pas de cohérence et d’intégrité morale et ne donnent pas envie d’adhérer à leurs programmes. Ma mère me disait toujours que l’exemple vient d’en haut et nécessairement je pense à la personne de Christ qui est venu pour servir et non être servi. L’enseignement évangélique de ce point de vue devrait inspirer nos élites qui se laissent griser, puis caressés par l’amour de la richesse et du pouvoir. Jésus a su résister aux propositions du diable, à ce monde de la toute-puissance et de l’argent facile. Jacques ELLUL évoquait dans ses discours la nécessité de fuir l’emprise du monde, celle de l’argent facile. Jacques ELLUL en 1946 dans la revue le semeur et dans un livre à paraître en Janvier 2019 estimait qu’«il convient que l’homme ait le strict nécessaire pour vivre (et il faut lutter pour que tous les hommes l’obtiennent), mais il faut que l’homme cesse d’avoir pour idéal de toujours gagner plus et vivre dans plus de confort. On peut être assuré que lorsque l’abondance totale régnera, l’homme connaîtra la plus grande tentation de reniement de Dieu qu’il n’a jamais connue. D’autant plus qu’il faut savoir à quel prix l’homme achètera cette abondance. [4] »
Les incohérences de ces nouveaux programmes écologiques
Or il me semble qu’il existe une forme d’incohérence entre le discours hypertechnologique promouvant l’avènement d’un monde pollué par les drones, les IA, les automates, les robots et la transition écologique à laquelle ce monde nouveau nous appelle. Il ne va donc pas de soi de conduire une idéologie de progrès et des programmes qui fondent l’espérance sur le progrès technique sans curseur. Il ne va pas de soi d’aller vers une transition écologique sans la fonder sur une économie respectueuse de l’homme et de son écosystème. Il ne va pas de soi de fonder la transition énergétique sans renonciation aux tentations et aux sirènes de la monétisation de la vie, de la modernité et sa consommation de masse. Il me semble qu’aucun programme en soi de transformation du monde n’est en réalité possible, sans conversion du cœur, sans éveil de la conscience.
L’économie de proximité est à notre sens à rebours d’un environnement qui appellerait à la modernisation de la vie sociale qui s’articulerait sur une aspiration à toujours posséder plus de technologie.
Oui à une économie de proximité affranchie de l’idéologie matérialiste
Il est urgent de revenir à la dimension de la proximité, la proximité affranchie de l’idéologie matérialiste, de revenir à la seule liberté contre la logique des mondes virtuels, de la marchandisation de la vie et du pouvoir de l’argent. Il est enfin urgent de reconstruire la proximité, d’abord en revenant à ses origines fondées sur la dimension du lien, du face-à-face, de l’économie fondée sur l’échange, la relation et dans sa dimension économique, revenir à des circuits courts sans intermédiation complexe.
Or oui, il est nécessaire d’endiguer les excès des pollutions émanant des activités consuméristes et polymères qui ont recours à l’usage des fossiles savamment enterrés par la nature et que l’homme s’est employé en quelques décennies à déterrer pour satisfaire ses nouveaux besoins. Or le monde économique est tenaillé par son envie de croissance et sa crainte de ne plus fonder son espérance dans une croissance exponentielle qui le conduira tôt ou tard face à un mur infranchissable, car les ressources ne sont pas épuisables dans cette croyance d’un progrès technologique qui n’aurait pas de fin.
Cette mutation majeure demandera du temps car elle dépend aussi pour partie de l’évolution du cœur, de nos attitudes et de nos gestes incarnés dans le quotidien. Mais il s’agit, sur le long terme, de promouvoir non un programme idéologique mais d’encourager l’initiative à la plus petite échelle, celle par exemple de la commune ou de l’intercommunalité. Il faut en effet non seulement encourager une économie de proximité mais surtout une économie de subsidiarité favorisant des initiatives humaines et non en les barrant par le poids des palissades administratives. Ne bridons ni nos maires, ni la petite entreprise, ni les citoyens épris de socialité et qui entendent être libérés des carcans et du joug de la bureaucratie tatillonne et déshumanisée. A ce propos il conviendrait aussi d’humaniser nos administrations et de réapprendre le lien avec le citoyen, d’être là aussi en proximité et non correspondre avec l’administration sur ses sites internet, ce qui ajoute encore de la distance et ceci devient insupportable.
L’économie qui permette d’éviter au maximum la mise en distance des activités sociales, professionnelles, familiales et de privilégier la vie économique strictement locale, la consommation et le recours aux services et produits locaux, de faire renaître les activités artisanales honorées par un système éducatif, de remettre en cause les conceptions promues par Adam Smith qui promouvaient la parcellisation et l’hyper spécialisation des tâches amenant plus tard l’avènement d’une société robotique. L’efficacité économique a été au détriment de l’humain, mais qui veut l’entendre et le comprendre. A ce propos, même Adam Smith prit conscience des travers d’une activité réduite à l’hyper spécialisation, ainsi l’économiste confessait qu’« Un homme qui passe toute sa vie à remplir un petit nombre d’opérations simples, […] n’a pas lieu de développer son intelligence ni d’exercer son imagination à chercher des expédients pour écarter des difficultés qui ne se rencontrent jamais ; il perd donc naturellement l’habitude de déployer ou d’exercer ces facultés et devient, en général, aussi stupide et aussi ignorant qu’il soit possible à une créature humaine de le devenir ; l’engourdissement de ses facultés morales le rend non seulement incapable de goûter aucune conversation raisonnable ni d’y prendre part, mais même d’éprouver aucune affection noble, généreuse ou tendre et, par conséquent, de former aucun jugement un peu juste sur la plupart des devoirs même les plus ordinaires de la vie privée. Quant aux grands intérêts, aux grandes affaires de son pays, il est totalement hors d’état d’en juger, et à moins qu’on n’ait pris quelques peines très particulières pour l’y préparer… »[5]
L’économie de proximité ne peut dès lors fonctionner sans redonner du sens à l’artisanat la subsidiarité, à l’intelligence locale, aux maires et à leurs habitants libérés des carcans de l’administration qui paralysent les initiatives capables d’apporter des solutions locales aux plus proches des besoins des habitants. L’économie de proximité est une économie de l’écoute des besoins non pour viser le désir mais le bien-être attaché au bien commun, l’économie de proximité est celle de l’humain et de l’intelligence qu’il peut produire dans ses relations et dans son travail. Il est temps non de développer non un programme mais d’éveiller une prise de conscience et de susciter l’initiative des hommes et non d’imposer des idéologies sans rencontrer la personne et de l’amener ainsi au changement consenti et volontaire.
[1] Citation du livre écrit en 1913 par Charles Péguy « L’argent »
[2] Citation du livre écrit en 1913 par Charles Péguy « L’argent »
[3] Dans une gare, on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien » Le Président de la république : Emmanuel Macron
[4] Citation de Jacques Ellul extraite d’un livre posthume à paraître en Janvier 2019 « Vivre et Penser la Liberté » aux Edition Labor et Fides (L’extrait est page 235)
[5] Extrait Les causes de la richesse des nations https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Smith_-_Recherches_sur_la_nature_et_les_causes_de_la_richesse_des_nations,_Blanqui,_1843,_II.djvu/454
A reblogué ceci sur Peuples Observateurs Avant Garde Togolaise et Africaine.
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