Je lisais un article de philo[1] qui faisait mention des pré-modernes, cette humanité attachée à la tradition et qui d’une certaine façon se différenciait des modernes revendiquant leur volonté de se projeter, leur confiance indéfectible dans l’avenir. Le post modernisme contrairement à l’idée reçue n’est pas non plus une projection sur l’avenir mais bel et bien l’investissement dans le présent. Le post modernisme se caractérise surtout par l’éclatement des valeurs temporelles, nous sommes dans le postmodernisme, dans le culte du présent, le postmodernisme coïncide avec la mort des grands récits qui ont fait l’histoire des civilisations humaines, invalidant notamment la pensée judéo-chrétienne mais pas seulement. Ce post modernisme se traduit à la fois par la défaite de la raison et par une crise de la légitimité des grandes institutions. Le post modernisme se définit également et selon moi par deux événements majeurs, la fin du religieux c’est-à-dire ce qui nous relie à l’autre, dans ce contexte le religieux a en quelque sorte façonné la dimension solidaire et collective. L’autre événement majeur qui illustre la post modernité est pareillement la place que prend dorénavant l’objet technique. Cet objet technique qui devient le substitut de la relation à l’autre. La post modernité n’est pas le renoncement à la nouveauté, c’est au contraire un appétit dévorant pour le bien augmenté, l’amélioration du confort qui sert notre besoin d’individualité. Le postmodernisme mêle à la fois l’idéologie imprégnée de relativisme, mais aussi la mondanité, le consumérisme, la technicité, la toute-puissance numérique qui entend organiser, gérer, réguler le quotidien et la vie individuelle des êtres humains. Le postmodernisme nous fait rentrer dans un monde hors sol, déraciné, sans attaches, il se définit, pour reprendre les mots du philosophe Gilles Lipovetsky comme « [2] l’organisation systématique de la défaillance de la faculté de rencontre, comme une communication sans réponse…interdisant toute forme de réciprocité entre les êtres ». Le postmodernisme n’est plus un rapport à l’autre mais à l’objet, il n’est plus un rapport à une personne, mais à un contact, plus un rapport à la conscience, à la relation incarnée et aux interactions vivantes entre êtres humains mais à une relation abstraite, virtuelle. Le postmodernisme c’est aussi faire entrer notre monde de la pensée dans une pensée floue, conditionnée, où nous devrions perdre de vue la conscience de nous-mêmes, l’existence vivante. Serions-nous ainsi devenus tributaires de la société à laquelle nous appartenons, n’étant plus capable de penser par nous-même, au point que notre conscience ne saurait être réduite qu’à être le reflet de celle-ci, déterminée à penser comme elle ? Dans ce monde-là, nous fabriquons des individus assoiffés d’exister, mais dont les existences, les consciences sont en réalité et finalement sans fond, faute de construire des vies à partir du réel, faute de bâtir à partir de la vérité comme l’entendait CA Lewis fondé sur le TAO, le principe universel, faute de vivre l’interaction vivante d’hommes et de femmes solidaires. Dans des contextes de vagues déferlantes du postmodernisme, nombre d’entre nous prenons alors conscience, plus que jamais, de l’existence de ces courants qui déconstruisent et déstructurent une forme d’ordre ancien, remettant en question toutes les dimensions qui touchent à la vérité et l’absolu. Dans le gai savoir[3] comme une référence à ces contextes de post modernité, de nihilisme, de négation de toute transcendance, le philosophe Nietzsche met en scène un fou qui s’écrie « je cherche Dieu », « où est allé Dieu », puis informe aussitôt les badauds amassés autour de lui, « Dieu est mort ». En s’écriant à tue-tête, le fou entend provoquer et attirer l’attention. Le fou nargue l’auditoire qui l’entoure. L’auditoire observe l’énergumène avec une forme de perplexité, d’hilarité générale, la foule lui répond : « A-t-il donc été perdu… S’est-il égaré comme un enfant ? … s’est-il caché ?… A-t-il peur de nous ? … S’est-il embarqué ? … A-t-il émigré ? » Puis le fou se tourne vers ses coreligionnaires et leur avoue « Où est allé Dieu ? s’écria-t-il, je veux vous le dire ! Nous l’avons tué, — vous et moi ! Nous tous, nous sommes ses assassins … ! » Si le fou semble acquiescer la foule désopilante, il semblait toutefois et paradoxalement, lui indiquer que le temps de l’épilogue n’était pas arrivé, la mort de Dieu n’avait pas encore eu lieu. Le fou finit même par leur déclarer « « Je viens trop tôt », dit-il alors, « mon temps n’est pas encore accompli ». « Cet événement énorme est encore en route, il marche — et n’est pas encore parvenu jusqu’à l’oreille des hommes ». Pour ce visionnaire dément spéculant la mort de Dieu, l’événement est inévitablement en route, le fou le vit comme une certitude, une forme de dénouement apocalyptique annonçant demain « l’Homo Deus ». Or si pour le XIXème siècle, le nom de Dieu faisait encore sens, même au temps de Nietzsche, qu’en est-il aujourd’hui, quelle résonnance, quel sens peut avoir l’évocation du nom de l’Eternel dans un monde gagné par le relativisme ambiant, mais également par une méconnaissance du fait religieux, une ’ignorance de tout ce qui a fait référence au Judéo-Christianisme ? A peine sait-on qui est Christ, assimilé ou réduit à une vague personnalité fondatrice d’une religion dont le monde devenu apostate définit mal les contours. En évoquant le postmodernisme, je songe essentiellement à l’approche sociologique contemporaine incarnée par la prééminence de l’individualisme. Avec la post modernité nous avons sombré dans le culte exclusivement centré sur l’individu, devenu la référence de la modernité. Mais soyons clairs dans ce culte du « moi » et du « je », il s’agit bien de façonner une certaine image de l’individu, forcément lui aussi post moderne, répondant aux canons de son époque, un être libre, détaché de tous les stéréotypes, un enfant digne héritier de l’esprit des lumières. Cette post modernité qui a généré l’atomisation sociale, la fragilisation du lien social, ce qui a inévitablement encouragé, l’étiolement des fondements de la sociabilité, l’effondrement des traditions autour des piliers que constituaient la famille, les églises, les formes de vie collectives permettant et autorisant la dimension, ou toutes les dimensions du lien. Comme nous le rappelions précédemment, plusieurs sociologues et penseurs ont décrit la modernité comme le résultat d’un délitement des traditions, de l’affaissement de la transmission, des hiérarchies, de la fin de l’intermédiation à la fois comme médiateur ou contrepoids social. Le postmodernisme est une révolution des croyances traditionnelles, cherchant un idéal de progrès et de nouvelles connaissances tentant de réformer et « d’organiser le monde scientifiquement » comme le prédisait Ernest Renan. Le postmodernisme se définit aussi comme une forme d’adulation pour les progrès techniques, la configuration d’une nouvelle idolâtrie, d’adoration de nouvelles formes de relations et de rapports sociaux, mais des rapports sociaux abstraits, désincarnés ne reposant plus sur le socle de la conscience reliée à Dieu, d’un geste vivant, d’un vécu animé et tangible interagissant avec l’âme de l’autre, le prochain. Le postmodernisme est aussi une déconstruction du réel, de tout ce qui est fait rapport avec ce réel. Le postmodernisme, c’est l’avènement d’un goût certain pour le relativisme. Le postmodernisme s’inscrit comme une méfiance des dichotomies, des différences, des oppositions binaires qui ont dominé les représentations métaphysiques. Le philosophe Jacques Derrida, philosophe qui fut connu pour avoir fondé la pensée autour du déconstructionnisme, remet en cause la notion même de différence. Le postmodernisme est en quelque sorte une quête du non-sens. En fait y-a-t-il du sens chez les postmodernes qui auraient tendance à renverser la table ? Si ces philosophes comme Jacques Derrida, Deleuze remettent en cause les postulats des Philosophes de lumières autour de la quête d’un système rationnel universel, ils peuvent aussi être déraisonnables par leur côté nihiliste ! Le postmodernisme dans sa dimension sociologique me semble avoir été parfaitement appréhendé par l’éminent sociologue polonais Zygmunt Bauman qui évoquait la dimension liquide et sans amarres de la post modernité. Zygmunt Bauman s’est attaché à décrire de façon critique cette société liquide où l’individu est devenu l’unique référence. Un individu au sein de cette société liquide, qui ne s’appréhende plus comme personne mais qui se définit par ses actes de consommation et ses croyances idéologiques, ses comportements et non plus par sa seule identité. Une société liquide qui est à l’inverse de la lecture des évangiles qui fait de chaque personne : un être humain, et non un sujet, non un consommateur, non un objet. Pour le sociologue Zygmunt Bauman « la postmodernité n’est pas le contraire de la modernité, c’est le développement de la modernité poussé à son maximum », c’est ainsi que le sociologue dénonce la trajectoire moderne, issue de la philosophie des Lumières, dont l’épilogue fut de céder à l’État l’ensemble des moyens d’organisation et de régulation de la vie sociale, donnant à son organisation bureaucratique et demain au monde numérique tout une dimension totalitaire. L’état devient finalement une forme de Père faisant disparaître la figure du Père révélé par Jésus, occultant ainsi à l’homme à la plus petite échelle, la faculté d’organiser la solidarité, l’entraide, d’interagir en empathie. Nous avons ainsi cédé, à une forme de facilité, en ayant recours aux instances d’un Etat ou d’une organisation numérique qui se mêlera de tout et y compris de la manière de gérer notre éducation. L’antichrist aura un combat, celui de détruire systématiquement ce qui relie les hommes par le lien incarné de l’affection et de l’amour, il exercera une emprise sur l’ensemble de l’humanité via les divinités consuméristes qui célèbrent Mamon et la religion des data. Le post modernisme ne sera pas celui du vis-à-vis, du face à face, son empire est le virtuel. Sa religion le dataïsme[4], son “église” s’établit désormais dans le virtuel. N’est-ce pas Mark Zuckerberg qui déclara que les groupes Facebook devaient jouer un rôle important dans la vie communautaire, de la même manière que les églises. L’historien Hébreu Yuval Noah Harari partage également cette intuition, il prédit dans son livre Homo Deus, que “l’individu est plus susceptible de se désintégrer de l’intérieur que d’être broyé brutalement de l’extérieur[5]”. Cette menace vous fait sans doute sourire, mais elle est en réalité sérieuse et annonce un monde dystopique où la désocialisation systématique a été amorcée depuis que nous sommes entrés dans le XXIème siècle et l’ère numérique. Tocqueville, c’est vrai le percevait déjà, évoquant l’atomisation des individus, épinglant l’individualisme, l’isolement d’êtres séparés des autres, titulaires d’une liberté, mais liberté qui reste factice…De fait lorsque nous lisons les textes des évangiles, nous comprenons que l’univers qui est dépeint est celui de l’incarnation des relations. Or nous assistons inversement à l’émergence d’une société sentimentale et numérique, indolore qui fabrique de l’émotion à distance, des relations, des affections, des émotions virtuelles. Certes nous sommes toujours réceptifs, sensibles aux malheurs des autres, mais notre compassion ne s’exerce, ne se vit plus de la même manière. La dimension du prochain se dissout ainsi dans une forme d’éther, de dématérialisation de la vie réelle. Pour partager nos émotions, nous employons les symboles de nos claviers numériques les ‘émoticônes’, et nous sommes figés à nos écrans comme si la paresse de la rencontre nous avait totalement ankylosé. Ce post modernisme consacre l’autonomie personnelle, affirme, en quelque sorte la valeur sentimentale dans un monde virtuel désincarné. Plus le consumérisme numérique gagne notre monde, plus il ancre l’affectif dans le pôle sentimental d’un monde sans existence et sans relation vivante. Avec la postmodernité nous sommes les témoins non d’un réveil de l’église mais bien d’une forme de contre réveil. Un contre réveil qui accepte un système de pensée affirmant certes la dignité de l’homme, mais sans la fonder, l’enracinant sur celui qui est venu servir pour racheter l’homme dans son indignité. Nous assistons hélas à l’émergence de nouvelles orthodoxies dans tous les milieux, ces nouvelles idéologies de la post modernité prônent une culture virtuelle, ouverte aux autres, revendiquent une culture inclusive, qui valorisent la dimension de l’accueil absolu sans évoquer le mal, les addictions, les dépendances qui nous font souffrir. Ainsi nous voyons naître un monde qui relativise le fameux TAO, ; le principe universel, la vérité. La vérité est édulcorée, elle n’offusque pas, n’ébranle pas, elle est passe partout. Malheur alors à ceux qui reprochent à ces mondes inclusifs et ouverts de ne jamais évoquer le mal. L’amour selon cette nouvelle orthodoxie n’est pas exclusif, l’amour couvre tous les genres et gomme de fait ce qui relèverait d’une faute morale… Nous assistons alors à une vérité morcelée, dépouillée, vide de sens avec des bouts de vérité mais qui ne constituent pas en soi la vérité que chérissait le Philosophe CAS LEWIS.
[1] L’article dont je fais mention est référencé sur le site : http://www.histophilo.com/postmodernite.php
[2] Citation reprise dans l’essai « Le bonheur paradoxal » de Gilles Lipovetsky
[3] Pour lire cet épisode du Fou dans le gai savoir de Nietzche, nous vous invitons à lire ce passage dans le livre troisième Le Gai Savoir (« La gaya scienza ») Traduction par Henri Albert. Paris, Société du Mercure de France, Paris, 1901 (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 8, p. 161-229).
[4] Le dataïsme terme emprunté Yuval Noah Harari auteur de Homo deux Une brève histoire de l’avenir Albin Michel page 195, la religion des data.
[5] Homo Deus Albin Michel page 371