Auteur : Eric LEMAITRE

Le 11 juin, je restituai l’une de mes dernières enquêtes, auprès de l’un de mes clients. Lors de mes échanges, nous évoquions avec l’entreprise avec laquelle j’ai travaillé pendant des années, la pression au travail en regard des échéances à tenir. Tout au long de ma vie professionnelle, j’ai eu à gérer la dimension du temps, des rendus à transmettre selon un calendrier qui devait être respecté en regard de contraintes liées aux marchés publics. La dimension du temps passé sur les dossiers, revêt pour nous tous un aspect qui touche à une valeur essentiellement économique. Or, il me semblait depuis toujours, impératif de transgresser cette règle en privilégiant la qualité des rendus au détriment parfois de la rentabilité. Gérer le temps, m’imposait l’évitement de toute forme de dispersions venant altérer l’efficacité, mais il fallait à toute force, impérativement générer de la valeur ajoutée à l’analyse de mes dossiers. Mon obsession professionnelle me guidait vers cette plus-value qui apporterait à l’entreprise toute la pertinence nécessaire à la gestion de ses orientations qu’elle prendrait à la suite de mon travail. Il me fallait en conséquence inévitablement, savoir investir le temps. Tant pis, si la durée consacrée à l’étude empiétait sur le temps privé, le temps même consacré à mes enfants, ou affecté à d’autres tâches, cela, je l’assumais. Avec le temps, je regrette de telles options. Cette période, qui nous est imposée par le Coronavirus, me fait foncièrement découvrir, le besoin de prendre du bon temps avec les êtres les plus irremplaçables qui composent ma vie, mais il est aussi indubitable que je suis rentré dans un temps de retraite.
Pour revenir à ma vie professionnelle, dans l’entreprise, parce que le temps demeure une valeur cardinale, nous étions naturellement poussés à devenir les maîtres du temps. Nous avons en conséquence appris à gérer, organiser l’étendue et l’emploi du temps. Nous exigions parfois l’impossible, ce qui nous mettait naturellement sous pression. Nous acceptions de vivre un rythme de vie nous conduisant à consentir parfois le sacrifice de nos nuits ou de nos week-ends. Mon épouse se souvient, elle de ce temps, où je partais au travail à des heures où la plupart préféraient le sommeil réparateur. Chez moi, ce rapport au temps a pu entamer les moments où il aurait été préférable, et même plus agréable de se poser pour éviter l’affrontement des périodes d’agitation, que nous imposent les rythmes d’une vie professionnelle soumise à des plannings serrés. L’entreprise à qui je communiquais ce rapport un après-midi de juin, fut, elle-même bouleversée dans sa gestion du temps, impactée par la pandémie. Les mesures de confinement autoritaires, sont venues remuer l’organisation, le rythme des activités, déjouer les projets qui furent nécessairement reportés.
Corona est de la sorte, venue, briser l’administration de notre monde, interrompre brutalement le temps économique. La pandémie nous a ainsi anéanti le rythme saccadé et trépidant de la vie où l’on ne prend plus la peine de s’arrêter. En un temps où l’on ne s’y attendait pas, le messager viral nous invita à la pause brutale pour prendre conscience des dégâts infligés à notre environnement, mais aussi à tous les dommages causés à notre vie intérieure. Perpétuellement dans l’empressement, nous avions en tête de consommer en rien de temps, à éliminer la durée, à produire plus et à ne pas perdre son temps, à réduire les distances pour gagner du temps. Nous prenions alors soudainement conscience du vide généré par le temps que nous voulions maîtriser tel le sablier de Chronos[1] ou le tempo du métronome, comme nous réalisâmes également la vacuité égrenée par la durée que nous voulions contrôler comme l’indicateur temporel qui organise la chronologie des événements. Pendant ce temps-là, nous n’avions pas pris un moment, en conscience pour examiner où tout cela nous conduisait, mais vous savez bien le temps, presse et il est inconvenant dans les temps de l’efficacité de ne pas tuer le temps et par « les temps qui courent » puisque que Corona a fait son temps ou se fait plus discrète ou pire se camoufle, gagnons-en, sur le temps qui nous reste à vivre ou à gérer. J’entendais le 10 juin, le ministre de l’Économie et des Finances pressé d’agir, ne pouvant s’inscrire dans le temps long, employer les mesures pour soutenir l’économie en y injectant des sommes considérables pour cautériser l’effondrement possible de pans entiers de nos industries. Mais « en même temps » dans cette effervescence anxieuse des mesures à prendre, je n’ai pas noté la dimension réflexive de l’Etat, le recul nécessaire associé à cette dimension qui est de prendre son temps. Prendre son temps, quand il s’agit notamment de retenir les enseignements des dysfonctionnements rencontrés au cours de la crise, de mémoriser les leçons données par l’arrêt brutal des productions. Sans doute que l’état pressé d’agir n’a pas pris quant à lui, le temps de méditer cette citation sage d’Edgar Morin :« Ne pas sacrifier l’essentiel à l’urgence, mais obéir à l’urgence de l’essentiel »[2]. C’est en effet à l’urgence de l’essentiel qu’il aurait fallu obéir, notamment à cette dimension qui est de « prendre soin de l’homme et de tout l’homme », mais non en sauvant « le capital », car sa valeur n’est pas en soi capitale. Sans doute me trouvez-vous léger ou bien excessif dans le propos, oubliant la nécessité du travail, non celle-ci n’est pas occultée, mais il importe de réfléchir à « l’urgence de l’essentiel » et non de précipiter des choix qui pourraient plonger alors la nation dans un désastre sans précédent, une débâcle du fait de l’endettement qui nous précipiterait entre les mains d’impitoyables créanciers.
Ainsi l’économie de ce monde « qui sacrifie « l’essentiel à l’urgence » entend se projeter sur le court et moyen terme, reprendre le cours de son existence où personne n’a le temps. Bref face à la fébrilité du moment, je vais prendre moi le temps d’y réfléchir, mais surtout de réfléchir à cette dimension du temps où l’homme semble comme suspendu entre deux infinis[3] deux temps, mais perpétuellement, poursuit cette course haletante contre le temps pour enfin de compte, aboutir à un temps vide « Qu’avons-nous fait de cette vie et du temps qui nous a été donné pour la vivre parfaitement ? ».
Pour le philosophe Henri Bergson, le temps ne saurait être réduit au quantifiable, il faisait ainsi la différence entre la durée réelle et celle qui est vécue, entre finalement ce qui relève de la technique et ce qui concerne la conscience, entre ce qui appartient à l’aspect comptable et ce qui dépend de la dimension existentielle. L’homme s’est ainsi employé à s’engouffrer dans la durée chiffrable et n’a pas songé à celle d’un temps plus durable qui n’est pas enclavé dans la mesure ; mais s’ouvre à la dimension de l’existence, de la vie y compris intérieure. Or, de toute évidence, c’est sans doute l’autre témoignage que nous devrions retenir de l’irruption d’un virus qui est venu en quelque sorte perturber l’horloge mécanique du monde pour nous obliger à une cessation des activités consuméristes qui avaient occulté finalement une part de cette conscience du temps qui passe. Qu’avons-nous fait alors du passé où s’imbriquent nos actes, nos gestes, nos choix de vie et du temps à venir qui rassemble lui aussi l’instant où s’intriquent les à-coups, les trajectoires et les remous du présent ? Allons-nous accepter une pause dans ce mouvement économique de la vie, pour mieux emboîter les pas vers l’éternité à laquelle finalement personne ne songe. Sans doute qu’en y songeant sérieusement, nous nous assagirions pour laisser aux générations futures, la gestion d’une terre où l’on aurait décidé d’accepter de ne pas enfreindre, ni violer ses rythmes aux seuls profits de nos envies qui sont autant de secousses et de collisions que nous faisons subir à une nature qui exige le repos, l’arrêt, mais aussi le temps long.
Face aux tumultes et aux remous sociaux de notre monde ; il est sans doute intéressant de redécouvrir un ouvrage de philosophie et de façon étonnante, il n’a pas été écrit par Platon ou Aristote, ni même par Henri Bergson, je vous invite à découvrir ce vrai et vieux traité de philosophie sur la dimension du temps où Salomon s’interroge sur le temps avec cette fameuse formule « Il y a un temps pour tout »[4]. Celui que l’on nomme le Qohèleth[5] , l’assembleur, fils de David, ancien roi d’Israël, questionne également la capacité de l’homme à peser sur le temps qui passe. Tout est vanité selon le Qohèleth[6] : « Ce qui a été, c’est ce qui sera, et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera, il n’y a rien de nouveau sous le soleil… ! » La vie de l’être humain se déploie ainsi sans qu’il puisse intervenir sur son destin : « Mais il ne sait point ce qui arrivera, et qui lui dira comment cela arrivera ? »[7]. Que reste-t-il alors à l’homme ? « Tout arrive également à tous ; même sort pour le juste et pour le méchant, pour celui qui est bon et pur et pour celui qui est impur, pour celui qui sacrifie et pour celui qui ne sacrifie pas ; il en est du bon comme du pécheur, de celui qui jure comme de celui qui craint de jurer … »[8]. Dans la vie, la joie, et la peine se côtoient, à parts égales : « J’ai donc fait l’éloge de la joie, puisque le seul bonheur de l’homme sous le soleil consiste à manger, à boire et à se réjouir ; voilà ce qui l’accompagne dans sa peine, durant la vie que Dieu lui donne sous le soleil »[9]. Pour ne pas subir le laisser aller, l’homme doit aussi s’empresser d’accomplir, de vaquer à ses occupations, mais Salomon nous met finalement en garde : « quel avantage revient-il à l’homme de toute la peine qu’il se donne sous le soleil ?[10] » aucun, puisque Dieu a fixé un temps pour tout. Mais finalement entre Edgar Morin et le Qohèleth entre la dimension de l’impérieuse nécessité d’obéir à l’urgence de l’essentiel nous renvoie à celle de la vanité évoquée par le Qohèleth, et ce mot vanité signifiant littéralement « fumée ». Il serait donc « fumeux » de céder à l’impérieuse nécessité de l’urgence et de lui sacrifier l’essentiel, de sacrifier l’humain et tout ce qui relève de la fragilité de l’homme.
Ne pas « sacrifier, à l’essentiel » revient finalement à « l’urgence de ralentir »[11] privilégier le temps de penser, pour « redécouvrir le temps fertile ». Il est ainsi impérieux de repenser nos modèles face au temps économique qui est finalement un temps où la vacuité règne, un temps vide comme le rappelle la professeure d’économie Geneviève Azam interviewée par la chaine ARTE. Dans cet interview, Geneviève Azam nous rappelle que « ce que nous vivons est une colonisation du temps, du temps biologique, du temps humain, le temps économique est un temps vide, un temps vide occupé par la circulation plus rapide de l’information qui remplace la véritable connaissance ». Comme je le rappelais à mon client ce 11 juin, nous sommes rentrés dans l’ère de l’immédiateté, de l’ici et maintenant, de l’urgence de la réponse à apporter. Nous sommes rentrés dans l’instantanéité, mais finalement à quel prix ? Nous voulons toujours être plus rapides, plus efficaces, offrir des délais plus courts aux clients, mais au détriment d’une qualité de vie. Le monde économique nous a imposé le rythme de sa croissance, il nous fallait avancer plus vite. Entre temps, la Reine Corona est passée par là, pour casser le modèle du temps auquel nous étions soumis. La Reine Corona nous a invités à ne plus avancer d’un pas rapide, mais à accepter la marche nonchalante, le report des projets, à prendre enfin en compte le temps de méditer, le temps vraiment plein et non le temps mécanique de l’horloge. Mais avons-nous réellement pris en compte ce temps donné pour méditer ? Le « maitre des horloges »[12] a évoqué dernièrement le temps de résilience, mais pour quoi faire, s’il s’agit de reprendre la forme initiale de ce monde économique qui s’était imposé comme le modèle à suivre, c’est peine perdue. Nous pourrions alors connaître les pires ravages liés à un tsunami sanitaire. Non, ilnous faut revenir au temps long, celui où l’on décide de ne plus courir, mais de revenir à la dimension d’une économie de proximité pour ne plus avoir à courir, faire le choix du local plutôt que la distance qui rallonge le temps alors que l’on fait tout pour raccourcir les distances, mais sans vraiment gagner le temps nécessaire à une vie en phase avec l’authenticité. Avec cette crise sanitaire, nous sommes finalement appelés, à harmoniser nos rythmes se conformant à la vie biologique, celle de la terre où nous aurions tant à apprendre. En songeant au temps, je me remémore le temps long[13] vécu par les Hébreux à la sortie du Pays d’Égypte, le temps interminable fut un temps d’épreuve permis par Dieu pour enseigner ceux qui furent rebelles et ne prirent pas le temps d’écouter les raisons qui les ont conduits à trébucher pendant leur démarche au désert. Ces Hébreux n’étaient finalement pas prêts d’entrer en terre promise. Serons-nous, écouter le messager et comprendre finalement « l’urgence de ralentir ».
[1] Dans la mythologie grecque, Chronos symbolise l’espace-temps et la Destinée
[2] Une citation que j’ai reprise d’Edgard Morin : Mon chemin, Edgar Morin, éd. Fayard, 2008, p. 361 et 362
[3] Je songeais en écrivant ce texte à Blaise Pascal, l’auteur de cette réflexion sur les deux infinis. 1
[4] Ecclésiaste 3.1-2 Il y a un temps pour tout, un temps pour toute chose sous les cieux : un temps pour naître, et un temps pour mourir ; un temps pour planter, et un temps pour arracher ce qui a été planté.
[5] Le mot hébreu Qohèleth est un participe féminin signifiant ‘assembler’. Celui qui assemble ou celui qui est dans le rassemblement à l’opposé finalement de ce qui divise
[6] Ecclésiaste 1.2.
[7] Ecclésiaste : 8.7
[8] Ecclésiaste 9.2
[9] Ecclésiaste 8.15
[10] Ecclésiaste : 1.3
[11] Mon propos s’inspire d’une émission vu la chaine ARTE : https://www.youtube.com/watch?v=SF5INyhp0gE
[12] Le maitre des horloges. https://www.youtube.com/watch?v=vlIMLFfA–o
[13] Quarante années passées au désert