Le temps

J’entendais le 10 juin, le ministre de l’économie et des finances pressé d’agir, ne pouvant s’inscrire dans le temps long, prendre les mesures pour sauver l’économie en y injectant des sommes considérables pour cautériser l’effondrement possible de pans entiers de nos industries. Mais « en même temps » dans cette effervescence anxieuse des mesures à prendre, je n’ai pas noté la dimension réflexive de l’Etat, le recul nécessaire associé à cette dimension qui est de prendre son temps. Prendre son temps, quand il s’agit notamment de retenir les enseignements des dysfonctionnements rencontrés au cours de la crise, de mémoriser les leçons données par l’arrêt brutal des productions. Sans doute que l’état pressé d’agir n’a pas pris quant à lui, le temps de méditer cette citation sage d’Edgar Morin :« Ne pas sacrifier l’essentiel à l’urgence, mais obéir à l’urgence de l’essentiel »[1]. C’est en effet à l’urgence de l’essentiel qu’il aurait fallu obéir, notamment à cette dimension qui est de « prendre soin de l’homme et de tout l’homme », mais non en sauvant « le capital » car sa valeur n’est pas en soi capitale. Sans doute me trouvez vous léger dans le propos, oubliant la nécessité du travail, non celle-ci n’est pas occultée, mais il importe de réfléchir à « l’urgence de l’essentiel » et non de précipiter des choix qui pourraient plonger alors la nation dans un plus grand désastre, une débâcle du fait de l’endettement qui la précipiterait entre les mains d’impitoyables créanciers.

Auteur : Eric LEMAITRE

Le 11 juin, je restituai l’une de mes dernières enquêtes, auprès de l’un de mes clients. Lors de mes échanges, nous évoquions avec l’entreprise avec laquelle j’ai travaillé pendant des années, la pression au travail en regard des échéances à tenir. Tout au long de ma vie professionnelle, j’ai eu à gérer la dimension du temps, des rendus à transmettre selon un calendrier qui devait être respecté en regard de contraintes liées aux marchés publics. La dimension du temps passé sur les dossiers, revêt pour nous tous un aspect qui touche à une valeur essentiellement économique. Or, il me semblait depuis toujours, impératif de transgresser cette règle en privilégiant la qualité des rendus au détriment parfois de la rentabilité. Gérer le temps, m’imposait l’évitement de toute forme de dispersions venant altérer l’efficacité, mais il fallait à toute force, impérativement générer de la valeur ajoutée à l’analyse de mes dossiers. Mon obsession professionnelle me guidait vers cette plus-value qui apporterait à l’entreprise toute la pertinence nécessaire à la gestion de ses orientations qu’elle prendrait à la suite de mon travail. Il me fallait en conséquence inévitablement, savoir investir le temps. Tant pis, si la durée consacrée à l’étude empiétait sur le temps privé, le temps même consacré à mes enfants, ou affecté à d’autres tâches, cela, je l’assumais. Avec le temps, je regrette de telles options. Cette période, qui nous est imposée par le Coronavirus, me fait foncièrement découvrir, le besoin de prendre du bon temps avec les êtres les plus irremplaçables qui composent ma vie, mais il est aussi indubitable que je suis rentré dans un temps de retraite.

Pour revenir à ma vie professionnelle, dans l’entreprise, parce que le temps demeure une valeur cardinale, nous étions naturellement poussés à devenir les maîtres du temps. Nous avons en conséquence appris à gérer, organiser l’étendue et l’emploi du temps. Nous exigions parfois l’impossible, ce qui nous mettait naturellement sous pression. Nous acceptions de vivre un rythme de vie nous conduisant à consentir parfois le sacrifice de nos nuits ou de nos week-ends. Mon épouse se souvient, elle de ce temps, où je partais au travail à des heures où la plupart préféraient le sommeil réparateur. Chez moi, ce rapport au temps a pu entamer les moments où il aurait été préférable, et même plus agréable de se poser pour éviter l’affrontement des périodes d’agitation, que nous imposent les rythmes d’une vie professionnelle soumise à des plannings serrés. L’entreprise à qui je communiquais ce rapport un après-midi de juin, fut, elle-même bouleversée dans sa gestion du temps, impactée par la pandémie. Les mesures de confinement autoritaires, sont venues remuer l’organisation, le rythme des activités, déjouer les projets qui furent nécessairement reportés.  

Corona est de la sorte, venue, briser l’administration de notre monde, interrompre brutalement le temps économique. La pandémie nous a ainsi anéanti le rythme saccadé et trépidant de la vie où l’on ne prend plus la peine de s’arrêter. En un temps où l’on ne s’y attendait pas, le messager viral nous invita à la pause brutale pour prendre conscience des dégâts infligés à notre environnement, mais aussi à tous les dommages causés à notre vie intérieure. Perpétuellement dans l’empressement, nous avions en tête de consommer en rien de temps, à éliminer la durée, à produire plus et à ne pas perdre son temps, à réduire les distances pour gagner du temps.  Nous prenions alors soudainement conscience du vide généré par le temps que nous voulions maîtriser tel le sablier de Chronos[1] ou le tempo du métronome, comme nous réalisâmes également la vacuité égrenée par la durée que nous voulions contrôler comme l’indicateur temporel qui organise la chronologie des événements. Pendant ce temps-là, nous n’avions pas pris un moment, en conscience pour examiner où tout cela nous conduisait, mais vous savez bien le temps, presse et il est inconvenant dans les temps de l’efficacité de ne pas tuer le temps et par « les temps qui courent » puisque que Corona a fait son temps ou se fait plus discrète ou pire se camoufle, gagnons-en, sur le temps qui nous reste à vivre ou à gérer. J’entendais le 10 juin, le ministre de l’Économie et des Finances pressé d’agir, ne pouvant s’inscrire dans le temps long, employer les mesures pour soutenir l’économie en y injectant des sommes considérables pour cautériser l’effondrement possible de pans entiers de nos industries. Mais « en même temps » dans cette effervescence anxieuse des mesures à prendre, je n’ai pas noté la dimension réflexive de l’Etat, le recul nécessaire associé à cette dimension qui est de prendre son temps. Prendre son temps, quand il s’agit notamment de retenir les enseignements des dysfonctionnements rencontrés au cours de la crise, de mémoriser les leçons données par l’arrêt brutal des productions. Sans doute que l’état pressé d’agir n’a pas pris quant à lui, le temps de méditer cette citation sage d’Edgar Morin :« Ne pas sacrifier l’essentiel à l’urgence, mais obéir à l’urgence de l’essentiel »[2]. C’est en effet à l’urgence de l’essentiel qu’il aurait fallu obéir, notamment à cette dimension qui est de « prendre soin de l’homme et de tout l’homme », mais non en sauvant « le capital », car sa valeur n’est pas en soi capitale. Sans doute me trouvez-vous léger ou bien excessif dans le propos, oubliant la nécessité du travail, non celle-ci n’est pas occultée, mais il importe de réfléchir à « l’urgence de l’essentiel » et non de précipiter des choix qui pourraient plonger alors la nation dans un désastre sans précédent, une débâcle du fait de l’endettement qui nous précipiterait entre les mains d’impitoyables créanciers.

Ainsi l’économie de ce monde « qui sacrifie « l’essentiel à l’urgence » entend se projeter sur le court et moyen terme, reprendre le cours de son existence où personne n’a le temps. Bref face à la fébrilité du moment, je vais prendre moi le temps d’y réfléchir, mais surtout de réfléchir à cette dimension du temps où l’homme semble comme suspendu entre deux infinis[3] deux temps, mais perpétuellement, poursuit cette course haletante contre le temps pour enfin de compte, aboutir à un temps vide « Qu’avons-nous fait de cette vie et du temps qui nous a été donné pour la vivre parfaitement ? ».

Pour le philosophe Henri Bergson, le temps ne saurait être réduit au quantifiable, il faisait ainsi la différence entre la durée réelle et celle qui est vécue, entre finalement ce qui relève de la technique et ce qui concerne la conscience, entre ce qui appartient à l’aspect comptable et ce qui dépend de la dimension existentielle. L’homme s’est ainsi employé à s’engouffrer dans la durée chiffrable et n’a pas songé à celle d’un temps plus durable qui n’est pas enclavé dans la mesure ; mais s’ouvre à la dimension de l’existence, de la vie y compris intérieure. Or, de toute évidence, c’est sans doute l’autre témoignage que nous devrions retenir de l’irruption d’un virus qui est venu en quelque sorte perturber l’horloge mécanique du monde pour nous obliger à une cessation des activités consuméristes qui avaient occulté finalement une part de cette conscience du temps qui passe. Qu’avons-nous fait alors du passé où s’imbriquent nos actes, nos gestes, nos choix de vie et du temps à venir qui rassemble lui aussi l’instant où s’intriquent les à-coups, les trajectoires et les remous du présent ? Allons-nous accepter une pause dans ce mouvement économique de la vie, pour mieux emboîter les pas vers l’éternité à laquelle finalement personne ne songe. Sans doute qu’en y songeant sérieusement, nous nous assagirions pour laisser aux générations futures, la gestion d’une terre où l’on aurait décidé d’accepter de ne pas enfreindre, ni violer ses rythmes aux seuls profits de nos envies qui sont autant de secousses et de collisions que nous faisons subir à une nature qui exige le repos, l’arrêt, mais aussi le temps long.

Face aux tumultes et aux remous sociaux de notre monde ; il est sans doute intéressant de redécouvrir un ouvrage de philosophie et de façon étonnante, il n’a pas été écrit par Platon ou Aristote, ni même par Henri Bergson, je vous invite à découvrir ce vrai et vieux traité de philosophie sur la dimension du temps où Salomon s’interroge sur le temps avec cette fameuse formule « Il y a un temps pour tout »[4]. Celui que l’on nomme le Qohèleth[5] , l’assembleur, fils de David, ancien roi d’Israël, questionne également la capacité de l’homme à peser sur le temps qui passe. Tout est vanité selon le Qohèleth[6] : « Ce qui a été, c’est ce qui sera, et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera, il n’y a rien de nouveau sous le soleil… ! » La vie de l’être humain se déploie ainsi sans qu’il puisse intervenir sur son destin : « Mais il ne sait point ce qui arrivera, et qui lui dira comment cela arrivera ? »[7]. Que reste-t-il alors à l’homme ? « Tout arrive également à tous ; même sort pour le juste et pour le méchant, pour celui qui est bon et pur et pour celui qui est impur, pour celui qui sacrifie et pour celui qui ne sacrifie pas ; il en est du bon comme du pécheur, de celui qui jure comme de celui qui craint de jurer … »[8]. Dans la vie, la joie, et la peine se côtoient, à parts égales : « J’ai donc fait l’éloge de la joie, puisque le seul bonheur de l’homme sous le soleil consiste à manger, à boire et à se réjouir ; voilà ce qui l’accompagne dans sa peine, durant la vie que Dieu lui donne sous le soleil »[9]. Pour ne pas subir le laisser aller, l’homme doit aussi s’empresser d’accomplir, de vaquer à ses occupations, mais Salomon nous met finalement en garde : « quel avantage revient-il à l’homme de toute la peine qu’il se donne sous le soleil ?[10] » aucun, puisque Dieu a fixé un temps pour tout. Mais finalement entre Edgar Morin et le Qohèleth entre la dimension de l’impérieuse nécessité d’obéir à l’urgence de l’essentiel nous renvoie à celle de la vanité évoquée par le Qohèleth, et ce mot vanité signifiant littéralement « fumée ». Il serait donc « fumeux » de céder à l’impérieuse nécessité de l’urgence et de lui sacrifier l’essentiel, de sacrifier l’humain et tout ce qui relève de la fragilité de l’homme.

Ne pas « sacrifier, à l’essentiel » revient finalement à « l’urgence de ralentir »[11] privilégier le temps de penser, pour « redécouvrir le temps fertile ». Il est ainsi impérieux de repenser nos modèles face au temps économique qui est finalement un temps où la vacuité règne, un temps vide comme le rappelle la professeure d’économie Geneviève Azam interviewée par la chaine ARTE. Dans cet interview, Geneviève Azam nous rappelle que « ce que nous vivons est une colonisation du temps, du temps biologique, du temps humain, le temps économique est un temps vide, un temps vide occupé par la circulation plus rapide de l’information qui remplace la véritable connaissance ». Comme je le rappelais à mon client ce 11 juin, nous sommes rentrés dans l’ère de l’immédiateté, de l’ici et maintenant, de l’urgence de la réponse à apporter. Nous sommes rentrés dans l’instantanéité, mais finalement à quel prix ? Nous voulons toujours être plus rapides, plus efficaces, offrir des délais plus courts aux clients, mais au détriment d’une qualité de vie. Le monde économique nous a imposé le rythme de sa croissance, il nous fallait avancer plus vite. Entre temps, la Reine Corona est passée par là, pour casser le modèle du temps auquel nous étions soumis. La Reine Corona nous a invités à ne plus avancer d’un pas rapide, mais à accepter la marche nonchalante, le report des projets, à prendre enfin en compte le temps de méditer, le temps vraiment plein et non le temps mécanique de l’horloge. Mais avons-nous réellement pris en compte ce temps donné pour méditer ? Le « maitre des horloges »[12] a évoqué dernièrement le temps de résilience, mais pour quoi faire, s’il s’agit de reprendre la forme initiale de ce monde économique qui s’était imposé comme le modèle à suivre, c’est peine perdue. Nous pourrions alors connaître les pires ravages liés à un tsunami sanitaire. Non, ilnous faut revenir au temps long, celui où l’on décide de ne plus courir, mais de revenir à la dimension d’une économie de proximité pour ne plus avoir à courir, faire le choix du local plutôt que la distance qui rallonge le temps alors que l’on fait tout pour raccourcir les distances, mais sans vraiment gagner le temps nécessaire à une vie en phase avec l’authenticité. Avec cette crise sanitaire, nous sommes finalement appelés, à harmoniser nos rythmes se conformant à la vie biologique, celle de la terre où nous aurions tant à apprendre. En songeant au temps, je me remémore le temps long[13] vécu par les Hébreux à la sortie du Pays d’Égypte, le temps interminable fut un temps d’épreuve permis par Dieu pour enseigner ceux qui furent rebelles et ne prirent pas le temps d’écouter les raisons qui les ont conduits à trébucher pendant leur démarche au désert. Ces Hébreux n’étaient finalement pas prêts d’entrer en terre promise. Serons-nous, écouter le messager et comprendre finalement « l’urgence de ralentir ».


[1] Dans la mythologie grecque, Chronos symbolise l’espace-temps et la Destinée

[2] Une citation que j’ai reprise d’Edgard Morin : Mon chemin, Edgar Morin, éd. Fayard, 2008, p. 361 et 362

[3] Je songeais en écrivant ce texte à Blaise Pascal, l’auteur de cette réflexion sur les deux infinis. 1

[4] Ecclésiaste 3.1-2 Il y a un temps pour tout, un temps pour toute chose sous les cieux : un temps pour naître, et un temps pour mourir ; un temps pour planter, et un temps pour arracher ce qui a été planté.

[5] Le mot hébreu Qohèleth est un participe féminin signifiant ‘assembler’. Celui qui assemble ou celui qui est dans le rassemblement à l’opposé finalement de ce qui divise

[6] Ecclésiaste 1.2.

[7] Ecclésiaste : 8.7

[8] Ecclésiaste 9.2

[9] Ecclésiaste 8.15

[10] Ecclésiaste : 1.3

[11] Mon propos s’inspire d’une émission vu la chaine ARTE : https://www.youtube.com/watch?v=SF5INyhp0gE

[12] Le maitre des horloges. https://www.youtube.com/watch?v=vlIMLFfA–o

[13] Quarante années passées au désert


la menace

Il me semblait important de vous partager deux vidéos de mise en garde vis-à-vis des développements futurs l’IA qui font peser une réelle menace sur le sort de l’humanité… Or l’humanité semble s’obstiner désespérément à ne pas vouloir ralentir sa marche vers le progrès, un progrès sans conscience malgré un coup d’arrêt brutal dans les affaires de ce monde. Le COVID nous a mis le bazar pour nous obliger finalement à une réflexion sur soi mais il semble que la volonté de l’humanité est de ne rien entendre et de poursuivre sa conquête prométhéenne et démiurgique d’enfanter sa propre créature (la bête).

Il me semblait important de vous partager deux vidéos de mise en garde vis-à-vis des développements futurs l’IA qui font peser une réelle menace sur le sort de l’humanité… Or l’humanité semble s’obstiner désespérément à ne pas vouloir ralentir sa marche vers le progrès, un progrès sans conscience malgré un coup d’arrêt brutal dans les affaires de ce monde. Le COVID nous a mis le bazar pour nous obliger finalement à une réflexion sur soi mais il semble que la volonté de l’humanité est de ne rien entendre et de poursuivre sa conquête prométhéenne et démiurgique d’enfanter sa propre créature (la bête).

La première vidéo est une mise en garde d’Elon Musk contre cette tentation qui est de laisser à l’homme le soin de tout déléguer à la machine.

La seconde vidéo est une mise en perspective biblique des propos d’Elon Musk. Je remercie Graham et Joy Brodier, Fabrice Bect et Gérald Pech pour leur aide concernant la relecture de cette vidéo très intéressante…

Narrateur : End Times Productions

Narrateur : Ce qu’E.M. a révélé pendant le podcast révèle que la prophétie biblique se déroule plus rapidement que les gens ne le pensent.

J.R. : « L’avez-vous déjà implanté dans un humain ? »

Elon.Musk. : « Non, mais je pense que ma société de recherche (NEURALINK) sera prête à implanter une puce dans le cerveau d’une personne d’ici un an. » C’est-à-dire (que cela permettra de) relier le cerveau d’une personne à Internet via une connexion Bluetooth.

J.R. : « Une fois que vous êtes devenu un dieu, vous pouvez littéralement changer la façon dont les gens interagissent entre eux ? »

Elon.Musk. : « Oui, cela changera fondamentalement la façon dont les humains interagissent les uns avec les autres. »

Narrateur : Voici des avancées technologiques qui amènent l’expérience humaine à des niveaux qui sont décrits dans les romans de science-fiction, sauf que ce n’est pas de la science-fiction, c’est de la science-réalité.

Elon.Musk : explique ici le processus d’implantation : (1) retirer un morceau de 2×2 cm du crâne, (2) implanter le dispositif Neuralink, (3) connecter les différents fils du dispositif dans les neurones du cerveau, (4) assembler le crâne. Un dispositif USB-C permet de connecter l’implant à un ordinateur / une source Internet.

Elon.Musk : « Presque tous les neurones sont connectés à une extension I.A. [n d.t. : Intelligence Artificielle] de vous-même. Toutes les pensées, les émotions, les sentiments sont téléchargés vers le nuage. Finalement, peut-être dans 25 ans, des informations sur la personnalité seront également téléchargées. À l’avenir, il vous serait théoriquement possible de faire une expérience avec votre soi plus jeune. »

Elon.Musk: « Les personnes souffrant de lésions cérébrales bénéficieraient de téléchargements pour améliorer leurs fonctions cérébrales et, si vous souhaitez parler une autre langue, par exemple, vous pourriez télécharger une ‘application linguistique' ».

Puis Le narrateur fait référence à plusieurs versets bibliques pour mettre en garde contre le développement et l’utilisation de ce type de technologie.

Genèse 3:5 : « …vous yeux seront ouverts, et vous serez comme Dieu, connaissant le bien et le mal. »

Ceci est en corrélation directe avec ce qu’E.M. est en train de développer en ce moment.

« Et en ces jours-là les hommes chercheront la mort, mais ils ne la trouveront point ; et ils désireront de mourir, mais la mort s’enfuira d’eux. » Apocalypse 9:6.

Quand vous mourrez, votre conscience est dans le nuage. Si, plus tard, vous réalisez que c’est une erreur d’être dans le nuage, vous ne pourrez pas en sortir. Par conséquent, vous êtes mort, mais vous n’êtes pas mort.

Ésaïe 14:13-14 : « Tu disais en ton coeur : Je monterai au ciel, j’élèverai mon trône au-dessus des étoiles de Dieu ; je m’assiérai sur la montagne de l’assemblée, à l’extrémité du septentrion ; je monterai sur le sommet des nues, je serai semblable au Très Haut. »

Lorsque nous voyons quelque chose qui a pour but ultime d’éliminer Dieu de l’équation, il ne peut y avoir aucun doute quant à son origine, Satan.

2 Corinthiens 4:4 : « Pour les incrédules dont le dieu de ce siècle a aveuglé l’intelligence, afin qu’ils ne vissent pas briller la splendeur de l’Évangile de la gloire de Christ, qui est l’image de Dieu. »

Nous devons garder les yeux fixés sur Jésus.

Le narrateur a lu un certain nombre d’extraits du document de travail sur le site web de NEURALINK. Voici deux extraits et deux photographies.

NDT : voici le lien de l’article dont sont tirés les extraits traduits ci-dessous : https://www.biorxiv.org/content/10.1101/703801v2.full

Résumé

Les interfaces cerveau-machine (ICM) sont prometteuses pour la restauration des fonctions sensorielles et motrices et le traitement des troubles neurologiques, mais les ICM cliniques n’ont pas encore été largement adoptées, en partie parce que le nombre modeste de canaux a limité leur potentiel. Dans ce livre blanc, nous décrivons les premiers pas de Neuralink vers un système d’ICM évolutif à large bande passante. Nous avons construit des réseaux de petits « fils » d’électrodes flexibles, comprenant jusqu’à 3 072 électrodes par réseau réparties sur 96 fils. Nous avons également construit un robot neurochirurgical capable d’insérer six fils (192 électrodes) par minute. Chaque fil peut être inséré individuellement dans le cerveau avec une précision de l’ordre du micron pour éviter la vascularisation de surface et cibler des régions cérébrales spécifiques. Le réseau d’électrodes est intégré dans un petit dispositif implantable qui contient des puces dédiées à l’amplification et la numérisation embarquées à faible puissance : le boîtier de 3 072 canaux occupe moins de (23 × 18,5 × 2) mm3. Un seul câble USB-C permet la transmission de données à plein débit à partir de l’appareil et l’enregistrement simultané de tous les canaux. Ce système a permis d’obtenir un rendement atteignant des pointes de 85,5 % dans les électrodes implantées de façon chronique. L’approche de Neuralink en matière d’ICM présente une densité d’assemblage et une évolutivité sans précédent dans un boîtier bien adapté aux utilisations cliniques.

Ils ont créé une interface cerveau / machine.

Les interfaces cerveau-machine (ICM) peuvent aider les personnes atteintes d’un large éventail de troubles cliniques. Par exemple, des chercheurs ont démontré le contrôle neuroprothétique humain de curseurs d’ordinateur [1, 2, 3], de membres robotiques [4, 5] et de synthétiseurs vocaux [6] en n’utilisant pas plus de 256 électrodes. Bien que ces succès suggèrent qu’un transfert d’informations de haute fidélité entre le cerveau et les machines est possible, le développement de l’ICM a été limité de façon critique par l’incapacité d’enregistrer à partir d’un grand nombre de neurones. Les approches non invasives peuvent enregistrer un signal de moyenne effectuée sur des millions de neurones à travers le crâne, mais ce signal est déformé et n’est pas relié à une localisation spécifique [7, 8]. Des électrodes invasives placées à la surface du cortex peuvent enregistrer des signaux utiles, mais elles sont limitées dans la mesure où elles effectuent un moyennage de l’activité de milliers de neurones et ne peuvent pas enregistrer de signaux provenant des profondeurs du cerveau [9]. La plupart des ICM ont utilisé des techniques invasives parce que la lecture extrêmement précise des représentations neuronales nécessite l’enregistrement des potentiels d’action uniques des neurones dans des ensembles distribués et fonctionnellement liés [10].

Cette technologie sera une aide pour les personnes souffrant de graves lésions cérébrales.Source : Podcast de Joe Rogan – Entretien avec Elon Musk (7 mai 2020)

Racisme

Nous sommes ici, cela va de soi, parce que nous voulons combattre le racisme, la xénophobie, le chauvinisme et tout ce qui s’y apparente. Cela au nom d’une position première : nous reconnaissons à tous les êtres humains une valeur égale en tant qu’êtres humains et nous affirmons le devoir de la collectivité de leur accorder les mêmes possibilités effectives quant au développement de leurs facultés. Loin de pouvoir être confortablement assise sur une prétendue évidence ou nécessité transcendantale des « droits de l’homme », cette affirmation engendre des paradoxes de première grandeur, et notamment une antinomie que j’ai maintes fois soulignée et que l’on peut définir abstraitement comme l’antinomie entre l’universalisme concernant les êtres humains et l’universalisme concernant les « cultures » (les institutions imaginaires de la société) des êtres humains. J’y reviendrai à la fin.

Avant l’écriture d’une prochaine chronique sur le sujet … je vous invite à lire de texte de Cornelius CASTORIADIS publié sur le blog Les Amis de Bartleby

Auteur Cornelius Castoriadis

Réflexions sur le racisme

Exposé au colloque de l’Arif
« Inconscient et changement social »,
le 9 mars 1987. Publié dans Connexions, n° 48,1987,
puis dans Les carrefours du Labyrinthe III
Le monde morcelé,
1990, Le Seuil 

Nous sommes ici, cela va de soi, parce que nous voulons combattre le racisme, la xénophobie, le chauvinisme et tout ce qui s’y apparente. Cela au nom d’une position première : nous reconnaissons à tous les êtres humains une valeur égale en tant qu’êtres humains et nous affirmons le devoir de la collectivité de leur accorder les mêmes possibilités effectives quant au développement de leurs facultés. Loin de pouvoir être confortablement assise sur une prétendue évidence ou nécessité transcendantale des « droits de l’homme », cette affirmation engendre des paradoxes de première grandeur, et notamment une antinomie que j’ai maintes fois soulignée et que l’on peut définir abstraitement comme l’antinomie entre l’universalisme concernant les êtres humains et l’universalisme concernant les « cultures » (les institutions imaginaires de la société) des êtres humains. J’y reviendrai à la fin.

Mais ce combat, comme tous les autres, a été à notre époque souvent détourné et retourné de la manière la plus incroyablement cynique. Pour ne prendre qu’un exemple, l’État russe se proclame antiraciste et antichauvin, alors que l’antisémitisme encouragé en sous-main par les pouvoirs bat son plein en Russie et que des dizaines de nations et d’ethnies restent toujours de force dans la grande prison des peuples. On parle toujours – et à juste titre – de 1’extermination des Indiens d’Amérique. Je n’ai jamais vu personne se poser la question : comment une langue qui n’était, il y a cinq siècles, parlée que de Moscou à Nijni-Novgorod a-t-elle pu atteindre les rives du Pacifique, et si cela s’est passé sous les applaudissements enthousiastes des Tatars, des Bourites, des Samoyèdes et autres Toungouzes.

C’est là une première raison pour laquelle nous nous devons d’être particulièrement rigoureux et exigeants au plan de la réflexion. Une deuxième, tout aussi importante, est qu’ici, comme dans toutes les questions portant sur une catégorie social-historique générale – la Nation, le Pouvoir, l’État, la Religion, la Famille, etc. –, le dérapage est presque inévitable. À toute thèse que l’on pourrait énoncer, il est d’une facilité déconcertante de trouver des contre-exemples et le péché mignon des auteurs, dans ces domaines, c’est le manque du réflexe qui prévaut dans toutes les autres disciplines : ce que je dis n’est-il pas contredit par un contre-exemple possible ? Tous les six mois, on lit de grandioses théories échafaudées sur ces thèmes, et l’on se surprend, encore, à s’étonner : l’auteur n’a-t-il donc jamais entendu parler de la Suisse ou de la Chine ? de Byzance ou des monarchies chrétiennes ibériennes ? d’Athènes ou de la Nouvelle-Angleterre ? des Esquimaux ou des Kung ? Après quatre, ou vingt-cinq, siècles d’autocritique de la pensée, on continue de voir fleurir les généralisations béates à partir d’une idée survenue à 1’auteur.

Une anecdote, peut-être amusante, me conduit à un des centres de la question. Comme vous l’avez vu dans l’annonce du colloque, mon prénom est Cornelius – en vieux français, et pour mes amis, Corneille. J’ai été baptisé dans la religion chrétienne orthodoxe, et pour que je sois baptisé, il fallait qu’il y eût un saint éponyme, et en effet il y avait un aghios Kornelios, translitération grecque du latin Cornelius – de la gens Cornelia, qui avait donné son nom à des centaines de milliers d’habitants de l’Empire –, lequel Kornelios a été sanctifié moyennant une histoire qui est racontée dans les Actes (10-11) et que je résume. Ce Corneille, centurion d’une cohorte italique, vivait à Césarée, faisait de larges aumônes au peuple et craignait Dieu qu’il priait sans cesse. Après la visite d’un ange, il invite chez lui Simon, le surnomme Pierre. Celui-ci, en route, a aussi une vision dont le sens est qu’il n’y a plus de nourritures pures et impures. Arrivé à Césarée, il dîne chez Corneille – dîner chez un goy est, selon la Loi, abomination – et pendant qu’il y parle, l’Esprit saint tombe sur tous ceux qui écoutaient ses paroles, ce qui surprend au plus haut point les compagnons juifs de Pierre, qui assistent à la scène, puisque l’Esprit saint s’était aussi répandu sur les non-circoncis, qui s’étaient mis à parler en langues et à magnifier Dieu. Plus tard, revenant à Jérusalem, Pierre a à répondre aux amers reproches de ses autres compagnons circoncis ; il s’en explique, après quoi ceux-ci se calment, disant que Dieu a octroyé aussi bien aux « nations » la repentance afin qu’elles vivent.

Cette histoire a évidemment de multiples significations. C’est la première fois dans le Nouveau Testament qu’est affirmée l’égalité des « nations » devant Dieu, et la non-nécessité du passage par le judaïsme pour devenir chrétien. Ce qui m’importe encore plus, c’est la contraposée de ces propositions. Les compagnons de Pierre « s’étonnent fortement » (« exestesan » dit 1’original grec des Actes : ex-istamai, ek-sister, sortir de soi-même) que le Saint-Esprit veuille bien se répandre sur toutes les « nations ». Pourquoi ? Parce que, évidemment, le Saint-Esprit ne pouvait avoir affaire jusque-là qu’à des juifs – et au mieux à cette secte particulière de juifs qui se réclamait de Jésus de Nazareth. Mais aussi, elle nous renvoie par implication négative à des spécifications de la culture hébraïque – ici, je commence à être désagréable – qui pour les autres ne vont pas de soi, c’est le moins qu’on puisse dire. Ne pas accepter de manger chez les goïm, lorsqu’on sait la place que le repas en commun tient dans la socialisation et l’histoire de 1’humanité ? On relit alors l’Ancien Testament attentivement, notamment les livres relatifs à la conquête de la Terre promise, et l’on voit que le peuple élu n’est pas simplement une notion théologique, mais éminemment pratique. Les expressions littérales de l’Ancien Testament sont du reste très belles si l’on peut dire (malheureusement, je ne puis le lire que dans la version grecque des Septante, ultérieure de peu à la conquête d’Alexandre. Je sais qu’il y a des problèmes ; je ne pense pas qu’ils affectent ce que je vais dire). On y voit que tous les peuples habitant le « périmètre » de la Terre promise sont passés par « le fil de l’épée » (dia stomatos romphaias) et cela sans discrimination de sexe ou d’âge, qu’aucune tentative de les « convertir » n’est faite, que leurs temples sont détruits, leurs bois sacrés rasés, tout ceci sur ordre direct de Yahvé. Comme si cela ne suffisait pas, les interdictions abondent concernant l’adoption de leurs coutumes (bdelygma, abomination, miasma, souillure) et les relations sexuelles avec eux (porneia, prostitution ; mot qui revient obsessivement dans les premiers livres de l’Ancien Testament). La simple honnêteté oblige de dire que l’Ancien Testament est le premier document raciste écrit que l’on possède dans l’histoire. Le racisme hébreu est le premier dont nous ayons des traces écrites – ce qui ne signifie certes pas qu’il soit le premier absolument. Tout laisserait plutôt supposer le contraire. Simplement, et heureusement, si j’ose dire, le Peuple élu est un peuple comme les autres [1].

Je trouve nécessaire de rappeler cela ne serait-ce que parce que l’idée que le racisme ou simplement la haine de l’autre est une invention spécifique de l’Occident est une des âneries qui jouissent actuellement d’une grande circulation.

Sans pouvoir m’attarder sur les divers aspects de révolution historique et leur énorme complexité, je noterai simplement :

a) que parmi les peuples à religion monothéiste, les Hébreux ont quand même cette ambiguë supériorité : une fois la Palestine conquise (il y a trois mille ans – je ne sais rien d’aujourd’hui) et les habitants antérieurs « normalisés » d’une façon ou d’une autre, ils laissent le monde tranquille. Ils sont le Peuple élu, leur croyance est trop bonne pour les autres, il n’y a aucun effort de conversion systématique (mais pas de refus de la conversion non plus) [2] ;

b) les deux autres religions monothéistes, inspirées de l’Ancien Testament et « succédant » historiquement à l’hébraïsme, ne sont malheureusement pas aussi aristocratiques : leur Dieu est bon pour tous ; si les autres n’en veulent pas, ils seront obligés de l’ingurgiter de force ou bien seront exterminés. Inutile de s’étendre, à ce point de vue, sur l’histoire du christianisme – ou plutôt impossible : au contraire, il serait non seulement utile mais urgent de la refaire car, depuis la fin du XIXe siècle et des grands « critiques », tout semble oublié, et des versions à l’eau de rose de la diffusion du christianisme sont propagées. On oublie que lorsque les chrétiens s’emparent de l’Empire romain via Constantin, ils sont une minorité, qu’ils ne deviennent majorité que par les persécutions, le chantage, la destruction massive des temples, des statues, des lieux de culte et des manuscrits anciens – et finalement par des dispositions légales (Théodose le Grand) interdisant à des non-chrétiens d’habiter l’Empire. Cette ardeur des vrais chrétiens à défendre le vrai Dieu par le fer, le feu et le sang est constamment présente dans l’histoire du christianisme, oriental comme occidental (hérétiques, Saxons, croisades, Juifs, Indiens d’Amérique, objets de la charité de la sainte Inquisition, etc.). De même, il faudrait restituer face à la flagornerie ambiante la vraie histoire de la propagation à peine croyable de l’islam. Ce n’est certainement pas le charme des paroles du Prophète qui a islamisé (et la plupart du temps arabisé) des populations allant de l’Èbre à Sarawak et de Zanzibar à Tachkent. La supériorité, du point de vue des conquis, de l’islam sur le christianisme était que sous le premier on pouvait survivre en acceptant d’être exploité et privé plus ou moins de droits sans se convertir, alors qu’en terre chrétienne l’allodoxe, même chrétien (cf. les guerres de religion aux XVIe-XVIIe siècles), n’était pas en général tolérable ;

c) contrairement à ce qui a pu être dit (par un de ces chocs en retour répondant à la « renaissance » du monothéisme), ce n’est pas le polythéisme en tant que tel qui assure l’égal respect de l’autre. Il est vrai qu’en Grèce, ou à Rome, il y a tolérance presque parfaite de la religion ou de la « race » des autres ; mais cela concerne la Grèce et Rome – non pas le polythéisme en tant que tel. Pour ne prendre qu’un exemple, l’hindouisme non seulement est intrinsèquement et intérieurement « raciste » (castes), mais a nourri autant de massacres sanglants au cours de son histoire que n’importe quel monothéisme, et continue de le faire.

L’idée qui me semble centrale est que le racisme participe de quelque chose de beaucoup plus universel que l’on ne veut bien l’admettre d’habitude. Le racisme est un rejeton, ou un avatar, particulièrement aigu et exacerbé, je serais même tente de dire : une spécification monstrueuse, d’un trait empiriquement presque universel des sociétés humaines. Il s’agit de l’apparente incapacité de se constituer comme soi sans exclure l’autre – et l’apparente incapacité d’exclure l’autre sans le dévaloriser et, finalement, le haïr.

Comme toujours lorsqu’il s’agit de l’institution de la société, le thème a nécessairement deux versants : celui de l’imaginaire social instituant des significations imaginaires et des institutions qu’il crée ; et celui du psychisme des êtres humains singuliers et de ce que celui-ci impose comme contraintes à l’institution de la société et en subit de sa part à elle.

Je ne m’étendrai pas sur le cas de l’institution de la société ; j’en ai souvent parlé ailleurs [3]. La société – chaque société – s’institue en créant son propre monde. Cela ne signifie pas seulement des « représentations », des « valeurs », etc. À la base de tout cela, il y a un mode du représenter, une catégorisation du monde, une esthétique et une logique, comme aussi un mode du valoriser – et sans doute aussi un mode chaque fois particulier de l’être affecté. Dans cette création du monde trouve toujours place, d’une manière ou d’une autre, l’existence d’autres humains, et d’autres sociétés. Il faut distinguer entre la constitution d’autres mythiques, totalement ou en partie (les Sauveurs blancs pour les Aztèques, les Éthiopes pour les Grecs homériques), qui peuvent être « supérieurs » ou « inférieurs », voire monstrueux ; et la constitution des autres réels, des sociétés effectivement rencontrées. Voici un schéma très rudimentaire pour penser le deuxième cas. Dans un premier temps mythique (ou, ce qui revient au même, « logiquement premier »), il n’y a pas d’autres. Puis, ceux-ci sont rencontrés (le temps mythique ou logiquement premier est celui de l’autoposition de l’institution). Pour ce qui nous importe ici, trois possibilités s’ouvrent, trivialement : les institutions de ces autres (et donc, ces autres eux-mêmes !) peuvent être considérées comme supérieures (aux « nôtres »), comme inférieures, ou comme « équivalentes ». Remarquons tout de suite que le premier cas entraînerait à la fois une contradiction logique et un suicide réel. La considération des institutions « étrangères » comme supérieures par l’institution d’une société (non pas par tel ou tel individu) n’a pas lieu d’être : cette institution n’aurait qu’à céder la place à l’autre. Si la loi française enjoint aux tribunaux : « Dans tous les cas, appliquez la loi allemande », elle se supprime comme loi française. Il se peut que telle ou telle institution, au sens secondaire du terme, soit considérée comme bonne à adopter, et le soit effectivement ; mais l’adoption globale et sans réserve essentielle des institutions nucléaires d’une autre société impliquerait la dissolution de la société emprunteuse comme telle.

La rencontre ne laisse donc que deux possibilités : les autres sont inférieurs, les autres sont égaux à nous. L’expérience prouve, comme on dit, que la première voie est suivie presque toujours, la seconde presque jamais. Il y a à cela une apparente « raison ». Dire que les autres sont « égaux à nous » ne pourrait pas signifier égaux dans l’indifférenciation : car cela impliquerait, par exemple, qu’il est égal que je mange du porc ou que je n’en mange pas, que je coupe les mains des voleurs ou non, etc. Tout deviendrait alors indifférent et serait désinvesti. Cela aurait dû signifier que les autres sont simplement autres ; autrement dit, que non seulement les langues, ou les folklores, ou les manières de table, mais les institutions globalement, comme tout et dans le détail, sont incomparables. Cela – qui en un sens, mais en un sens seulement, est la vérité – ne peut apparaître « naturellement » dans l’histoire, et il ne devrait pas être difficile de comprendre pourquoi. Cette « incompatibilité » reviendrait, pour les sujets de la culture considérée, à tolérer chez les autres ce qui pour eux est abomination ; et, malgré les facilités que se donnent aujourd’hui les défenseurs des droits de l’homme, elle fait surgir des questions théoriquement insolubles dans le cas des conflits entre cultures, comme le montrent les exemples déjà cités et comme je tâcherai de le montrer encore à la fin de ces notations.

Cette idée, en paroles si simple et si vraie : les autres sont tout simplement autres, est une création historique qui va à contre-pente des tendances « spontanées » de l’institution de la société. Les autres ont presque toujours été institués comme inférieurs. Cela n’est pas une fatalité, ou une nécessité logique, c’est simplement l’extrême probabilité, la « pente naturelle » des institutions humaines. Le mode le plus simple du valoir des institutions pour leurs propres sujets est évidemment l’affirmation – qui n’a pas besoin d’être explicite – qu’elles sont les seules « vraies » – et que donc les dieux, croyances, coutumes, etc., des autres sont faux. En ce sens, l’infériorité des autres n’est que l’autre face de l’affirmation de la vérité propre des institutions de la société – Ego (au sens où l’on parle d’Ego dans la description des systèmes de parenté). Vérité propre prise comme excluant toute autre, rendant tout le reste erreur positive et, dans les cas les plus beaux, diaboliquement pernicieuse (le cas des monothéismes et des marxismes-léninismes est obvie, mais non le seul).

Pourquoi parler de probabilité extrême et de pente naturelle ? Parce qu’il ne peut pas y avoir de fondation véritable de l’institution (fondation « rationnelle » ou « réelle »). Son seul fondement étant la croyance en elle et, plus spécifiquement, le fait qu’elle prétend rendre le monde et la vie cohérents (sensés), elle se trouve en danger mortel dès que la preuve est administrée que d’autres manières de rendre la vie et le monde cohérents et sensés existent. Ici notre question recoupe celle de la religion au sens le plus général, que j’ai discutée ailleurs [4],

Probabilité extrême, mais non pas nécessité ou fatalité : le contraire, bien que hautement improbable – comme la démocratie est hautement improbable dans l’histoire – est quand même possible. L’indice en est la relative et modeste, mais réelle quand même, transformation à cet égard de certaines sociétés modernes, et le combat qui y est mené contre la misoxénie (et qui est certes loin d’être terminé, même dans chacun de nous).

Tout cela concerne l’exclusion de l’altérité externe en général. Mais la question du racisme est beaucoup plus spécifique : pourquoi ce qui aurait pu rester simple affirmation de l’« infériorité » des autres devient discrimination, mépris, confinement pour s’exacerber finalement en rage, haine et folie meurtrière ?

Malgré toutes les tentatives faites de divers côtés, je ne pense pas que nous puissions trouver une « explication » générale de ce fait, qu’il y ait à la question une réponse autre qu’historique au sens fort. L’exclusion de l’autre n’a pas pris partout et toujours, tant s’en faut, la forme du racisme. L’antisémitisme et son histoire dans les pays chrétiens sont connus : aucune « loi générale » ne peut expliquer les localisations spatiales et temporelles des explosions de ce délire. Autre exemple, peut-être plus parlant encore. L’Empire ottoman, une fois la conquête faite, a toujours mené une politique d’assimilation puis d’exploitation et de capitis diminutio des conquis non assimilés (sans cette assimilation massive, il n’y aurait pas aujourd’hui de nation turque). Puis soudain, à deux reprises – 1895-1896, 1915-1916 –, les Arméniens (soumis toujours, il est vrai, à une répression beaucoup plus cruelle que les autres nationalités de l’Empire) font l’objet de deux monstrueux massacres en masse, alors que les autres allogènes de l’Empire (et notamment les Grecs, encore très nombreux en Asie mineure en 1915-1916 et dont l’État est pratiquement en guerre avec la Turquie) ne sont pas persécutés.

À partir du moment où il y a la fixation raciste, on le sait, les « autres » ne sont pas seulement exclus et inférieurs ; ils deviennent, comme individus et comme collectivité, point de support d’une cristallisation imaginaire seconde qui les dote d’une série d’attributs et, derrière ces attributs, d’une essence mauvaise et perverse qui justifie d’avance tout ce que l’on se propose de leur faire subir. Sur cet imaginaire, notamment antijuif en Europe, la littérature est immense et je n’ai rien à y ajouter [5]. Sauf qu’il me paraît plus que superficiel de présenter cet imaginaire – baptisé, de surcroît, « idéologie » – comme fabriqué de toutes pièces par des classes ou des groupes politiques pour assurer leur domination ou pour y parvenir. En Europe, un sentiment antijuif diffus et « rampant » a circulé sans doute tout le temps depuis le XIe siècle au moins. Il a parfois été ranimé et revivifié aux moments où le corps social éprouvait avec une intensité plus forte que d’habitude le besoin de trouver un mauvais objet « interne-externe » (l’« ennemi intérieur » est tellement commode), un bouc émissaire prétendument marqué déjà de soi-même comme bouc. Mais ces revivifications n’obéissent pas à des lois et à des régies ; impossible, par exemple, de nier les profondes crises économiques subies pendant cent cinquante ans par l’Angleterre à une explosion quelconque d’antisémitisme – alors que depuis quinze ans de telles explosions, mais dirigées contre les Noirs, commencent à s’y produire.

Progrés ?

L’ambition de cette chronique qui reste cependant modeste, se veut une réponse à tous ceux qui partagent une vision progressiste et optimiste de l’histoire humaine, une vision qui n’est pas pleinement la nôtre ; nonobstant cela ne fait pas pour autant de nous, de patentés déclinistes promouvant une image de décadence de l’histoire, ici notre ambition est d’éveiller l’esprit afin de le conduire à cette résistance vis-à-vis d’une prétention du progrès humain et d’une loi de progrès moral mais abandonnant l’écologie intégrale, celle de prendre soin de l’homme et de tout l’homme.
Or l’histoire humaine si elle tend vers le progrès civilisationnel de la connaissance technique et de ses propres lois morales, dérive en réalité vers davantage d’apostasie se détachant de toute idée du sens du bien, comme de toute loi divine et de toute transcendance. L’individualisme matérialiste se déconnecte progressivement de toute recherche spirituelle. Nous prenons alors conscience de la prétention de l’homme « à être la mesure de toutes choses, sans que plus rien en réalité ne le mesure ». Ainsi affranchi de tout lien avec son créateur, l’homme par ses entreprises d’homo deus provoque des ravages dans la nature, rompt les grands équilibres liés aux écosystèmes, crée des situations d’injustices sociales, de grande pauvreté, de précarité en raison d’une course effrénée d’une toute puissance consumériste sans partage, adorant le Dieu Mammon.

Auteur Eric LEMAITRE

René Barjavel : « Les hommes ont libéré les forces terribles que la nature tenait enfermées avec précaution. Ils ont cru s’en rendre maîtres. Ils ont nommé cela le Progrès. C’est un progrès accéléré vers la mort. Ils emploient pendant quelque temps ces forces pour construire, puis un beau jour, parce que les hommes sont des hommes, c’est-à-dire des êtres chez qui le mal domine le bien, parce que le progrès moral de ces hommes est loin d’avoir été aussi rapide que le progrès de leur science, ils tournent celle-ci vers la destruction. »

Dans les contextes de la pandémie et d’un possible effondrement civilisationnel, je veux ici m’adresser à tous ceux qui partagent une vision progressiste et optimiste de l’histoire humaine, une vision qui n’est pas pleinement la mienne ; nonobstant cela ne fait pas pour autant de moi, un patenté décliniste promouvant une image de décadence de l’histoire, même si bizarrement l’effondrement de la civilisation se dessine.

Comme chrétien je me situe bien entendu dans la seule dimension de l’espérance, mais aux antipodes d’une foi aveugle dans un monde qui a tourné le dos à toute idée de transcendance et s’évertue à imaginer une terre aux ressources inépuisables. Je crois en effet aux seules vertus de l’évangile à cette puissance de la foi capable de réformer le cœur et qui inclut une écologie intégrale. Une puissance en somme qui est capable de gagner des batailles contre tout ce qui est de nature à assombrir la vie, à dénaturer notre écosystème. Mais je n’adhère pas en revanche à l’idée visionnaire d’un message qui finirait naturellement par changer le monde en s’imposant dans l’esprit docile de ceux qui ne croient pas.  Le message chrétien s’inscrit seulement dans la dimension du cœur, d’une réforme désirée, intériorisée et consentie, bouleversant et transformant radicalement une vie puis rayonnant au sein d’un quartier et d’une cité ! Le message chrétien ne relève pas ainsi d’une dimension collective au sens d’agir comme un programme civilisationnel réformant le monde. Cependant il n’est pas contestable que des personnalités chrétiennes aient été particulièrement influentes dans le monde pour mener des combats contre la pauvreté, l’injustice sociale, les ségrégations (Saint Vincent de Paul, Sœur Emmanuelle, l’Abbé Pierre, Mère Thérèsa, Antoine-Frédéric Ozanam, William Booth, Martin Luther King), les discriminations telles que l’esclavage (William Wilberforce). Ces hommes et ces femmes marquées par la foi ont été en quelque sorte les flambeaux d’une recherche permanente de justice. Ces hommes et ces femmes n’ont nullement cherché à s’imposer aux autres, mais à témoigner d’exemplarité, de dévouement au reste d’un monde souvent insensible ou enfermé dans l’égotisme, l’indifférence. De grandes œuvres de charité sont ainsi nées d’une prise de conscience de discriminations ou d’injustices criantes, puis ont ensuite témoigné d’un rayonnement mondial comme ce fut le cas avec le ministère de Martin Luther King, « l’armée du Salut » chez les protestants, ou « la société Saint Vincent de Paul » chez les catholiques.

Or l’histoire humaine si elle tend vers le progrès civilisationnel de la connaissance technique et de ses propres lois morales, dérive en réalité vers davantage de désaveux de l’éthique judéo-chrétienne. L’histoire civilisationnelle se détache de nos jours, de toute idée, de responsabilité, du sens du bien, comme de toute loi divine et de toute transcendance. L’individualisme matérialiste se déconnecte progressivement de toute recherche spirituelle. Nous prenons alors conscience de la prétention de l’homme « à être la mesure de toutes choses, sans que plus rien en réalité ne le mesure ». Ainsi affranchi de tout lien avec son créateur, l’homme par ses entreprises d’homo-deus provoque des ravages dans la nature, rompt les grands équilibres liés aux écosystèmes, crée des situations d’injustices sociales, de grande pauvreté, de précarité en raison d’une course effrénée d’une toute-puissance consumériste sans partage, adorant le Dieu Mammon. Mais comme toute statue déifiée, le Dieu Mamon est finalement proche de son écroulement.

Tout au long de son histoire qui embrasse son passé comme son présent, l’homme a tenté d’entreprendre la domestication de l’univers, de dominer sur les éléments et la matière, La volonté de puissance s’est révélée à travers sa capacité à créer les outils pour lui permettre la transformation de son environnement, mais cette volonté de puissance s’est également révélée à travers cette expertise d’aller au-delà de la fabrication de l’outil, l’homme a en effet inventé cette combinaison associant technicité et organisation, cette nouvelle puissance lui offrant d’incroyables perspectives et révélant toute la capacité à exprimer son propre pouvoir créateur, “l’égalant à Dieu”. L’homme mesure de toutes choses, est aujourd’hui entré dans la vocation et la tentation de créer sa propre créature reflet de ses appétits de savoir, de connaissances et de son intelligence, comme si l’histoire humaine depuis la chute, le conduisait à son inéluctable destin, devenir lui-même Dieu enfantant ou engendrant sa propre image de lui-même. Mais cet homme dans les contextes de cette pandémie découvre aussi sa fragilité, sa vulnérabilité, face à un virus létal qui remet profondément en cause l’outrecuidance de l’ambition démesurée.

Mais pour beaucoup Dieu n’est pas, de fait il ne peut donc être mort ! Alors fatalement l’humanité sans reconnaissance d’un Dieu créateur des cieux et de la terre, dérivera comme un enfant aveugle sombrant peu à peu dans une forme de « solutionnisme[1] » technologique et d’insouciance matérialiste jusqu’à mépriser demain la souffrance du voisin ou de haines anti chrétiennes pour se venger d’un Dieu qu’ils ont pourtant volontairement ignoré.

Dans l’histoire humaine, l’anthropologue américain Lewis Morgan ignorant les soubresauts répétés, cycliques et dramatiques de la civilisation, percevait pourtant une dimension évolutive et positive de l’histoire humaine. Cette évolution selon lui, se caractérisait au travers de plusieurs grandes étapes qui vont de la sauvagerie à la barbarie, puis de la barbarie à la civilisation et enfin de la civilisation à la post civilisation technique[2]. Pour résumer cette approche de façon sans doute simpliste, nous pourrions dès lors imaginer qu’un principe universel est en mouvement dans l’histoire humaine, celui d’une organisation structurante qui tend à éradiquer l’état barbare caractérisé par la cruauté. Peu à peu et par capillarité se met finalement en place une organisation  et une régulation sociale qui tend à diminuer les tensions dans les sociétés pour mieux les gérer et faciliter l’existence de sociétés pacifiées, comme si finalement une main invisible et providentielle, guidait l’humanité vers davantage de sagesse pour atteindre un état moral ultime, assurant son harmonie. Pour d’autres qui partagent également une vision progressiste de la civilisation humaine, l’histoire ne serait pas seulement une succession motrice de contingences, de va-et-vient entre le meilleur et le pire, une succession désordonnée, d’événements produits de contextes et de hasards. Mais l’histoire du fait de ces conflits contient intrinsèquement l’idée du mieux, d’un progrès qui conduirait l’humanité vers un mieux technique, un mieux social, mais également vers un idéal moral, une idée qui fut partagée par Teilhard de Chardin.

À l’opposé de cette vision d’une organisation qui éteindrait au fil de l’eau, le mal, le philosophe Emmanuel Kant soulignait les principes constitutifs de la nature humaine adossés à ces deux dimensions, celui du mal et celui du bien, ces dimensions pour Kant « semblent […] se neutraliser l’un par l’autre ; le résultat en serait l’inertie, une activité à vide, pour faire alterner le bien et le mal par progrès et recul, en sorte que tout le jeu du commerce réciproque de notre espèce sur le globe devrait être considéré comme un pur jeu de marionnettes ». Emmanuel Kant évoquait ainsi et finalement une forme d’immobilisme, d’état stationnaire et non de progrès de la loi morale. En quelque sorte Kant aurait pu s’opposer à cette vision qu’exprimait plus d’un siècle plus tard, le paléontologue et théologien Teilhard de Chardin.   Chez Teilhard, l’histoire est a contrario, en mouvement. Le mouvement de l’histoire est décrit comme dynamique, une trajectoire civilisationnelle qui tend vers l’organisation entraînant avec lui la fin du mal. La vision de Teilhard est d’abord théologique et sa notion candide du mal me rend cependant profondément perplexe. Le théologien admettait une forme de dilution, de diminution progressive du mal, du fait d’un monde en voie d’organisation. Pour l’essayiste Francisco Bravo que je cite : « la conception du mal … », chez Teilhard est ainsi réduite à « …des rides à la surface du bien ». Teilhard de Chardin soutenait l’idée que l’univers entier est en voie « d’arrangement et d’organisation » progressive, le monde serait ainsi et selon le théologien, en voie de révision morale, de « perfectionnement en devenir ». Pour le théologien, le mal est dès lors le résultat d’un défaut d’ordre, d’une absence d’organisation, la cruauté était ainsi prégnante dans le monde barbare, elle disparaît dans la civilisation. L’histoire est donc pour Teilhard une forme de continuum qui par ses développements poursuit sa structuration complexe pour aboutir à l’harmonisation de tout et excluant finalement et définitivement le mal.

Or notre approche du mal est loin d’adhérer à la conception de Teilhard qui entrevoit une évolution dans “une perspective graduelle et organique du monde”. Teilhard s’inscrit dans une dimension quasi utopique, une mondialisation des âmes qui se définit autour d’un nouvel ordre.

Reconnaissons cependant que la croyance de Teilhard relativement à la complexité associée à l’histoire humaine dans son déroulement, est loin d’être linéaire et paisible, celle-ci s’effectuant selon lui par « oscillements » par à-coups, selon une sorte de dialectique implacable tantôt conflictuelle, tantôt apaisée. Cependant Teilhard avait une vision progressive et également technicienne du monde et fut avec Jacques Ellul sans doute l’un des premiers penseurs à entrevoir la puissance de la technique qui s’opère dans le monde… Il va dans ses essais évoquer l’unification du monde de la pensée via la technique.  Pour Teilhard de Chardin le progrès de la technique « constitue un événement susceptible d’entraîner les plus grandes conséquences spirituelles ». Sur ce point je partage l’intuition du théologien, mais non les conséquences bénéfiques qu’il imagine tel un candide. L’histoire humaine évolue en effet vers davantage de réponses techniques et paradoxalement de souffrances morales du fait de la désincarnation de la relation à l’autre et de la distanciation entre le moi et l’âme comme le soulignait Hannah Arendt dans la condition de l’homme moderne. Effectivement la principale caractéristique de ce nouveau siècle comparativement aux précédents c’est bien l’incursion de la technicité numérique qui gère et pilote toutes les formes de l’activité sociale et d’une forme de désincarnation des rapports à l’autre. Or avec l’évolution de la civilisation humaine vers un monde plus que jamais technique, nous prenons de facto conscience de l’isolement en réalité des consciences. Il est frappant de relever une solitude croissante et plus prégnante des êtres humains connectés, mais non reliés entre eux, une solitude souvent aggravée avec la pandémie du Coronavirus. Or que constatons nous, sinon le risque d’un délitement absolu de la vie sociale. Permettez-nous ici de faire référence à Gilles Lipovetsky, penseur sociologue, ce dernier dans son livre le bonheur paradoxal fait justement mention des progrès techniques traversés par la performance et l’efficacité, mais en recul sur les valeurs de « socialité », d’entraide, de charité, de gestes de proximité et d’entraide communautaire et solidaire.

Ce monde, que nous décrivons résulte bien d’un constat quasi partagé, celui d’un monde qui s’enferme peu à peu dans l’individualisation, plutôt l’hyper-individualisation, se laissant subrepticement contraindre et dominer par la technique, une technique qui via les IA, organisera le quotidien de chaque individu. Au point que nous sommes sur le point d’assister à une forme d’atomisation de la vie collective incarnée dans les rapports aux autres. N’est-ce pas Chantal Delsol qui dépeint “le portrait d’une société où l’individualisme, engendré par une société matérialiste et du confort, l’emporte sur le désir d’enfants et s’engage dans une sorte de suicide collectif et social”. Or le constat est celui d’une perte de conscience de l’être humain dominé par le prédateur serviciel participant finalement à la dématérialisation de la vie et à un monde de préférence sans contacts. Or c’est bien un vaste mouvement planétaire prédit par Teilhard et décrit par Ellul qui démontre le glissement d’un monde matérialiste gouverné par des enjeux de plus en plus individuels.

C’est sans doute, l’ensemble de la vie sociale qui sera sous contrôle, sera surveillé dans les contextes de crises sanitaires et climatiques. Nous cheminons, transitons, glissons ainsi vers une société de forme totalitaire rendant les gens de plus en plus dépendants à la technique, divertis par les nouveaux applicatifs « sociaux » amenant, la sauvegarde de leur corps plutôt que le salut de leur âme.

Dans un texte de Hannah Arendt qui a pensé justement le monde totalitaire, la philosophe a pressenti le risque d’une dissociation de la pensée et de la technique. Le texte de Hannah Arendt que nous citons est extrait de son livre l’homme moderne, de manière quasi prémonitoire, l’auteure prédit les dérives du monde moderne « Il se pourrait, créatures terrestres qui avons commencé d’agir en habitants de l’univers, que nous ne soyons plus jamais capables de comprendre, c’est-à-dire de penser et d’exprimer, les choses que nous sommes cependant capables de faire… S’il s’avérait que le savoir (au sens moderne de savoir-faire) et la pensée se sont séparés pour de bon, nous serions bien alors les jouets et les esclaves non pas tant de nos machines que de nos connaissances pratiques créatures écervelées à la merci de tous les engins technologiquement possibles, si meurtriers soient-ils »

C’est dans cette civilisation aboutie décrite par Teilhard que l’humain va finalement manquer à l’homme. C’est dans ce monde dystopique qui se dessine que nous pourrions pressentir la fin d’une histoire du progrès, l’épilogue d’une civilisation humaine, car l’homme aurait alors décidé de confier son sort entre les mains d’une nouvelle idole dont il aurait animé l’image. Pour illustrer notre propos, nous pourrions alors citer le texte de l’apôtre Paul dans 2 Timothée 3 : 13 : « … les hommes méchants et imposteurs avanceront toujours plus dans le mal, égarant les autres et égarés eux-mêmes. » Ainsi la phase finale du progrès serait au contraire la consommation de la déchéance.

Oui l’histoire est en quelque sorte potentiellement décliniste du fait même de la technique envahissante, elle est (cette technique) de nature à bouleverser la civilisation, à modifier les rapports humains, à changer durablement les relations du quotidien.  Il n’est plus improbable ainsi que les personnels soignants tellement impliqués au cours de la crise du covid19, soient en partie remplacées du fait de leur vulnérabilité, par des robots pour des tâches sociales ou sanitaires mieux accomplies par ces derniers, que les guichetiers dans les banques soient définitivement « troqués » contre l’écran digital de nos smartphones, que les vendeuses soient au fil de l’eau échangées au profit des caisses automatiques sans contacts, que les vieilles personnes puissent également bénéficier de la compagnie galante de gentils humanoïdes chargés des besognes sanitaires qui eux-mêmes accompliront des tâches de surveillance dans les quartiers comme c’est déjà le cas à Singapour[3].

N’est-ce pas le livre de l’apocalypse qui dépeint un monde, celui de Babylone gouverné par le nombre, le nombre symbole de la nouvelle technique organisationnelle pour apporter à ce monde sous tensions, la paix et la sécurité, la sauvegarde des corps, plutôt que le salut des âmes, comme je l’écrivais précédemment.

Jacques Lecomte, essayiste et enseignant à l’Université Paris Ouest-Nanterre, défend une thèse différente de la mienne et non décadente de l’histoire humaine, il affirme ainsi chiffres à l’appui que le monde va beaucoup mieux, soulignant de fait que la faim avait régressé, que les programmes éducatifs de par le monde faisaient de constants progrès, que les guerres ont largement diminué en fréquences et en nombre de morts. Jacques Lecomte ne niait pas pour autant la gravité des crises que traversent aujourd’hui le monde, mais reprochait aux médias dans leur ensemble d’installer un climat anxiogène aboutissant à une forme générale de démobilisation.  Si en soi cette conclusion est en effet pertinente, elle ne doit pas pour autant nous rendre totalement aveugles sur la réalité du mal qui lui ne se gomme pas à coups d’organisations et de structurations de la société comme le prédisait et le soutenait le théologien Teilhard de Chardin.

Nous pourrions ajouter à ce constat, cette autre critique adressée à l’essayiste dont la lecture du monde s’inscrit sur le prisme d’un décodage de l’histoire à l’aune de l’histoire occidentale, occultant le continent Africain ou du moyen orient traversé par des conflits qui durent (Soudan, Congo, Centrafrique, Somalie, Yémen, Syrie, Irak…), des guerres civiles qui dévastent des nations, des attentats terroristes réguliers, sans oublier que d’autres conflits ont lieu en permanence.  N’oublions pas ces autres états totalitaires appliquant un régime ou la loi draconienne punit de mort ou d’emprisonnement ou encore de bannissement, les contrevenants pour délits d’opinion politique ou religieuse. Ces pays se comptent par dizaines, et parmi eux l’Inde, la Chine, la Corée du Nord, le Pakistan, l’Arabie Saoudite. Cette liste est hélas loin d’être exhaustive.

Ce n’est donc ni l’organisation, ni la civilisation, ni le progrès technique notamment en Chine, en Inde, en Arabie Saoudite, qui effacent le mal, ces trois pays comptent parmi les nations aux contrastes saisissant entre technologie et pauvreté et dont les discriminations sociales sont les plus criantes au sein même de notre planète. N’est-ce pas de fait la Chine dont les progrès techniques, médicaux et d’éducation sont les plus stupéfiants au monde, appliquant pourtant une loi totalitaire à l’ensemble du pays. Ce pays couvre tout de même 1/6ème de la population humaine qui habite sur les cinq continents.

L’essayiste Jacques Lecomte semble réduire la dimension du mal à la seule dimension d’événements sanitaires qui constituent une menace à la survie humaine et non aux sources de la souffrance morale. S’il faut se réjouir en effet des progrès sanitaires ; nous sommes cependant loin d’avoir vaincu les prochaines pandémies ou d’autres risques bactériologiques, loin d’avoir surmonté les luttes contre la précarité, la famine. Ainsi, force est de constater que la souffrance morale n’a jamais été occultée de notre monde et pas davantage tous ces gestes qui font souffrir l’autre à savoir le harcèlement, le mépris, l’indifférence, la ségrégation, l’oubli, l’abandon et sans parler de la violence, des actes mortifères, l’anti vie parce que l’autre est différent de nous et que sa vie pourrait nous insupporter du fait que nous serions conduits à la perte de notre confort.

Or pensons-nous sérieusement un seul instant que cette souffrance ait diminué y compris dans notre histoire contemporaine et notre propre siècle, sauf aveuglement de notre part et obstination égoïste à imaginer le contraire. Or ainsi ce n’est pas l’organisation humaine même technicienne qui palliera les disputes, les tensions morales, l’angoisse, nous consolera de la perte d’un être cher, de l’abandon moral, de l’ostracisme possible liée à notre différence, de la grande précarité de familles du quart monde bien présente dans nos quartiers.

Le rêve de toute puissance, conduit en réalité l’histoire humaine, depuis les origines du jardin d’Eden à Babel et de Babel à la Babylone contemporaine.  Ce rêve de toute puissance, tant dans la pensée que dans la dimension de l’action est constitutive de la nature humaine, de sa dimension ontologique. Cette toute-puissance prométhéenne de l’homme “Homo Faber” s’exprime aussi bien dans son désir de connaissances, de domination et de conquêtes. Cette toute-puissance n’aurait jamais pu advenir si la liberté humaine n’avait pas été d’emblée conditionnée par cet appétit de connaissances depuis le jardin d’Eden. « Vous connaîtrez le bien et le mal ». Cette dimension de la connaissance ne se limitant pas seulement à la connaissance morale du bien et du mal, mais également à la dimension technique qu’emploie l’homme pour l’arracher à la pénibilité de sa finitude et des limites de son jardin, cette technique pouvant aussi bien rechercher le bien ou en revanche avoir des effets destructeurs. “Si Dieu…”, écrivait ainsi Hannah Arendt “…crée ex nihilo, l’homme créé à partir d’une substance donnée, la productivité humaine devait par définition aboutir à une révolte prométhéenne parce qu’elle ne pouvait édifier un monde fait de main d’homme qu’après-avoir détruit une partie de la nature créée par Dieu”.

Ce rêve de toute puissance dans l’histoire humaine est parfaitement illustré dans la pensée nihiliste, la métaphysique de Nietzsche qui est une philosophie du nihilisme, une métaphysique qui exprime le refus de tout rapport à la transcendance et de facto de tout rapport à la création comme une donnée de Dieu. Ce nihilisme devient un rapport à une toute-puissance possible qui s’accomplit dans l’homme devenu lui-même Dieu. Le transhumanisme qui préfigure la post civilisation morale, est de fait d’inspiration nietzschéenne puisque l’athéisme est le socle même de sa croyance, le transhumanisme milite l’anti finitude et le dépassement de l’homme lui-même devenu Dieu, violant, transgressant les lois de la nature, “créateur de l’artifice humain”, créateur d’un artefact fait à son image ‘(l’IA).

Dans son prologue de Zarathoustra, Nietzsche écrit : « Je vous enseigne le surhumain. L’homme n’existe que pour être dépassé. Qu’avez-vous fait pour le dépasser ? Tous les êtres jusqu’à présent ont créé quelque chose au-dessus d’eux, et vous voulez être le reflux de ce grand flot et plutôt retourner à la bête que de surmonter l’homme ? Qu’est le singe pour l’homme ? Une dérision ou une honte douloureuse. Et c’est ce que doit être l’homme pour le surhomme : une dérision ou une honte douloureuse. Vous avez tracé le chemin qui va du ver jusqu’à l’homme, et il vous est resté beaucoup du ver de terre…  Voici que je vous enseigne le Surhomme ! Le Surhomme est le sens de la terre. Que votre volonté dise : que le surhomme soit le sens de la terre. »

Pour revenir à nouveau à la théologie de Teilhard qui finalement est un avant-goût du transhumanisme, l’histoire comme nous le rappelions précédemment témoigne d’une humanité en devenir, l’histoire s’est construite autour d’événements catastrophiques qui la conduit vers toujours plus de conscience, à travers toujours plus de médiations, d’accommodements, d’arrangements « d’arrangements et d’organisation ».  Dans ce processus évolutif de l’histoire humaine que défend Teilhard, ce dernier imagine qu’un processus final de la civilisation humaine l’engage vers davantage d’unité, d’harmonie. Teilhard est persuadé que l’humanité résorbera “la dualité science et foi”, raison et spiritualité, pour Teilhard l’unité de l’humanité va finalement s’opérer du fait du progrès du bien. Or à l’inverse comme je le commentais dans l’essai « La mécanisation de la conscience », pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, cette dernière est confrontée à une autre menace non celle comme l’écrivait Yuval Noah Harari d’une destruction externe, mais d’une désintégration intérieure « AU XXIème, l’individu est plus susceptible de se désintégrer en douceur de l’intérieur que d’être broyé brutalement de l’extérieur ».

La condition de l’homme moderne dans cette histoire du progrès se caractérise ainsi par l’éloignement de son âme, une rupture de la dimension intérieure pour aller vers son moi. Comment de fait ne pas citer Hannah Arendt qui de façon sublime dépeint l’époque moderne et l’histoire de “…la philosophie moderne depuis Descartes, sa contribution la plus originale peut-être à la philosophie est le souci exclusif du moi, par opposition à l’âme, à la personne, à l’homme en général, la tentative de réduction totale des expériences vécues par rapport au monde ou par rapport aux humains ; à des expériences qui se passent entre l’homme et son moi…” Or l’homme est interpellé dans ces contextes de la modernité de retrouver sa part de lui, le sens du beau, du bien et du vrai, son image créée en Dieu et par Dieu pour retrouver en lui le souffle vital, le souffle incarné de la vie afin ne pas se laisser entraîner par cette course vers le progrès qui dévitalise l’être intime qui est en lui.

Cette course folle vers la performance, l’augmentation de savoirs techniques et de conquêtes de la science est tout simplement le risque d’une aliénation de l’âme. Il est urgent dans ces conditions de se relier aux autres et de reprendre le goût d’aimer son prochain comme soi-même et ce serait là le vrai progrès de l’histoire humaine.

N’oublions jamais ceci : la civilisation à l’aune des deux dernières guerres mondiales n’a pas éradiqué la dimension barbare et démontre qu’à tout moment il ne pourrait être qu’un monstre endormi, y compris à l’aube du nouveau siècle dans lequel nous sommes entrés duquel surgissent de nouvelles tensions sociales exacerbées par les crises plurielles et pas seulement celle résultant de la pandémie.

Dans ces contextes et pour conclure l’article, nous restons de fait, frappés, par la puissance et l’acuité de la pensée de Hannah Arendt concernant la banalité du mal.  Pour elle le fonctionnaire Nazi Eichman était symptomatique de la personne qui a refusé d’être une personne, qui a renoncé à toute conscience de lui-même, à distinguer le mal et le bien, s’appliquant à se soumettre à l’effroyable machine bureaucratique [technologique] qui broie l’âme, l’être humain. Or la dimension du mal et sa dimension inhumaine peuvent naître de la nocivité d’un système totalitaire technicien et bureaucratique qui rendrait alors l’homme inutile et anéantirait toute conscience du juste, du beau, du bien et du vrai, de l’homme de bien prenant soin de l’exclu et du déchu, de l’étranger et du malade.

Comment alors ne pas songer à ce monde si technique qui se dessine, soumis aux impératifs de la bureaucratie numérique qui au fil de ces dernières décennies remplace l’être humain dans sa dimension relationnelle. Un système technique nourri par la conquête du progrès susceptible de broyer l’âme humaine, entraînant l’individu en lui faisant perdre toute référence à lui-même.  Or si la pensée ne se manifeste par la capacité de distinguer le mal et le bien, inéluctablement le monde humain sombrera alors que seule la lumière de Christ peut à nouveau le relier à la dimension de l’esprit qui l’atteint dans sa chair et lui fait découvrir l’amour absolu, saint et parfait.


[1] Courant de pensée originaire de la Silicon Valley qui souligne la capacité des nouvelles technologies à résoudre les grands problèmes du monde, comme la maladie, la pollution, la faim ou la criminalité. Le solutionnisme est une idéologie portée par les grands groupes internet américains qui façonnent l’univers numérique

[2]  Cette dernière dimension je l’ai ajouté et n’est pas cité par Lewis Morgan

[3] https://www.youtube.com/watch?v=2DJmIjKtVkA&feature=emb_logo

Chronique du Covid : Des chiffres et des hommes

Depuis le mois de Mars, nous avons pu suivre d’heure en heure l’évolution de l’épidémie avec des données chiffrées sur le nombre de personnes contaminées, admises à l’hôpital et celles qui en sont ressorties ; le nombre de personnes en réanimation et celles qui sont décédées. Pour ces dernières en faisant progressivement le distinguo entre les personnes mortes à l’hôpital et les personnes mortes en EHPAD ou maisons de retraite encore appelées « résidences ». Ou encore celles, mal repérées, mortes à domicile.
Grâce à la conférence de presse quotidienne tenue par Jérôme Salomon, Directeur Général de la
Santé, nous avons pu suivre les progrès – et les régrès – de l’épidémie. Chaque soir ou presque, il
donnait (à l’imparfait parce qu’il est désormais silencieux) un point presse devant les caméras pour commenter l’évolution de l’épidémie dans le pays et donner le nombre de décès, d’entrées en réanimation et d’hospitalisations, moults chiffres et graphiques à l’appui. En dehors de ces
communiqués, nous ne manquions pas d’informations. Tous les médias ont tenu à nous en donner.

Le Philosophe Didier Martz
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Depuis le mois de Mars, nous avons pu suivre d’heure en heure l’évolution de l’épidémie avec des données chiffrées sur le nombre de personnes contaminées, admises à l’hôpital et celles qui en sont ressorties ; le nombre de personnes en réanimation et celles qui sont décédées. Pour ces dernières en faisant progressivement le distinguo entre les personnes mortes à l’hôpital et les personnes mortes en EHPAD ou maisons de retraite encore appelées « résidences ». Ou encore celles, mal repérées, mortes à domicile.
Grâce à la conférence de presse quotidienne tenue par Jérôme Salomon, Directeur Général de la
Santé, nous avons pu suivre les progrès – et les régrès – de l’épidémie. Chaque soir ou presque, il
donnait (à l’imparfait parce qu’il est désormais silencieux) un point presse devant les caméras pour commenter l’évolution de l’épidémie dans le pays et donner le nombre de décès, d’entrées en réanimation et d’hospitalisations, moults chiffres et graphiques à l’appui. En dehors de ces
communiqués, nous ne manquions pas d’informations. Tous les médias ont tenu à nous en donner.
Voici quelques exemples pris au hasard en France, certains datent un peu :
En Île-de-France, le nombre de patients entrant en réanimation baisse, tandis que le nombre de
ceux qui sortent augmente : 138 le 2 avril, dont 58 sont décédés ; L’INSEE a noté ces dernières
semaines une hausse de + 63 % des décès en Seine-Saint-Denis par rapport à la même période en 2019 C’est l’augmentation la plus forte derrière celle constatée dans le Haut-Rhin (+ 84 %) ; Un
plateau semble atteint dans le nombre de réanimations » mais il faut attendre encore un peu pour observer ce plateau pour les décès » ; à terme, la mortalité sera autour de 30 % en réanimation ; nous atteignons un record avec quelques 12000 décès… L’AFP, publie le dimanche 26 avril 2020 à 20h14 : un chiffre en baisse (242 morts en 24h) bien qu’il ne prenne pas en compte les maisons de retraite où plusieurs milliers de personnes âgées sont mortes ; 26/04 à 19:02 BILAN FRANCE : 28.217 personnes sont toujours hospitalisées, soit 5 de moins qu’hier. 4.682 patients sont en réanimation, en baisse de 43. Et à 18 h 24 : 52 personnes sont mortes ces 24 dernières heures en France, pour un total de 22.856. 14.202 sont décédées à l’hôpital
et 8.654 en Ehpad.
Un tour vers l’Espagne quand même où s’annonce une bonne nouvelle. En effet le pays recense
dimanche seulement 87 morts du coronavirus en 24 heures, passant sous la barre des 100 décès pour la première fois en deux mois….etc., etc. Je relève dans le vocabulaire : baisse, hausse, plateau, record, passer la barre, pourcentage, statistiques, « en moins, en plus », comparaison entre pays. On attend presque l’attribution du maillot jaune ou noir au meilleur pays…. Il me revient ce passage du livre de Charles Dickens dans son roman Les temps difficiles. Le professeur utilitariste Monsieur Mac-Choakumchild tente d’enseigner la statistique à Sissy. Il prend comme exemple la statistique des accidents arrivés en mer et indique que sur cent mille personnes qui se sont embarquées pour des voyages au long cours, il n’y en a que cinq cents de noyées ou de
brûlées. « Quel pourcentage agréablement bas » se dit-il. Et il pose la question à Sissy : « combien
cela fait-il de « pour cent » ? Et Sissy de répondre que cela ne faisait rien… « Comment cela ? »
s’indigne le professeur utilitariste. « Oui, poursuit une Sissy en pleurs, cela ne fait rien du tout aux
parents et aux amis de ceux qui avaient été tués ». C’est que, comme dit Martha Nussbaum, sans
doute philosophe, les chiffres ne rachètent pas les morts et ne contiennent aucune valeur que
quantitative. Et sûrement pas la valeur de la mort d’une personne.
Gageons que la peine sera apaisée grâce aux prochains algorithmes qui dessineront à l’avance le
chemin le plus sûr qui conduit fatalement à la mort. Ainsi ira tranquillement le monde !

Distanciation

C’est fou ce que les mots d’hier comme se saluer, s’accueillir, recevoir, se serrer la main, étaient à nos oreilles d’une grande banalité. Ces mots prennent un sens bizarrement singulier, un sens très nouveau quand nous les exprimons dans les contextes de pandémie qui a laissé les traces étranges d’une tout autre infection dans nos esprits. Ces mots qui étaient hier, d’une grande banalité n’auraient franchement mérité aucune réflexion particulière, sauf en ces jours. En d’autres temps, dans des temps qui ne seraient pas ceux d’un monde pollué par l’esprit des courtisans malfaisants de la Reine Corona, ces mots comme se faire la bise auraient été d’une ennuyeuse platitude. Toutes les dimensions qui touchent aux salutations fraternelles, aux politesses cordiales et ces gestes comme une simple accolade, une poignée de main étaient comme pour chacun, une évidence, mais les mêmes gestes ont une tout autre résonance, en nous aujourd’hui.

Auteur Eric LEMAITRE

C’est fou ce que les mots d’hier comme se saluer, s’accueillir, recevoir, se serrer la main, étaient à nos oreilles d’une grande banalité. Ces mots prennent un sens bizarrement singulier, un sens très nouveau quand nous les exprimons dans les contextes de pandémie qui a laissé les traces étranges d’une tout autre infection dans nos esprits. Ces mots qui étaient hier, d’une grande banalité n’auraient franchement mérité aucune réflexion particulière, sauf en ces jours.  En d’autres temps, dans des temps qui ne seraient pas ceux d’un monde pollué par l’esprit des courtisans malfaisants de la Reine Corona, ces mots comme se faire la bise auraient été d’une ennuyeuse platitude. Toutes les dimensions qui touchent aux salutations fraternelles, aux politesses cordiales et ces gestes comme une simple accolade, une poignée de main étaient comme pour chacun, une évidence, mais les mêmes gestes ont une tout autre résonnance, en nous aujourd’hui.

À la veille du mariage de notre fille Anne et de Thibault, une amie Corinne sonne à notre porte, pour offrir à ce jeune couple, un joli cadeau, l’expression d’une amitié pour des voisins qui se connaissent depuis plus de vingt ans. Corinne est arrivée masquée et a rapidement ressenti comme une gêne sociale à porter un masque alors que nous sommes voisins et que nos relations d’amitié sont bien plus que courtoises après tant d’années. Corinne se démasqua s’affranchissant ainsi de la peur de ce contact, elle se dévisagea comme pour se libérer d’une contrainte psychologique que lui bassinent les médias à longueur de journée.

Nous nous sommes habitués depuis quelques mois, à garder nos distances, à cultiver le respect inconditionnel de cette nouvelle rhétorique. Nous avons appris au fil des jours, à nous accommoder avec les gestes barrières. Pourtant nous sommes sortis du confinement, mais la pandémie semble toujours là. Ce confinement où nous étions comme privés de rencontres, de vie sociale, nous tenaille, nous tient toujours en laisse malgré le déconfinement auquel nous avons été invités depuis peu. Nous étions hier tenus en quelques semaines à nous limiter dans nos déplacements, à ne pas enfreindre les distances, nous étions dans l’injonction de les respecter, de ne plus pouvoir nous rendre au chevet de nos parents, ou grands-parents.   La distanciation instaurée par la pandémie est ainsi venue se heurter à la sociabilité d’hier et sans doute également heurter notre conscience. Comment se résoudre à accepter, de priver l’autre fragile, l’autre vulnérable : de rencontres, de partager l’affection, de vivre l’instant d’une étreinte qui s’appelle la tendresse, d’un geste qui se nomme, sourire. Si ces nouveaux gestes barrières ont été appris, il nous semble en réalité que nous ayons été conditionnés à nous y habituer et à suspecter ceux qui s’en affranchissent ou s’en affranchiront comme des hors la loi possible. Ce que je regrette c’est l’absence de culture de la responsabilité, répondre de soi et de ses actes, mais au-delà à répondre de ce qui est fragile, de ce qui est perçu comme infiniment vulnérable. Il y a en somme dans l’idée de responsabilité, celle d’un devoir vis-à-vis de l’autre, le désir d’un infini respect qui lui est dû. Dans des contextes de pandémie, la distance physique peut donc aussi être l’expression d’une manifestation responsable : ne pas mettre autrui en danger. Or la distanciation sociale est autre chose, ce champ lexical de ce nouveau néologisme : distanciation sociale me semble vraiment impropre, maladroit et suspect. La distanciation sociale n’a rien à voir avec les règles d’une distanciation physique, la distanciation sociale comme l’écrirait Jean-Paul Sartre, ce serait plutôt un manque d’être, l’absence d’une présence à l’autre, l’absence d’une communauté de semblables.

Le 5 juin avec ma chère épouse avec laquelle aucune distance n’existe, où l’intime est de règle, nous regardions le film : Contagion. Le synopsis du film dystopique sorti dans les salles de cinéma en 2011 est absolument stupéfiant.  Le film relate comme un copier-coller la pandémie de 2020, le récit de cette fiction mis en scène comme un documentaire, décrit le déroulement d’une fulgurante pandémie qui commence à Hong-Kong. Une femme d’affaires américaine à son retour aux États-Unis tombe très gravement malade puis meurt, très vite, elle infecte son fils qui trépasse des mêmes causes. Au démarrage, les médecins tâtonnent, soupçonnent une maladie, mais qu’ils ne qualifient pas de létale, mais peu à peu, l’infection prend un autre aspect et sa dangerosité finit par être manifeste, sa propagation estimée selon les modèles statistiques comme exponentielle dépassant même le Ro4[1].

La pandémie relatée dans cette fiction est née d’un croisement entre une chauvesouris et un cochon [enfin un cochon sans écailles], vendu dans les étales d’un marché et qui infectera le patient zéro, une Américaine de séjour à Hong-kong Beth Emhoff, la femme de Mitch, contaminera à son tour son propre fils comme le reste du monde, le début d’une foudroyante pandémie à l’échelle de toute la planète.  C’est dans ce film que l’épidémiologiste Erin Mears emploiera le mot « distanciation sociale », ce mot allait ensuite s’imposer dans le vocabulaire de nos médias avec l’irruption du covid19, puis à longueur d’émissions, de débats interminables, de promotions s’incruster dans les mentalités, d’une nouvelle société dont le drapeau serait dorénavant « Gardez vos distances ».  Mais ce 4 juin, avec quelques amis nous décidâmes de franchir le fameux Rubicon, le fameux interdit comme s’il nous fallait sortir et pour une question vitale de ce monde virtuel et hygiéniste que l’on nous prépare, monde infiniment plus menaçant.

Ainsi le 4 juin, nous nous retrouvions avec plusieurs relations pour un temps de retrouvailles, de convivialité, d’échanges et de partages en toute fraternité. Nous décidâmes spontanément sans concertation aucune, de franchir le Rubicon, de briser la fameuse distanciation sociale, sans doute pour conjurer et refuser la peur, la langue que l’on, nous a apprise celle des barrières. Nous avons sans doute pour beaucoup d’entre nous, oublier ce que signifie en soi l’expression comme le geste « se serrer les mains ». « Se serrer les mains » était une façon de dire que nous n’avions pas d’armes, que nous n’allions pas dégainer l’épée de la Reine Corona. En amis, nous sommes venus désarmés, en amis nous nous sommes salués chaleureusement. En amis, nous avons refusé de plier le genou à l’ambiance hygiéniste de notre société. Dans ces retrouvailles fraternelles, nous nous assurions ainsi que nous n’avions entre nous que de bonnes intentions, aucune volonté d’infecter notre ami, mais surtout le désir d’être des hommes et des femmes libres, responsables, dégagés des liens de la peur. Nous refusions en quelque sorte d’être sous le joug de ces injonctions puériles, de nous enfermer dans une forme d’enfantillage. Dans cette agape fraternelle, notre intention n’était pas de braver de façon inconsciente la Reine Corona. Non notre souci était de lui refuser l’allégeance, nous ne voulions pas de ces codes, de cette société hyper protectionniste, hyper hygiéniste qui met l’autre en distance. Nous ne sommes pas à la botte d’un monde qui aimerait nous entraîner dans la méfiance, la crainte de l’autre, nous sommes entre amis, en confiance. Si l’un d’entre nous, est malade, nous serons alors nous dire en homme et femme responsables de garder nos distances et l’absence de contact dans de telles circonstances, n’est aucunement la mort sociale.  Dans ce temps fraternel, nous avons eu l’un des plus beaux témoignages partagés, dans le même village, deux frères, qui résident pourtant au même endroit, ne prenaient guère le temps de se rencontrer sauf lors des grandes fêtes familiales, l’un des deux est infirmier et du fait des soins à apporter à son frère, sont conduits à se rencontrer quotidiennement, se sont redécouverts, se sont appréciés en raison du temps passé entre eux.  Le confinement a été pour eux, une raison de briser la distanciation sociale, distanciation qui s’était donné rendez-vous en raison de l’occupation de chacun. La vie a ainsi parfois des détours qui nous conduisent à l’essentiel. Si la pandémie pour certains annonce l’avènement d’une culture virtuelle, d’une société sans incarnation, à distance, nos deux amis, qui sont frères dans la vie, ont renoué avec le monde de la proximité, avec ceux qui sont les prochains de l’autre.

Je ne sais pas quand ce texte sera lu ni à quel moment. Sans doute, après l’épisode pandémique, ou si la vague arrive, cette chronique fera sourire, rire ou bien suscitera la colère, la menace, car nous aurions été comme des idiots. Avons-nous eu tort d’entrer dans une relation gestuelle qui est loin de ce nouveau lexique, de cette distanciation comptable, parce que métrique. Nous sommes invités dans ce monde estampillé numérique, de ne pas être si proches, mais de garder nos distances, de nous retrouver virtuellement, mais surtout pas dans l’alcôve d’un espace étroit pour échanger, partager. La société nous susurre, c’est fortement déconseillé « imbécile » d’être moins d’un mètre, ne sais-tu pas que tu risques gros, nous allons le dénoncer, crier haro sur ta bravoure bornée, sur ta témérité de nigaud. En écrivant ces lignes, je songe à nouveau à l’applicatif Stop-Covid qui vous avertira dès que vous aurez croisé une personne infectée qui aurait été à moins d’un mètre de vous. Mais l’homme libre et réellement responsable, lui n’a que faire de l’artefact préventif, « il est libre Max ». 

Mais cette distanciation sociale, nous en dit long sur l’esprit, les mentalités de ce nouveau monde qui a transgressé les codes d’hier. Nous approuvons les gestes de prudence d’une manière générale, en revanche nous blâmons comme nous refusons qu’ils deviennent les nouveaux codes de la vie sociale interdisant la manifestation de la vie. Dans l’essai la conscience mécanisée, je mettais en évidence ce long processus de domestication et de surveillance quasi robotisée de l’être humain. Nécessairement ce processus de robotisation sociale, loin d’être une fiction, nous invite à relire ou redécouvrir pour bon nombre d’entre nous, la pensée de Michel Foucault qui théorisa finalement le mouvement de toute une société qui entre dans la dimension de surveillance des corps, des dénonciations des faits et gestes nouvellement appris, de toute une rhétorique apprise concernant la vie non tactile. La pensée remarquable du philosophe fut d’anticiper l’avènement de toute une société régulée et guidée par l’émergence des technologies de surveillance. Michel Foucault écrira que le panoptique “… est [l’art] d’induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir… ».  Or avec la pandémie nous sommes entrés dans l’ultra précaution des gestes, des comportements, gare aux transgressions sociales. Nous entrons dans les procédés d’une nouvelle langue comportementale à apprendre, des procédés adossés aux techniques orwelliennes, procédés qui se déploient comme pour nous accoutumer à ce nouveau monde hygiéniste. Ce monde qui se dessine subrepticement, sans tapages, agit comme une tyrannie douce.  Mais nous voulons discerner comme pour dénouer les apories et les mensonges de ces nouveaux codes de la distanciation sociale. Ces nouveaux codes sont là comme pour nous faire apparaître leur statut d’outils au service de l’ordre dominant, qui n’a pas choisi d’enseigner et de transmettre le devoir de responsabilisation, mais entretient la peur, cultive les injonctions sociales sans la responsabilité, celle du devoir de prudence vis-à-vis de l’autre. Ce que je dénonce ici ce n’est pas le geste physique respectueux pour m’éviter d’être l’agent contaminant, c’est cet ordre moral sans la conscience, c’est cet ordre imposé sans le respect de l’ordre, c’est cet ordre qui appellera demain au déploiement de toutes les technologies de surveillances pour réguler, contrôler, superviser les gestes sociaux, mais dont les applications ne seront pas seulement sur le seul registre sanitaire mais bien celle qui touchera à toute la vie sociale.


[1]  Nombre moyen de cas (ou de foyers) secondaires provoqués par un sujet (ou un élevage) atteint d’une maladie transmissible au sein d’une population entièrement réceptive.

L’hommage

n l’espace de cinquante ans, le monde médical a connu un véritable chamboulement, bouleversement. Plus de bureaucratie, de technologie, moins de temps consacré aux patients car l’efficacité doit primer sur la dimension relationnelle. Puis en quelques jours au cours de ce mois de mars, le monde hospitalier français a fait face au choc de l’afflux des cas sévères de coronavirus. Sans doute que ce sont toutes les règles technologiques, administratives qui ont été bousculés, chamboulés. Bien-entendu l’hôpital a engagé de nouvelles procédures sanitaires pour protéger son personnel soignant, comme ses malades. Mais cette période de tsunami pour l’hôpital notamment au sein des régions les plus impactées a été vécu comme un véritable choc humain et l’expression de Patrick Pelloux médecin urgentiste était loin d’être démesurée « L’hôpital était à genoux, on nous demande d’être debout pour sauver la France. On le fait, mais c’est un combat incroyable ». Mais ce qui a prévalu dans ce combat titanesque engagé par l’hôpital fut sans aucun doute le dévouement des personnels soignants, le courage, la vaillance de ces milliers et milliers de soignants incluant également ceux que l’on qualifie de « petites mains[1] » mais qui furent les mains valeureuses, courageuses, intrépides de l’hôpital

Auteur

Eric LEMAITRE

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Note : 2.5 sur 5.

En l’espace de cinquante ans, le monde médical a connu un véritable chamboulement, bouleversement. Plus de bureaucratie, de technologie, moins de temps consacré aux patients car l’efficacité doit primer sur la dimension relationnelle. Puis en quelques jours au cours de ce mois de mars, le monde hospitalier français a fait face au choc de l’afflux des cas sévères de coronavirus. Sans doute que ce sont toutes les règles technologiques, administratives qui ont été bousculés, chamboulés. Bien-entendu l’hôpital a engagé de nouvelles procédures sanitaires pour protéger son personnel soignant, comme ses malades. Mais cette période de tsunami pour l’hôpital notamment au sein des régions les plus impactées a été vécu comme un véritable choc humain et l’expression de Patrick Pelloux médecin urgentiste était loin d’être démesurée « L’hôpital était à genoux, on nous demande d’être debout pour sauver la France. On le fait, mais c’est un combat incroyable ». Mais ce qui a prévalu dans ce combat titanesque engagé par l’hôpital fut sans aucun doute le dévouement des personnels soignants, le courage, la vaillance de ces milliers et milliers de soignants incluant également ceux que l’on qualifie de « petites mains[1] » mais qui furent les mains valeureuses, courageuses, intrépides de l’hôpital.  C’est ce témoigne qui nous a été rendu de vive voix par Anne qui au cours d’un reportage photo[2] au sein du service COVID, témoigne à la fois de la sérénité des personnels hospitaliers, de la cohésion des équipes médicales, et du dévouement incroyable pour chaque patient. Anne fut frappée par cette qualité qui touche à toute la dimension de l’attention portée auprès de chaque malade, d’un déploiement d’humanité et de solidarité entre les personnels. Ce n’est pas un portrait idéal qui est ici donné de l’hôpital mais un hommage à l’humanité d’un monde vivant qui prend soin de personnes atteintes par l’infection d’un virus redoutable qui épuise les personnes les plus fragiles. Peut-on encore imaginer qu’un tel déploiement d’énergie aurait été plus efficace si ces personnels avaient été secondés par une cohorte de robots et de machines, dans des temps où l’on parle de restructuration des hôpitaux, d’efficience apportée par la technicité d’engins artificiels dont on attend le relais auprès du corps médical. Cette chronique n’a d’autre but que de rendre hommage à ces hommes et ces femmes vêtus de blouses blanches ou de blouses bleues, nous qui étions en quelque sorte dans nos cabanes ou nos chaumières bien au chaud, alors que tous ces personnels et ces amies comme Lucia, Aline, Anguette, livraient un combat épuisant contre la maladie. Mais c’est non seulement à eux que je rends hommage mais à toute cette médecine qui a imprimé la mémoire de mon enfance, comme celle que j’ai pu observer lors de mes visites à l’hôpital au chevet de quelques amis.

Aussi loin que remontent mes souvenirs d’enfant, je me remémore les passages fréquents de notre médecin de famille, toujours attentionné à notre égard, un homme marqué par la bienveillance et qui avait fait de son métier un authentique sacerdoce que partageaient également d’innombrables médecins de sa génération. Cet homme avancé en âge, que nous appelions « Docteur » était pour nous, bien plus qu’un médecin, il était selon moi le témoin d’une époque marquée par le dévouement, l’altruisme, le service aux autres. Dans son vieux tacot, il sillonnait le jour et parfois la nuit, les routes pas toujours goudronnées de nos campagnes, pour les petits soins, nos angines jusqu’aux contagions plus sérieuses ou maux plus sévères.

Nous n’appréhendions pas sa visite, elle était plutôt rassurante, il donnait autant d’importance à la qualité de son diagnostic et son ordonnance qu’à toute sa dimension relationnelle, qui faisait de lui et auprès de mes parents, le médecin de famille. Ce vieux médecin incarnait l’image que je me faisais des soignants incluant ici l’ensemble du corps médical, ces personnes qui ont fait de leur métier une vocation, un sacerdoce celle de prendre soin de l’homme et de tout l’homme. Il me semblait à l’époque que l’on rentrait en médecine comme en rentre en religion, il fallait ressentir un appel, une vive inclination, une forme de mission pour embrasser ce métier, cette mission aujourd’hui a été embrassée par l’ensemble du corps médical nous révélant une abnégation et un esprit d’une réelle diligence, une diligence vraiment, impressionnante envers les malades du covid19. Enfant je ne m’imaginais pas qu’il fallait également autant de courage, pour s’affronter à l’armée des microbes, braver la légion des bactéries, et mener cette lutte impitoyable contre ces micro-organismes qui venaient générer fièvres ou boutons, affaiblir notre corps au point parfois de menacer son existence. Ce médecin de famille, celui de mon enfance, me semblait être une forme de héros, toujours prêt à se rendre disponible. Jamais, il ne renonçait à ses rendez-vous ou prétextait ne pas avoir le temps ou dire à ma mère, « ne vous inquiétez pas, il guérira tout seul » ! Non, notre « Docteur » faisait volontiers un détour, il passait à la maison, notre domicile prenait son stéthoscope pour écouter les battements de notre cœur ou les sifflements de nos poumons ; puis il enchainait en déclamant son diagnostic, mais mieux, il avait le remède pour nous soigner et les mots pour mettre fin à nos maux, à nos tourments d’enfants déjà démunis face à la maladie et ce qu’elle avait comme capacité à laminer notre énergie, à amoindrir notre « hyperactivité ».

Voilà l’image de mon enfance, celle de ce vieux médecin de campagne, un brin paternaliste, soucieux de l’autre, homme de relation sachant embrasser le corps comme l’âme de ses patients. Évoquer pour moi ce vieux médecin de famille me renvoie à cette société avant cette pandémie, qui était devenue comptable du temps, bureaucratique, matérialiste et technologique. Or le vrai sens de la vie se trouve peut-être dans l’intimité affective et la chaleur de la réassurance, des relations que l’on engage avec le patient, ce rapport dévoué avec l’entourage du malade pour prodiguer de l’attention et du conseil. L’image relationnelle que renvoie ce médecin avec ses patients allait bien au-delà d’un bilan méticuleux, il avait le souci de l’entourage familial, savait prendre le temps de l’écoute, mais ne pressait pas le pas pour dérouler sa journée. L’homme ne s’arrêtait pas au corps, il écoutait aussi l’âme de ses patients, il ne réduisait pas le corps à une mécanique qu’il fallait coûte que coûte réparer, il fallait traiter l’être dans sa complétude. Soigner n’était pas pour celui que l’on nommait « Docteur », seulement l’affaire d’une prescription d’un dopant, d’un sirop ou autre breuvage.   Ce médecin considérait son patient et non son client dans toute sa dimension ontologique, c’est-à-dire comme un être, un sujet, mais il n’occultait pas le corps, et cette préoccupation qui lui permettent de juger le patient comme un être unique, et en même temps, les symptômes comme signes pathognomoniques.

50 années plus tard, l’enfant que je fus, n’a pas au moment présent, de perceptions altérées concernant cette médecine proche du patient, de ces médecins, infirmières et aide-soignants, soucieux du confort, du bien-être de leurs patients. Effectuant aujourd’hui de nombreuses visites de patients hospitalisés, je songe notamment à cet ami de 47 ans qui est un habitué des hôpitaux, cet ami que j’appellerai ici Fred est confronté à une grave pathologie qui l’a conduit dans ces dernières années à passer davantage de temps dans une chambre d’hôpital qu’au sein d’une maisonnée. La maisonnée de Fred, si le terme maison convient, est « habitée » par la précarité, l’insalubrité, des conditions de vie qui sans aucun doute ont une relation de cause à effet sur sa santé. Longtemps je fus surpris tout comme un autre ami qui le suit, que l’hôpital ne traite sérieusement ses problèmes récurrents de récidive touchant à sa santé. Cette santé fragilisée notamment par son obésité et cette maladie respiratoire qui l’ont amené à connaitre, des pertes de connaissances, des syncopes répétées.

J’avais durablement le sentiment que nous étions confrontés à cette médecine qui devait obéir à des règles de gestion, subissant l’étau de la rationalité financière, des pressions croissantes pour fournir des soins minimums, réduire les temps d’attente avec des ressources limitées, mais une médecine qui n’avaient pas pris la mesure de couvrir l’ensemble des problèmes affectant la vie de mon ami Fred. Pourtant un professeur de médecine est sorti de cet étau comptable, du cadre médical, de son périmètre de spécialiste démêlant l’écheveau formé par toutes les données biologiques et cliniques, et leur application au cas de Fred. Ce professeur de médecine s’est employé à s’intéresser non seulement au corps de son patient, mais à l’être humain, à ses conditions de vie, à son entourage, à sa maison. Fred a été affecté à son service et une vraie mobilisation s’en est suivie, entrainant l’ensemble du service et tout le personnel à remédier aux problèmes qui perturbaient la santé de Fred. Ce professeur de médecine a finalement sauvé la vie de Fred, qu’en serait-il aujourd’hui pour Fred si ce médecin n’était pas intervenu, ne s’était pas engagé auprès de son patient. Fred n’aurait certainement pas survécu à ce virus létal du fait de troubles aigus et chroniques concernant sa santé.

Ce professeur de médecine du CHU de Reims, me fit songer finalement à notre médecin de famille, à cette dimension qui touche à l’intelligence relationnelle qui embrasse la vie du malade et cette vie qui ne se réduit aux symptômes que renvoie le corps qui n’est finalement que le réceptacle plus large d’un enchevêtrement complexe fait d’ambiances et de conditions de vie. Fred est aujourd’hui sur un chemin de renaissance, perdant du poids, respirant mieux, il est aujourd’hui quasiment guéri. Et sur ce chemin, Fred aura toujours besoin de soutien, celui des infirmières et des aide-soignants, du pasteur Christian qui l’entoure de toute son affection fraternelle. Le professeur de Médecine s’est finalement gardé d’abandonner Fred à sa seule autonomie et sa vulnérabilité de malade, ce professeur s’est soucié avant tout d’un être humain, de sa dignité de patient. 

S’il existe des ilots d’une médecine garante de la qualité relationnelle à offrir aux malades, la médecine change pourtant, parce que le monde change, traversé par ses transitions plurielles que viennent afficher les nouvelles normes sociétales, les nouvelles sociologies, l’envahissement de la sphère administrative et la dimension technologique qui rendent les rapports médecins et patients infiniment plus complexes qu’ils ne l’avaient été dans les années 60, celles de mon enfance.   Les questions autour du monde des soignants se posent déjà et sont multiples à l’aune d’un déconfinement, celles du poids que revêt une bureaucratie de plus en plus lourde et qui viennent entacher les rapports avec le malade réduisant ainsi le temps donné à l’âme et la consacrer davantage au corps malade. Le malade n’est pas juste une mécanique qu’il conviendrait de réparer, un patient qui se voit attribuer une identité que lui donne une carte de sécurité sociale, non le malade reste un être dans toute sa singularité et sa fragilité. Mais les temps changent et les mutations sont innombrables, les relations avec le monde médical nous conduisent à de nouveaux paradigmes, celles de l’efficience médicale, celle de la culture technologique qui construit la médecine du futur ou oserais-je dire transhumaniste, celle de la rentabilité, des quotas de patients imposés aux médecins sous peine d’une baisse de leur rémunération. Mais au-delà de ces constats, c’est également le rapport au malade qui s’en est trouvé bouleversé, il fallait aussi reporter l’implication sur le malade, le conduire à s’auto déterminer, prendre ainsi toutes les précautions pour amener davantage d’autonomie, de prise de responsabilité chez la personne souffrante, ce qui n’est pas en soi une détérioration de la relation patient et médecin, mais en revanche peut conduire à rejeter toute la dimension de la décision médicale sur le patient. De tels contextes risquent alors d’entretenir chez le bureaucrate une forme d’indifférence à l’égard du devenir du patient. Une indifférence qui tendrait à s’accentuer avec l’avènement d’une technoscience qui s’en remettrait au pouvoir de la machine toute puissante pour assister le médecin dans le diagnostic focalisé sur le seul corps du patient. Une technoscience dont on pourrait souhaiter l’accélération pour engager des économies d’une médecine qui coûte cher, de plus en plus cher alors que la promesse a été d’insister que la santé même si elle a un coût, n’a pas de prix  

Deux ans plus tôt, en 2018, je fus convié à participer à une journée de réflexion sur les projets de la loi bioéthiques, plusieurs groupes de travail avaient été organisés autour de nombreuses thématiques, j’avais choisi pour ma part la thématique orientée sur la médecine augmentée qui aborde entre autres l’avènement de l’intelligence artificielle. D’emblée, j’ai ressenti à la fois une vraie convergence de questionnements entre les participants de cette table ronde, comme une méfiance partagée vis-à-vis d’une robotisation susceptible demain d’envahir toutes les sphères de la médecine et le monde des soins. L’enjeu est bien ici l’homme et le respect dû à sa finitude, sa fragilité. Confier à la machine le soin de diagnostiquer et demain pourquoi pas de l’opérer ou de manipuler son corps via des « automates » experts qui auraient la charge de superviser l’évolution du patient, en dit long sur le chemin que prend le développement d’une médecine à l’aune d’une science post-moderne qui n’est plus celle d’Hippocrate. L’avènement de l’Intelligence artificielle va transformer les pratiques médicales et va sans doute induire une mutation radicale et profonde des processus d’analyse et de prise de décision dans toutes les sphères de la santé réorientant les pratiques professionnelles, de toutes les professions de santé, mais surtout impactant la dimension relationnelle entre le patient et son médecin, mais aussi et également tout l’environnement médical. Ainsi se pointera dans votre chambre un gentil robot vous apportant le repas du soir, après la visite d’un autre androïde relevant les indicateurs santé de la veille et vous prenant bien entendu la température.

L’autre grand point d’inquiétude pour les personnels soignants est l’avenir de la relation patients-soignants : l’ensemble des personnels du corps médical est en effet de plus en plus nombreux à penser que la proximité et la confiance entre soignants et patients risquent de se détériorer dans les années à venir, pointant notamment le risque d’éloignement, de distance voire de « déshumanisation » de la médecine livrée entre les mains de ces nouveaux appareillages hyper technicisés. Plus prosaïquement il faudra à terme également s’effrayer du rôle que jouent déjà et que vont jouer les applicatifs numériques ou les sites virtuels référencés sur Internet permettant au patient de « consulter », d’avoir accès à une somme artificielle d’informations, puis de se soigner par lui-même, de s’auto médicamenter. Ce mouvement inéluctable de notre société post médical soumise parfois à la dictature des décrets influencé par les lobbies des laboratoires, nous conduira vers un malade « déconnecté » de tout rapport avec le réel, un malade qui sera sans aucun doute dans le déni de contextes qui sont de nature à expliquer ses symptômes. Ne nous leurrons pas, l’univers numérique découle de l’hyper-individualisme de notre postmodernité, cet univers digital envahit peu à peu notre monde relationnel, il affaiblira sans nul doute le rapport de confiance qui s’était jusqu’alors instauré avec les avis prodigués et émanant de tous les corps médicaux et de vrais spécialistes non virtuels. Les réalités de la numérisation de la santé amorcent un basculement dont on peine encore à anticiper toutes les conséquences, tous les effets délétères ; les rêves des partisans d’une techno médecine interrogent viscéralement nos repères éthiques comme philosophiques et sont sur le point d’effacer le souvenir de ce médecin attaché à la relation avec son malade, le médecin de mon enfance, un médecin qui traitait dans toute sa dimension : le corps comme l’âme et la conscience qui l’habite.


[1] Je précise que c’est une expression qui ne fait nullement sens pour moi et qui aurait même tendance à m’horripiler, à m’exaspérer.

[2] Vous pouvez consulter le reportage photos de Anne LEMAITRE sur son site : https://www.instagram.com/stories/highlights/18104473657177565/?hl=fr

L’étrange tyrannie

Pour reprendre les mots du philosophe et physicien Etienne Klein, citant Albert Camus, « l’épidémie est une étrange tyrannie ». Une tyrannie reflet des mesures qui ont été prises, celle d’un confinement obligé, nous contraignant à prendre nos distances, à nous éloigner de cette vie en société, enfermée à nous-mêmes en quelque sorte. Etienne Klein nous éclaire sur ce sentiment de tyrannie qui résulte de cette pandémie, en soulignant une forme d’aliénation et de reconfiguration de notre vie sociale réduite à n’être recentrée qu’à une forme de repli dans un espace réduit, tandis qu’en temps normal, notre espace ne contenait en soi ou virtuellement aucune limite. Pendant ce temps : avant le confinement ; nous rappelle Etienne Klein, nous vivions socialement plusieurs espaces, celui de notre foyer, de notre bureau, de notre atelier, de l’école, du square où vont jouer nos enfants ou petits-enfants, nous étions finalement habitués à vivre dans différentes sphères qui nous ont appris la socialisation, la rencontre avec l’autre : « D’ordinaire… » nous précise Etienne Klein, « notre vie se répartit sur différents pôles – professionnel, familial, amical, social – que chacun d’entre nous pondère comme il peut ou comme il veut. Mais en période de confinement, cette pondération se trouve reconfigurée, pour le meilleur ou pour le pire. Nous nous retrouvons mariés de force, en quelque sorte, avec nous-mêmes, obligés d’inventer une nouvelle façon de nous sentir exister, d’être au monde et d’être avec les autres. Et au fur et à mesure que les semaines passent, constatant la liste interminable des bouleversements radicaux qu’induit le petit coronavirus, nous éprouvons le sentiment de ce qu’Antonin Artaud appelait une « espèce de déperdition constante du niveau normal de la réalité ». Le normal se laisse contaminer (c’est le mot !) par l’anormal qui, du même coup, devient peu à peu la norme. ».

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Auteur Eric LEMAITRE

Pour reprendre les mots du philosophe et physicien Etienne Klein, citant Albert Camus, « l’épidémie est une étrange tyrannie ». Une tyrannie reflet des mesures qui ont été prises, celle d’un confinement obligé, nous contraignant à prendre nos distances, à nous éloigner de cette vie en société, enfermée à nous-mêmes en quelque sorte. Etienne Klein nous éclaire sur ce sentiment de tyrannie qui résulte de cette pandémie, en soulignant une forme d’aliénation et de reconfiguration de notre vie sociale réduite à n’être recentrée qu’à une forme de repli dans un espace réduit, tandis qu’en temps normal, notre espace ne contenait en soi ou virtuellement aucune limite. Pendant ce temps : avant le  confinement ; nous rappelle Etienne Klein, nous vivions socialement plusieurs espaces, celui de notre foyer, de notre bureau, de notre atelier, de l’école, du square où vont jouer nos enfants ou petits-enfants, nous étions finalement habitués à vivre dans différentes sphères qui nous ont appris la socialisation, la rencontre avec l’autre : « D’ordinaire… » nous précise Etienne Klein, « notre vie se répartit sur différents pôles – professionnel, familial, amical, social – que chacun d’entre nous pondère comme il peut ou comme il veut. Mais en période de confinement, cette pondération se trouve reconfigurée, pour le meilleur ou pour le pire. Nous nous retrouvons mariés de force, en quelque sorte, avec nous-mêmes, obligés d’inventer une nouvelle façon de nous sentir exister, d’être au monde et d’être avec les autres. Et au fur et à mesure que les semaines passent, constatant la liste interminable des bouleversements radicaux qu’induit le petit coronavirus, nous éprouvons le sentiment de ce qu’Antonin Artaud appelait une « espèce de déperdition constante du niveau normal de la réalité ». Le normal se laisse contaminer (c’est le mot !) par l’anormal qui, du même coup, devient peu à peu la norme. ».

A l’heure de ce déconfinement en ce joli mois de mai, nous sommes toujours tenus à la distanciation sociale et lors de nos rassemblements condamnés à respecter un nouvel espace le quatre m², en somme une redéfinition de nos droits, une reconfiguration de l’espace vital, un nouveau territoire social pour assurer notre survie, un nouveau « Lebensraum[1]» de cette nouvelle ère civilisationnelle. Une drôle de tyrannie vient comme nous envelopper et docilement, nous nous accoutumons à ce vêtement protecteur que nous offre l’étrange tyrannie.

L’épidémie est en effet une « étrange tyrannie » conduisant également notre humanité désespérée à rechercher tous les moyens, de contrôler sa propagation quitte à renoncer à sa liberté.  J’avais ce 27 mai 2020, le sentiment étrange que nos députés convoqués pour un débat à l’Assemblée nationale, consentaient pour une grande majorité d’entre eux à ouvrir une boite de pandore, en acceptant la possibilité de rogner sur le périmètre des libertés de leurs sujets.

Le 27 mai à l’Assemblée nationale, une large majorité des députés après débat, s’est effectivement prononcée favorablement à la diffusion de l’application Stop-Covid, une application de traçage des relations sociales des individus permettant de répertorier les personnes testées positives et avertir celles qui sont entrées en contact avec elles, enfreignant la loi de l’espace vital, « le Lebensraum » ou la fameuse distanciation sociale, érigée comme une nouvelle règle salutaire. Rappelons que les députés n’avaient pas été appelés au cours de cette soirée du 27 mai à se prononcer sur une loi à proprement parler, mais bien sur une déclaration du gouvernement[2].  Même si la démarche gouvernementale était en soi consultative, celle-ci révélait une bien étrange atmosphère. La tension dans l’hémicycle du Palais Bourbon, était quasi palpable. Au sein de la chambre parlementaire, nous assistions parfois à de belles joutes oratoires, notamment à cette diatribe du tribun et député Jean-Luc Mélenchon, exprimant la méfiance, fustigeant l’applicatif. D’autres députés en revanche ont approuvé l’applicatif en la louangeant, en valorisant la souveraineté numérique européenne enfin conquise, faisant toutefois oublier que GAFAM ou non, l’applicatif n’est que le premier étage d’un monde potentiellement liberticide.

L’applicatif Stop-Covid est sans doute la première ouverture d’une boite de pandore, j’espère parvenir à vous en convaincre au fil de ces lignes. 

Dans l’après-midi de ce 27 mai, je décidais grâce à la chaine de télévision parlementaire d’assister à ces débats, de prendre note de ces échanges entre parlementaires. J’étais poussé par cette curiosité malicieuse de comprendre la façon dont l’application était argumentée pour emporter le vote des députés. Certainement, vous me classerez parmi les technophobes qui de toute façon, sont acquis à défendre une position de réfutation, d’objection contre toutes les formes de recours technologique visant à superviser, tracer et mettre en quelque sorte en filature les personnes infectées. Vous m’objecterez probablement ce paradoxe de défendre la fragilité et finalement d’accepter la circulation morbide du virus.  A cela je répondrais ceci, en reprenant approximativement la parole du philosophe André Comte-Sponville[3] cité par le député Jean-Luc Mélenchon « vaut mieux-t-il mourir en pays libre ou rester vivant dans un pays totalitaire qui m’aurait ôté, aliéné ma part d’humanité ? ».

Je notais ainsi parmi les députés prenant la parole pour partager la position de leur groupe parlementaire, des attitudes à nouveau circonspectes et pleines de pertinence indiquant cette dimension de cache-misère qui entoure l’applicatif, son inefficacité potentielle, un recours à un traçage qui en réalité s’avérera inopérant. En effet une grande majorité de la population n’adhérera sans doute pas à ce type de dispositif ou bien n’ont pas la possibilité de télécharger l’applicatif à partir d’un mobile dont ils ne sont pas équipés. Parmi cette population non-détenteurs de mobiles : les personnes potentiellement concernées par des cas d’infection liés au virus, figurent comme celles qui sont manifestement les plus âgées. Pour un nombre significatif de ces personnes selon une étude publiée par le Credoc, elles ne sont pas équipées de smartphone[1], en conséquence non concernée par l’applicatif.


[1] Source Etude Crédoc : Le taux d’équipement en téléphone mobile est corrélé principalement à l’âge quasiment tous les 18-39 ans possèdent un téléphone mobile (98%), et cette proportion décroit très fortement chez les 70 ans et plus (71%).

Toujours à l’écoute de ce débat vif et tendu, je souriais en entendant ces députés vantant l’applicatif. Parmi eux, des députés qui se prêtent à rêver l’humanisme du XXIe siècle. Ce rêve de nouvel humanisme, omet nonobstant que toute nouvelle solution technologique peut conduire subrepticement à des souhaits de totalisation pour maitriser la létalité d’un phénomène, quitte demain à priver le citoyen de sa liberté, en conséquence une partie de son humanisme[5] comme de son humanité. C’est en ce sens que j’appréciais la colère de Jean-Luc Mélenchon qui évoquait l’intrusion et l’indiscrétion d’une solution technologique de traçage qui l’aurait surpris d’embrasser une femme croisée sur son chemin.

Ainsi les outils numériques cachent des usages sûrement totalitaires même s’il faut en convenir que tous ces outils ne sont pas en soi mauvais, mais peuvent aussi s’avérer efficaces pour améliorer des chaines de solidarité. Mais croire qu’un applicatif suffit pour tirer l’humanité d’un péril n’est en réalité qu’une forme de dissimulation d’une tout autre réalité qui voile « l’étrange tyrannie » qui se dessine ingénieusement au sein même de notre société. Car gageons ceci, l’applicatif Stop-Covid sera sans efficacité, mais il s’intègre malgré tout, comme un cheval de Troie, nous faisant entrer dans une forme subtile d’habituation à ces technologies de plus en présentes. Des technologies qui tracent, mais ne trackent pas encore, qui se veulent consentantes, mais non rendues obligatoires pour tous.  Nous assistons cependant à une forme de développement des bras et de déploiement tentaculaire de la pieuvre numérique, qui s’installe dans le quotidien de nos usages, de nos vécus. Lorsque le ministre Olivier Veran martèle à l’Assemblée nationale qu’« Il nous faut contrôler par tous les moyens les résurgences de l’épidémie par une identification des personnes contaminées », indiquant que « L’épidémie n’est pas terminée »,  ajoutant que « le numérique peut nous aider encore davantage ». Le ministre de la Santé nous confesse ainsi sa confiance dans ce nouvel allié virtuel à des fins de déjouer la diffusion de la pandémie. Ce ministre croit-il cependant et sérieusement aux nouvelles vertus de cette technologie pour déjouer les plans de la Reine Corona. Le gouvernement semble pourtant mettre son espoir dans ce moyen de remonter finalement le chainage de la pandémie tout en nous rassurant, répétant inlassablement qu’il n’y a ni tracking, ni géolocalisation. Oui, mais tout cela, tous ces discours autour de ces applicatifs révèlent une forme d’expertise quasi totalitaire pour installer au sein de notre monde « l’étrange tyrannie ». Imagine-t-on ainsi le téléchargement de l’applicatif en milieu rural comme ce fut évoqué lors des débats à l’Assemblée nationale et des conséquences induites de cette application qui serait alors susceptible de concourir à la stigmatisation des personnes atteintes par l’infection liée au Covid. Assurément l’applicatif est voué à un quasi-échec. Cette consultation organisée par le gouvernement simultanément auprès des deux chambres, l’Assemblée nationale et le sénat ; est l’annonce d’un coup d’épée dans l’eau. L’application « Stop-Covid », est en effet pareille à l’épée, une forme de prétendue arme intelligente qui symbolise la toute-puissance de l’état régalien, sa force, pour combattre notre ennemi. Mais nous parions que cet applicatif sera comme un coup d’épée dans l’eau qui ne détruira pas la chaine de contamination et s’avérera comme déjà écrit plus haut, un cache misère de l’impuissance jacobine à combattre le fléau envoyé par le messager de la Reine Corona. 

Pour le député Charles de Courson, avec cet applicatif, « nous sommes face à un véritable pacte faustien ». Nous sommes sur le point de consentir et d’accepter d’être tracés pour échapper à la mort afin de vaquer à une vie quasi artificielle, embrigadés, une vie quasi régulée, orientée au gré de nos déplacements, de nos occupations.  

Sommes-nous cependant prêts à nous abandonner entre les mains d’une tyrannie douce pour notre seule sécurité sanitaire ou confort existentiel, « Sommes prêts à vouloir plus d’État protecteur et moins finalement de responsabilité individuelle ? [6]», sommes-nous prêts à renoncer à une partie de ces libertés cardinales au profit d’un traçage de nos déplacements ? L’étrange tyrannie s’installe, nous serions tentés d’évoquer l’émergence d’une tyrannie moderne fondée sur un triptyque : la science, la technologie, l’idéologie. Le philosophe de l’histoire Jacob Burckhardt, avait eu cette formule qui m’interpelle « Vivant au milieu des poètes ou des savants, le tyran se sent sur un terrain nouveau, il est presque en possession d’une nouvelle légitimité ». Le président Emmanuel Macron n’est pas à mes yeux un nouveau tyran, mais confier le destin politique de la France entre les mains de la seule science et de la technologie avec cette foi dans la dimension idéologique du progrès pourrait manifestement le conduire à cette tyrannie qu’il ne désirait pas en début de son mandat. Cependant jamais depuis une décennie, nous n’avons autant assisté subrepticement à une entame sérieuse de la liberté d’exprimer une opinion même si celle-ci est entachée d’erreur. Mais qui peut prétendre détenir le ministère de la vérité ? Le ministère de la vérité, ce fameux ministère de la propagande dans le roman 1984 de George Orwell. Mais à force d’interdire, d’encadrer la parole et de la soumettre à la seule autorité des experts, nous sommes en passe d’accepter la tyrannie de l’expertise technique, administrative et scientifique. La crise sanitaire sans oublier la crise sociale ou climatique nous contraignent aujourd’hui à accepter comme une nécessité, cette perversion de la vie sociale liée à l’émergence d’un haut conseil scientifique instrumentalisé. Le haut conseil qui dit ce qui est vrai et ce qu’il ne l’est pas. La science ne devrait pas accepter d’être l’instrument du pouvoir, elle devrait exprimer un droit de réserve, elle devrait être consulté, tout en restant d’une extrême humilité en promouvant autant que possible « le je ne sais pas ».

Revenons à l’applicatif du fameux Stop-Covid et nul besoin d’être prophète pour indiquer que cela ne fonctionnera pas. Cependant face à une deuxième vague pandémique qui n’est pas à ce jour exclue, il n’est pas inenvisageable de rechercher des moyens coercitifs d’imposer à la population non seulement un nouveau confinement qui s’imposera par la peur[7], mais éventuellement d’imposer à la population de se faire vacciner si un nouveau vaccin était identifié. Navré cher lecteur de vous faire sursauter, mais si vous connaissez la fenêtre d’Overton[8], une forme de parabole qui désigne toutes les idées inacceptables au départ et qui finirent par gagner l’opinion au point de devenir populaires, passant ainsi de l’impensable au radical.  Le pacte faustien évoqué par le député de la Marne Charles de Courson, c’est finalement, consentir à être privé de sa liberté, consentir l’inacceptable, l’impensable, le radical, du fait d’une menace qui pèse et met en joue la survie même de l’espèce humaine. La tyrannie moderne ne s’embarrassera pas de faire appel à la science, la technique et l’idéologie pour imposer son étrange absolutisme, une vision plus coercitive pour imposer à l’humanité la solution technologique qui pourrait non plus tracer les populations, mais bien de les tracker, de les géolocaliser et de les soumettre à son pouvoir pour imposer de nouveaux codes sociaux, empêchant via le « solutionnisme technologique [9]» sans doute l’effondrement de son système économique et sanitaire. La technologie toute puissance, la gestion des algorithmes, les avancées dans les domaines du tatouage quantique autorisent à ce jour des possibilités de contrôle des populations qui seraient éventuellement protégées par le vaccin et celles qui n’accepteraient pas la vaccination.  Ces moyens coercitifs existent et ils seront appliqués sans peine, ne l’avons-nous pas expérimenté au cours de ces derniers mois avec l’obligation de montrer patte blanche, d’indiquer l’origine de son domicile avec présence d’un QR Code sur son smartphone.

L’œuvre de Evgeny Morozv chercheur et écrivain américain nous permet d’appréhender dans ces contextes avec un esprit critique, le solutionnisme technologique une autre forme idéologique du transhumanisme comme étant une parfaite impasse en regard de nos aspirations à vivre intégralement notre liberté de conscience qui est celle de consentir ou non à un mode de vie, un choix de vie. Le solutionnisme pourrait bien être embrassé aujourd’hui par cette forme de tyrannie moderne, puisque ce courant de pensée technologique se déclare capable de résoudre l’ensemble des problèmes de l’humanité : sanitaires, climatiques, terroristes et également crises sociales. Le développement ainsi de l’intelligence artificielle, des nouveaux modèles statistiques, des nouveaux applicatifs quantiques seraient en mesure à elle seule, d’apporter des réponses efficientes aux défis suscités par les crises et notamment pandémiques autorisant ainsi l’avancée d’une société totalement sous contrôle, surveillée. Cette société convertie au solutionnisme technologique existe bel et bien. L’archétype, l’étalon le représentant du solutionnisme technologique est l’état chinois.  La chine tyrannique soumet ainsi son peuple à ces trois lois autocratiques : la science, la technique et l’idéologie. Ainsi le climat sanitaire particulièrement mortifère pourrait conduire l’Europe via le modèle chinois à infantiliser la population, ce qui pourrait inévitablement nous conduire à des lois liberticides imposant peut-être à celles et ceux qui ne les auraient pas acceptés, de ni vendre, ni d’acheter. Le solutionnisme technologique rend possible par tout moyen biométrique d’identifier ceux qui se sont conformés ou non aux mesures déclinées par cette nouvelle de tyrannie qui appréhendant ou redoutant les effets de cette contagion serait dès lors contrainte d’aller vers des dispositifs extrêmes.

Je conclus donc cette chronique avec la pensée de Jacques ELLUL[10] immense auteur : 


« … chaque progrès technique est destiné à résoudre un certain nombre de problèmes. Ou, plus exactement : en face d’un danger, d’une difficulté précise, limités, on trouve forcément la réponse technique adéquate. Ceci provient de ce que c’est le mouvement même de la technique, mais répond aussi à notre conviction profonde, générale dans les pays développés, que tout peut être ramené à des problèmes techniques. Le mouvement est alors le suivant : en présence d’un problème social, politique, humain, économique, il faut l’analyser de telle façon qu’il devienne un problème technique (ou un ensemble de problèmes techniques) et à partir de ce moment-là, la technique est l’instrument adéquat pour trouver la solution. »

[1] Lebensraum : L’autre nom donné à l’espace vital, un concept géopolitique inventé par des géographes allemands au XIXe siècle, puis adopté par le régime Nazi.

[2] Déclaration du gouvernement : « relative aux innovations numériques dans la lutte contre l’épidémie de Covid-19 », conformément à l’article 50-1 de la Constitution

[3] André Comte-Sponville: « J’aime mieux attraper le Covid-19 dans un pays libre qu’y échapper dans un État totalitaire »

[4] Source Etude Crédoc : Le taux d’équipement en téléphone mobile est corrélé principalement à l’âge quasiment tous les 18-39 ans possèdent un téléphone mobile (98%), et cette proportion décroit très fortement chez les 70 ans et plus (71%).

[5] Au sens de civilisation, ce qui fait en partie la civilisation, c’est notre capacité à rejoindre l’autre, faisant société avec lui.

[6] Citation reprise lors de l’intervention du député Charles de Courson le 27 mai 2020 lors de son intervention à l’assemblée nationale au moment de la présentation par le gouvernement de l’application Stop-Covid.

[7] Le gouvernement le décrétera sans problèmes si cette deuxième vague venait à saturer les services médicaux.

[8] Lire le livre la déconstruction de l’homme parue aux éditions Lumière en 2018 où le principe touchant à la fenêtre d’Overton est très largement décrit.

[9] Référence à : L’aberration du solutionnisme technologique de Evgeny Morozo

[10] Jacques Ellul, Le Bluff Technologique page 112 aux Éditions Pluriel publié en 2012.

Le Messager

Nous sommes le 25 mai 2020 et ce texte que je produis, écrit comme une rétrospective, introduira un ensemble de chroniques qui ont jalonné cette période de confinement et de déconfinement depuis la présence de la pandémie dans ce doux pays comme le chantait naguère Charles Trenet, le « Pays de mon enfance ». Pour beaucoup d’entre nous en basculant dans l’année 2020, première année d’une nouvelle décennie, nous étions à deux mille lieux d’imaginer dans quel monde nous entrions, le séisme civilisationnel que nous allions vivre. Ce qui était arrivé fut soudain, brutal. L’événement inattendu ne fut pas le déclenchement d’une guerre ou d’un tremblement de terre d’une vaste amplitude planétaire, mais sans doute les deux à la fois, un séisme au sens social et un bouleversement à l’échelle planétaire qui allait fracturer le monde, le mettre littéralement en pièces. Les structures sociales ont connu là un véritable choc planétaire, puisque quasiment à l’échelle mondiale, c’est l’ensemble du globe qui entra en confinement, un mot nouveau que je n’avais probablement jamais prononcé de ma vie. Dès le mois de décembre 2019, les autorités sanitaires sont informées et mettent sous surveillance une redoutable infection pulmonaire, dont la cause est un virus à couronne, le coronavirus. Ce virus, je l’ai nommé « la Reine Corona », cette reine sera l’une des trames de ce nouvel essai, comme un recueil de pensées, un journal de bord, une veille sur le déroulement d’une pandémie et ses implications sociales

Auteur

Eric LEMAITRE

Nous sommes le 25 mai 2020 et ce texte que je produis, écrit comme une rétrospective, introduira un ensemble de chroniques qui ont jalonné cette période de confinement et de déconfinement depuis la présence de la pandémie dans ce doux pays comme le chantait naguère Charles Trenet, le « Pays de mon enfance ». Pour beaucoup d’entre nous en basculant dans l’année 2020, première année d’une nouvelle décennie, nous étions à deux mille lieux d’imaginer dans quel monde nous entrions, le séisme civilisationnel que nous allions vivre. Ce qui était arrivé fut soudain, brutal. L’événement inattendu ne fut pas le déclenchement d’une guerre ou d’un tremblement de terre d’une vaste amplitude planétaire, mais sans doute les deux à la fois, un séisme au sens social et un bouleversement à l’échelle planétaire qui allait fracturer le monde, le mettre littéralement en pièces. Les structures sociales ont connu là un véritable choc planétaire, puisque quasiment à l’échelle mondiale, c’est l’ensemble du globe qui entra en confinement, un mot nouveau que je n’avais probablement jamais prononcé de ma vie. Dès le mois de décembre 2019, les autorités sanitaires sont informées et mettent sous surveillance une redoutable infection pulmonaire, dont la cause est un virus à couronne, le coronavirus. Ce virus, je l’ai nommé « la Reine Corona », cette reine sera l’une des trames de ce nouvel essai, comme un recueil de pensées, un journal de bord, une veille sur le déroulement d’une pandémie et ses implications sociales. Nous savons depuis ce mois de Mars 2020, que les effets de la pandémie seront redoutables, les conséquences dépasseront les seules étendues sanitaires. Les prolongements de la crise sanitaire embrasseront sans aucun doute la dimension interpersonnelle et tout ce qui touche aux interactions quotidiennes et dans toutes les sphères de la vie et ce qu’elle peut embrasser. Cette nouvelle dimension sociale issue de la crise sanitaire nous affectera pour longtemps et annonce pour chacun d’entre nous, un changement de paradigme, impactant l’ordonnancement civilisationnel.

Le coronavirus semble avoir émergé à Wuhan en Chine en 2019, son origine est un mystère entouré d’une chape de plomb : origine naturelle par transmission animale ou résultat d’un accident suite à une malencontreuse manipulation ? Nous ne le serons sans doute jamais, dans un pays où la liberté d’enquêter ne sera jamais autorisée. En janvier, je n’ai plus l’exact souvenir de la date, mais il m’a semblé avoir entendu parler vaguement d’un coronavirus qui sévissait dans la ville de Wuhan. Un virus qui semblait alerter les premiers lanceurs d’alerte chinois, mais n’inquiétait pas semble-t-il les autorités sanitaires européennes, la chine c’est si loin de nous, le nuage viral n’allait sans doute pas franchir nos frontières tel un certain nuage nucléaire. Mais le postillon viral lui se fiche pas mal de la géographie et de nos prétendus barbelés sanitaires malgré la ferme assurance de l’autorité mondiale de la santé qui affirmait en janvier qu’ « il n’y avait pas d’urgence de santé publique de portée internationale[1] ». Alors moi le lambda, l’inculte en matière de santé publique, je regardais ça de bien loin et cette affaire de postillon létal était comme une lettre non affranchie sans destinataire. Et donc cette lettre-là resterait à Wuhan, pourquoi s’en inquiéter quand bien même cette lettre, eût-elle été recommandée, cette lettre virale ne nous était pas destinée après tout. Mais les jours s’égrenaient avec des nouvelles plus inquiétantes. La portée létale de ce virus pathogène était bientôt tapie à toutes les portes des nations, mais pour être très honnête, ce fut le 16 mars 2020 et lors de l’allocution du président de la République que je prenais franchement conscience de l’ampleur mondiale de l’épidémie. Le verbatim anxiogène du président et le discours de nous enjoindre à nous claquemurer, me fit alors comprendre, qu’un événement sans pareil était en train de se dessiner. Pourtant le 16 mars 2020, à 13 h, peu avant le discours attendu du président Emmanuel Macron, je publiais une première chronique suivie plus tard[2] par d’autres textes, leurs compilations allaient donner ce nouveau livre, fruit d’une longue méditation autour d’un événement qui n’a pas eu d’équivalent dans l’histoire du monde au moins sur un seul aspect, son impact social. Car l’impact social a été certainement plus redoutable que l’impact sanitaire et les conséquences économiques augurent des lendemains d’une extrême gravité. L’histoire de l’humanité a connu des épisodes de contagions depuis les récits de l’Iliade en passant par les lectures des livres formant le pentateuque[3] et ce que nous rapporte l’histoire des pandémies, avec la peste noire en 1347, la grippe espagnole à partir de 1918 et d’autres pandémies plus récentes. Comme je l’écrivais dans l’une de mes chroniques, des mots soufflés par une amie, cette pandémie est un messager. Nous savons bien que notre époque est entachée de rationalité et que le mot fléau a été rarement employé, trop connoté sans doute. Pourtant que nous le voulions ou non cette nouvelle pandémie n’est pas dénuée de signes et de sens, en soi, cette pandémie porte bel et bien un message. Toute pandémie est en soi un révélateur, une image miroir de l’éco système que nous incarnons. D’ailleurs le livre du lévitique, un des livres de la Torah est étonnant à plus d’un titre puisqu’il insiste sur la dimension de l’assainissement, l’insalubrité ne faisant qu’aggraver les contaminations. En faisant systématiquement référence à un Dieu Saint, le lévitique impose aux Hébreux de se conduire avec sagesse et de s’accommoder des précautions sanitaires pour éviter toute propagation de la lèpre. Aussi cette pandémie du Coronavirus, ne nous interroge-t-elle pas sur nos rapports avec la nature, sur nos modes de consommation, sur nos choix en matière de production industrielle, sur nos conceptions concernant la vie urbaine, la mondialisation. La vitesse de propagation de la contamination virale du coronavirus, à plus d’un titre la pandémie, nous renvoie à nos modes de vie. N’y-a-t-il pas à travers le prisme de cette crise, quelque chose à assainir, à penser autrement ? N’avons-nous pas avec cette crise sanitaire, à remettre en cause notre façon de concevoir cette consommation qui est finalement responsable d’étalement urbain, de déforestation, de la dévastation écologique.  

Je fais ainsi mienne cette citation d’Aristote qui formula en ces termes une réflexion que nous pourrions bien nous approprier en ces temps d’épidémie mondiale : « C’est, en effet, l’étonnement qui poussa comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. [4]» et c’est pourquoi comme Monsieur Jourdain [Sourire], je fais de la philosophie, j’emprunte les paroles du sage Aristote pour questionner à mon tour, le sens de cette épidémie, sur son message touchant aux orientations écologiques, économiques, idéologiques. Ne nous sommes-nous pas tous fourvoyés dans cette marche sans limites, engagée depuis l’aube de notre humanité, depuis que nous avons été chassés en quelque sort du jardin d’Eden, décidé d’aller aux confins de l’univers pour aller à la quête d’un salut sans Dieu, jusqu’à tendre vers notre propre auto-divinisation. Citant toujours Aristote « apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance », la quête du philosophe n’est-elle pas en effet la quête de la sagesse. Une quête qui est celle « d’abord d’apercevoir une difficulté [puis] de s’étonner », qui se traduit également par cette capacité de discerner les temps, de lire les signes qui nous tétanisent.  Ces signes qui font irruption et viennent perturber le cours d’une vie, nous interrogent.  Quels sont les motifs de cette irruption de la Reine Corona, les causes explicites comme celles qu’il nous appartiendra de fouiller encore ?

Je lisais récemment l’Iliade, cette lecture de l’épopée légendaire liée à la civilisation grecque. Le premier chapitre [chant1] a une certaine résonance avec cette quête qui est de comprendre ce qui nous arrive. Nous apprenons toujours des mythes qui ont jalonné l’histoire de l’humanité, qui constituent en quelque sorte cette mémoire enfouie. Cette mémoire enterrée, renferme un trésor de sagesse et d’infinie intelligence, cette mémoire doit nous nous permettre tel un Graal arthurien, de saisir le message, de posséder en fin de compte une lecture qui nous fera avancer dans une période de questionnements. Dans le l’Iliade : épopée de la Grèce antique attribuée à Homère, « le dieu Apollon » envoie une peste meurtrière sur toute l’armée achéenne. L’un des personnages de Homère « Atréide », dans la première partie du récit, s’en inquiète, s’interroge et se questionne sur le sens de cette contagion qu’il interprète comme l’expression d’une irritation, celle du Dieu Apollon : « nous reproche-t-il des vœux négligés ? [5]». Dans une époque de désacralisation, toute référence et évocation spirituelle, suscite agacements, colère, et irritation.  Mais reprendre cette citation du poète, personnage conceptuel ou réel, est en soi intéressant, car le but ici est bel et bien de nous emmener au-delà de la légende, à nous requestionner sur le sens même de l’existence, le sens même des malheurs que nous traversons « nous reproche-t-il des vœux négligés ? ». Avec l’avènement du Coronavirus, nous vivons beaucoup plus qu’une mutation dans laquelle le monde d’autrefois se modifie, nous vivons surtout comme une remise en cause de nos négligences passées. Accepterons-nous alors de prendre en compte cette dimension de négligences, d’insouciances et d’irresponsabilités qui ont jalonné l’homme technicien, l’homme prométhéen tout au long de son histoire. Et si nous regardions de près la déclinaison des messages adressés par la Reine Corona :

Son premier message ne serait-il pas d’ordre anthropologique, celui qui s’inscrit dans la dimension relationnelle. Ne venons-nous pas en effet de vivre, et ce à l’échelle mondiale, un événement qualifié de « rupture anthropologique majeure » ? Cette rupture qui remet en cause l’instinct relationnel et grégaire, tout un pan de notre vie sociale. Ne vivons-nous pas également un défi certes pluriel : écologique, économique, mais surtout de dimension sociale. Cette dimension qui forme l’empreinte de la civilisation, c’est dire vivre ensemble, nouer des rapports aux autres ? Nous venons en effet de vivre au cours de cette crise sanitaire, une remise en question des interactions interpersonnelles, des libertés les plus fondamentales, via des mesures liberticides dont il a fallu s’accommoder et nous accommoder dans ce temps de déconfinement. La logorrhée guerrière employée par le président de la République a amplifié l’acceptation de ces mesures nous privant de rencontres collectives, d’échanges et de vies communautaires. Nous avons ainsi été gouvernés par la peur. En inquiétant ces populations au travers d’un verbatim intentionnellement comminatoire, les autorités du monde démocratique ont laissé finalement des traces psychologiques dans les mentalités, des traces délétères dans l’esprit de leurs citoyens. Le confinement a ainsi exacerbé l’envie de ne pas rompre les liens et nous a poussés à l’usage des applicatifs de vie sociale, comme ces plateformes de messageries, de vidéo conférence. Nous avons alors utilisé ces mondes d’écrans, d’empilements d’images « visages » comme les morceaux d’un puzzle mis côte à côte, simulant une vie sociale, mais une vie qui reste virtuelle. Nous nous sommes vite lassés de ces usages, en tout cas, pour ma part j’en suis fatigué. Ne faudrait-il pas ainsi entendre que la dimension relationnelle est le bien le plus précieux bien plus que la consommation du monde googlelisé ou de toutes ces plateformes virtuelles. 

Le deuxième message, corolaire du premier est celui qui touche à notre organisation sociale. La vie sociale est régentée bien souvent par le haut, omettant une gestion de dimension locale. Jamais dans l’histoire du monde, une telle pandémie n’a autant mobilisé les pouvoirs étatiques qui ont agi comme les protecteurs de leurs habitants. En regard d’épidémies passées, ce qui a été sans commune mesure, c’est bien en France, l’échelle de la décision qui est l’exact miroir d’un état jacobin qui ne fait aucune différence entre les territoires. La lecture du château[6] n’a pas ainsi mobilisé les lectures subsidiaires, plus proches des réalités locales. Les mesures administratives n’ont été ni étagées, ni proportionnées, ni adaptées aux réalités locales. Cette approche de la crise sanitaire et de sa gestion bureaucratique notamment celles concernant nos libertés est sans commune mesure avec les pandémies du passé. De la sorte que la grippe espagnole qui pourtant a fait cinquante millions de morts, n’a pas entrainée de mesures identiques à l’échelle de tous les territoires. Le confinement ; les mises en quarantaine n’avaient concerné que quelques régions.   

Le troisième message est celui de nos déplacements qui interagissent avec le climat, la pollution : Les modes de déplacements ont considérablement évolué, les mesures prises se calent finalement à l’ère d’une époque infiniment plus mobile et citadine qu’elle ne l’avait été hier. Aussi la propagation du Coronavirus vient en quelque sorte questionner ce monde de déplacements : mondialisés, ouverts, sans frontières, avec des impacts climatiques et un étalement considérable de sols minéralisés. Le coronavirus par ses effets, vient requestionner cette technologie des biens toujours augmentés, ces biens qui prétendent de permettre à l’homme de s’affranchir des distances. Mais l’obstination de l’homme consiste à enjamber justement ces distances. La crise a vu l’accélération du modèle numérique, les processus de digitalisation, de télétravail, de communications virtuelles, de services à la carte rendus par les applicatifs de la future smart city ne se sont jamais autant développés. Le coronavirus en nous reléguant au fond de nos quatre murs, nous a littéralement jeté dans les bras de nos artefacts, en nous plongeant dans le monde digital, nous obligeant, nous contraignant paradoxalement à davantage de distance sociale.

Le quatrième message nous montre le défaut patent d’une économie qui n’est plus fondée sur la proximité. Au fil de son histoire, l’humanité a bâti des empires, mais peu d’empires ont résisté, les empires d’hier sont relayés aujourd’hui par les empires mercantiles et cupides des multinationales, qui se sont octroyées le droit d’imposer les lois de leurs marchés. La crise économique sous-jacente se promet d’être effrayante pour toutes ces entreprises emblèmes et figures d’un monde ouvert et sans limites aucunes. Les multinationales se moquent parfois de l’éthique et préfèrent l’exploitation sans vergogne des états nations les plus pauvres, exploitant leurs ressources humaines, les richesses de leurs sols. Les multinationales comme les états les plus riches de la planète se croyaient à l’abri, mais très vite les milieux de l’automobile, de l’informatique, des politiques sanitaires […] découvrent la fragilité des interdépendances mondiales, un accroc dans une usine chinoise confinée induit nécessairement des perturbations en chaîne pour une myriade d’entreprises dans le monde pour l’acheminement de médicaments, de protections médicales. Les frontières fermées dans tel pays impacté par le covid19 conduit également à des pertes d’emplois dans telle autre nation. Nous sommes face à des jeux de dominos, et des fragilisations en cascade.  La crise pandémique obligeant l’arrêt des productions mondiales, faute de consommateurs, et l’on prétend pourtant que les entreprises qui sauront résister à cette pandémie mondiale, ce krach test, sont celles qui ont été les mieux préparées aux mutations digitales de notre époque. Celles-là dit-on, ont pu poursuivre le déploiement de leurs activités et les pérenniseront. Sauf que cette résistance est artificielle et masque une autre réalité, celle d’états en quasi-faillite, confrontés à un endettement écrasant, et dont la seule alternative sera d’articuler leurs survies avec une remise à flot qui passera par l’impôt, l’impôt que pourrait bien ne pas supporter les populations. Or le Covid19 agit comme un messager mettant en évidence qu’une seconde vague aurait alors des effets terribles sur le plan social.  Les lendemains d’une seconde vague annonceraient un climat qui pourrait conduire à une crise définitive de civilisation.  

Alors ce covid19 « nous reprocherait-il alors des vœux négligés ? ».  Les chroniques de ce livre pointent ces négligences, les détaillent, décrivent les travers de nos sociétés, anticipent même le monde dystopique qui s’organise sous nos yeux, si nous acceptions finalement la mécanisation de nos consciences et l’ultra sécurité sanitaire pour vivre à toutes fins le monde augmenté promis, la vie artificielle et « siliconée ». Le pire pourrait atteindre à nouveau l’âme humaine, si nous ne changions pas de voie, si obstinément nous décidions de poursuivre un monde sans écologie humaine, sans la proximité, sans la dimension relationnelle. Pour rebâtir un monde en pièces, c’est possible, mais il faut définitivement accepter de vivre davantage en proximité et mettre l’amour du prochain au cœur de la vie sociale, et en rétablissant notre relation avec celui qui est le créateur des cieux et de la terre.


[1] Extrait de la déclaration de l’OMS : https://www.la-croix.com/Monde/Asie-et-Oceanie/Coronavirus-lepidemie-10-dates-cles-2020-02-07-1201077010

[2] Le titre de cette chronique, la deuxième de l’ouvrage est l’ennemi, première chronique écrite le 16 mars 2016 à 13 h.

[3] Les cinq livres qui constituent la Torah. La tradition en attribue la paternité à Moïse

[4] Extrait de la citation : https://bjpphilo.wordpress.com/2016/09/03/aristote-origine-et-fin-de-la-philosophie-2/

[5] Œuvre de l’Iliade du domaine Public : Citation extraite du texte de l’Iliade Chant 1 https://www.atramenta.net/lire/oeuvre1507-chapitre-1.html

[6] Le château en référence à Kafka : Le Château aborde l’aliénation de l’individu face à une pesante bureaucratie qui n’entretient pas de relations avec la population