Auteur Eric LEMAITRE
C’est fou ce que les mots d’hier comme se saluer, s’accueillir, recevoir, se serrer la main, étaient à nos oreilles d’une grande banalité. Ces mots prennent un sens bizarrement singulier, un sens très nouveau quand nous les exprimons dans les contextes de pandémie qui a laissé les traces étranges d’une tout autre infection dans nos esprits. Ces mots qui étaient hier, d’une grande banalité n’auraient franchement mérité aucune réflexion particulière, sauf en ces jours. En d’autres temps, dans des temps qui ne seraient pas ceux d’un monde pollué par l’esprit des courtisans malfaisants de la Reine Corona, ces mots comme se faire la bise auraient été d’une ennuyeuse platitude. Toutes les dimensions qui touchent aux salutations fraternelles, aux politesses cordiales et ces gestes comme une simple accolade, une poignée de main étaient comme pour chacun, une évidence, mais les mêmes gestes ont une tout autre résonnance, en nous aujourd’hui.

À la veille du mariage de notre fille Anne et de Thibault, une amie Corinne sonne à notre porte, pour offrir à ce jeune couple, un joli cadeau, l’expression d’une amitié pour des voisins qui se connaissent depuis plus de vingt ans. Corinne est arrivée masquée et a rapidement ressenti comme une gêne sociale à porter un masque alors que nous sommes voisins et que nos relations d’amitié sont bien plus que courtoises après tant d’années. Corinne se démasqua s’affranchissant ainsi de la peur de ce contact, elle se dévisagea comme pour se libérer d’une contrainte psychologique que lui bassinent les médias à longueur de journée.
Nous nous sommes habitués depuis quelques mois, à garder nos distances, à cultiver le respect inconditionnel de cette nouvelle rhétorique. Nous avons appris au fil des jours, à nous accommoder avec les gestes barrières. Pourtant nous sommes sortis du confinement, mais la pandémie semble toujours là. Ce confinement où nous étions comme privés de rencontres, de vie sociale, nous tenaille, nous tient toujours en laisse malgré le déconfinement auquel nous avons été invités depuis peu. Nous étions hier tenus en quelques semaines à nous limiter dans nos déplacements, à ne pas enfreindre les distances, nous étions dans l’injonction de les respecter, de ne plus pouvoir nous rendre au chevet de nos parents, ou grands-parents. La distanciation instaurée par la pandémie est ainsi venue se heurter à la sociabilité d’hier et sans doute également heurter notre conscience. Comment se résoudre à accepter, de priver l’autre fragile, l’autre vulnérable : de rencontres, de partager l’affection, de vivre l’instant d’une étreinte qui s’appelle la tendresse, d’un geste qui se nomme, sourire. Si ces nouveaux gestes barrières ont été appris, il nous semble en réalité que nous ayons été conditionnés à nous y habituer et à suspecter ceux qui s’en affranchissent ou s’en affranchiront comme des hors la loi possible. Ce que je regrette c’est l’absence de culture de la responsabilité, répondre de soi et de ses actes, mais au-delà à répondre de ce qui est fragile, de ce qui est perçu comme infiniment vulnérable. Il y a en somme dans l’idée de responsabilité, celle d’un devoir vis-à-vis de l’autre, le désir d’un infini respect qui lui est dû. Dans des contextes de pandémie, la distance physique peut donc aussi être l’expression d’une manifestation responsable : ne pas mettre autrui en danger. Or la distanciation sociale est autre chose, ce champ lexical de ce nouveau néologisme : distanciation sociale me semble vraiment impropre, maladroit et suspect. La distanciation sociale n’a rien à voir avec les règles d’une distanciation physique, la distanciation sociale comme l’écrirait Jean-Paul Sartre, ce serait plutôt un manque d’être, l’absence d’une présence à l’autre, l’absence d’une communauté de semblables.
Le 5 juin avec ma chère épouse avec laquelle aucune distance n’existe, où l’intime est de règle, nous regardions le film : Contagion. Le synopsis du film dystopique sorti dans les salles de cinéma en 2011 est absolument stupéfiant. Le film relate comme un copier-coller la pandémie de 2020, le récit de cette fiction mis en scène comme un documentaire, décrit le déroulement d’une fulgurante pandémie qui commence à Hong-Kong. Une femme d’affaires américaine à son retour aux États-Unis tombe très gravement malade puis meurt, très vite, elle infecte son fils qui trépasse des mêmes causes. Au démarrage, les médecins tâtonnent, soupçonnent une maladie, mais qu’ils ne qualifient pas de létale, mais peu à peu, l’infection prend un autre aspect et sa dangerosité finit par être manifeste, sa propagation estimée selon les modèles statistiques comme exponentielle dépassant même le Ro4[1].
La pandémie relatée dans cette fiction est née d’un croisement entre une chauvesouris et un cochon [enfin un cochon sans écailles], vendu dans les étales d’un marché et qui infectera le patient zéro, une Américaine de séjour à Hong-kong Beth Emhoff, la femme de Mitch, contaminera à son tour son propre fils comme le reste du monde, le début d’une foudroyante pandémie à l’échelle de toute la planète. C’est dans ce film que l’épidémiologiste Erin Mears emploiera le mot « distanciation sociale », ce mot allait ensuite s’imposer dans le vocabulaire de nos médias avec l’irruption du covid19, puis à longueur d’émissions, de débats interminables, de promotions s’incruster dans les mentalités, d’une nouvelle société dont le drapeau serait dorénavant « Gardez vos distances ». Mais ce 4 juin, avec quelques amis nous décidâmes de franchir le fameux Rubicon, le fameux interdit comme s’il nous fallait sortir et pour une question vitale de ce monde virtuel et hygiéniste que l’on nous prépare, monde infiniment plus menaçant.
Ainsi le 4 juin, nous nous retrouvions avec plusieurs relations pour un temps de retrouvailles, de convivialité, d’échanges et de partages en toute fraternité. Nous décidâmes spontanément sans concertation aucune, de franchir le Rubicon, de briser la fameuse distanciation sociale, sans doute pour conjurer et refuser la peur, la langue que l’on, nous a apprise celle des barrières. Nous avons sans doute pour beaucoup d’entre nous, oublier ce que signifie en soi l’expression comme le geste « se serrer les mains ». « Se serrer les mains » était une façon de dire que nous n’avions pas d’armes, que nous n’allions pas dégainer l’épée de la Reine Corona. En amis, nous sommes venus désarmés, en amis nous nous sommes salués chaleureusement. En amis, nous avons refusé de plier le genou à l’ambiance hygiéniste de notre société. Dans ces retrouvailles fraternelles, nous nous assurions ainsi que nous n’avions entre nous que de bonnes intentions, aucune volonté d’infecter notre ami, mais surtout le désir d’être des hommes et des femmes libres, responsables, dégagés des liens de la peur. Nous refusions en quelque sorte d’être sous le joug de ces injonctions puériles, de nous enfermer dans une forme d’enfantillage. Dans cette agape fraternelle, notre intention n’était pas de braver de façon inconsciente la Reine Corona. Non notre souci était de lui refuser l’allégeance, nous ne voulions pas de ces codes, de cette société hyper protectionniste, hyper hygiéniste qui met l’autre en distance. Nous ne sommes pas à la botte d’un monde qui aimerait nous entraîner dans la méfiance, la crainte de l’autre, nous sommes entre amis, en confiance. Si l’un d’entre nous, est malade, nous serons alors nous dire en homme et femme responsables de garder nos distances et l’absence de contact dans de telles circonstances, n’est aucunement la mort sociale. Dans ce temps fraternel, nous avons eu l’un des plus beaux témoignages partagés, dans le même village, deux frères, qui résident pourtant au même endroit, ne prenaient guère le temps de se rencontrer sauf lors des grandes fêtes familiales, l’un des deux est infirmier et du fait des soins à apporter à son frère, sont conduits à se rencontrer quotidiennement, se sont redécouverts, se sont appréciés en raison du temps passé entre eux. Le confinement a été pour eux, une raison de briser la distanciation sociale, distanciation qui s’était donné rendez-vous en raison de l’occupation de chacun. La vie a ainsi parfois des détours qui nous conduisent à l’essentiel. Si la pandémie pour certains annonce l’avènement d’une culture virtuelle, d’une société sans incarnation, à distance, nos deux amis, qui sont frères dans la vie, ont renoué avec le monde de la proximité, avec ceux qui sont les prochains de l’autre.
Je ne sais pas quand ce texte sera lu ni à quel moment. Sans doute, après l’épisode pandémique, ou si la vague arrive, cette chronique fera sourire, rire ou bien suscitera la colère, la menace, car nous aurions été comme des idiots. Avons-nous eu tort d’entrer dans une relation gestuelle qui est loin de ce nouveau lexique, de cette distanciation comptable, parce que métrique. Nous sommes invités dans ce monde estampillé numérique, de ne pas être si proches, mais de garder nos distances, de nous retrouver virtuellement, mais surtout pas dans l’alcôve d’un espace étroit pour échanger, partager. La société nous susurre, c’est fortement déconseillé « imbécile » d’être moins d’un mètre, ne sais-tu pas que tu risques gros, nous allons le dénoncer, crier haro sur ta bravoure bornée, sur ta témérité de nigaud. En écrivant ces lignes, je songe à nouveau à l’applicatif Stop-Covid qui vous avertira dès que vous aurez croisé une personne infectée qui aurait été à moins d’un mètre de vous. Mais l’homme libre et réellement responsable, lui n’a que faire de l’artefact préventif, « il est libre Max ».
Mais cette distanciation sociale, nous en dit long sur l’esprit, les mentalités de ce nouveau monde qui a transgressé les codes d’hier. Nous approuvons les gestes de prudence d’une manière générale, en revanche nous blâmons comme nous refusons qu’ils deviennent les nouveaux codes de la vie sociale interdisant la manifestation de la vie. Dans l’essai la conscience mécanisée, je mettais en évidence ce long processus de domestication et de surveillance quasi robotisée de l’être humain. Nécessairement ce processus de robotisation sociale, loin d’être une fiction, nous invite à relire ou redécouvrir pour bon nombre d’entre nous, la pensée de Michel Foucault qui théorisa finalement le mouvement de toute une société qui entre dans la dimension de surveillance des corps, des dénonciations des faits et gestes nouvellement appris, de toute une rhétorique apprise concernant la vie non tactile. La pensée remarquable du philosophe fut d’anticiper l’avènement de toute une société régulée et guidée par l’émergence des technologies de surveillance. Michel Foucault écrira que le panoptique “… est [l’art] d’induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir… ». Or avec la pandémie nous sommes entrés dans l’ultra précaution des gestes, des comportements, gare aux transgressions sociales. Nous entrons dans les procédés d’une nouvelle langue comportementale à apprendre, des procédés adossés aux techniques orwelliennes, procédés qui se déploient comme pour nous accoutumer à ce nouveau monde hygiéniste. Ce monde qui se dessine subrepticement, sans tapages, agit comme une tyrannie douce. Mais nous voulons discerner comme pour dénouer les apories et les mensonges de ces nouveaux codes de la distanciation sociale. Ces nouveaux codes sont là comme pour nous faire apparaître leur statut d’outils au service de l’ordre dominant, qui n’a pas choisi d’enseigner et de transmettre le devoir de responsabilisation, mais entretient la peur, cultive les injonctions sociales sans la responsabilité, celle du devoir de prudence vis-à-vis de l’autre. Ce que je dénonce ici ce n’est pas le geste physique respectueux pour m’éviter d’être l’agent contaminant, c’est cet ordre moral sans la conscience, c’est cet ordre imposé sans le respect de l’ordre, c’est cet ordre qui appellera demain au déploiement de toutes les technologies de surveillances pour réguler, contrôler, superviser les gestes sociaux, mais dont les applications ne seront pas seulement sur le seul registre sanitaire mais bien celle qui touchera à toute la vie sociale.
[1] Nombre moyen de cas (ou de foyers) secondaires provoqués par un sujet (ou un élevage) atteint d’une maladie transmissible au sein d’une population entièrement réceptive.
J’ai vu « Contagion », il y a longtemps. Ce film froid et distancié se regarde maintenant effectivement autrement pour les raisons que nous comprenons bien : on y trouve même un pseudo remède miracle, le forsythia, vendu par le personnage d’Alan Krumwiede (joué par Jude Law). Ce dernier tire vite son épingle du jeu, en publiant les images d’une des premières victimes du virus sur son site Internet avant de s’autoproclamer voix du peuple et pourfendeur des lobbies pharmaceutiques. Au mitan du film, une séquence exemplaire donne à voir toute l’importance de cette circulation constante d’informations en temps de crise sanitaire (Cf https://www.critikat.com/panorama/analyse/covid-19-et-contagion/ : un article que j’ai déjà du transmettre ici ou ailleurs ).
Fraternellement,
Pep’s
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