Texte de Jérôme Sainton
En tant que chrétien, médecin et bioéthicien, ma rencontre avec la pensée de Jacques Ellul a été déterminante.
Ellul est le premier à avoir analysé et montré que la technique n’est plus un art personnalisé et adapté à telle ou telle fin. Elle est devenue la recherche standardisée du meilleur moyen dans tous les domaines, meilleur devant être compris dorénavant au sens de plus efficace, et plus efficace dans le seul ordre de la maîtrise. La technique ne reçoit plus ses fins d’un ordre extérieur. Elle s’est systématisée et progresse d’après ses propres nécessités intrinsèques. Autrement dit, la technique a capté l’éthique. Son autonomie s’impose à la conscience des personnes. Elle est pour eux une loi morale qui leur impose ses règles du bien faire (alors que, traditionnellement, l’éthique visait à faire le bien). On le retrouve en médecine, de façon très remarquable, où les soignants sont soumis à ce double impératif : obligations de moyens d’un côté, exclusion de la conscience de l’autre. À ce niveau, les discours censés dire l’éthique de nos actes ne sont que des discours compensatoires, qui servent à justifier la technique. Ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui « l’illusion bioéthique » relaie ou prolonge ce qu’Ellul appelait « l’illusion politique ».
À l’intérieur de ses structures, ce « système technicien » réunit et fait travailler ensemble des individus de plus en plus séparés entre eux. La rupture des relations personnelles authentiques est probablement l’une des conséquences les plus graves de notre époque. La relation humaine simple est dévaluée et la parole proprement humiliée. S’y substitue la technicisation des relations, par la communication, la publicité et le droit. Le corollaire de cette « solitude en masses » est la nécessité pour l’individu d’une conformation toujours plus grande aux structures, afin de se sentir intégré. Ce qu’Ellul a montré dans son analyse de la « propagande », c’est-à-dire le remède secrété par le système lui-même pour répondre au besoin de partage, qu’il transforme en nécessité de se fondre dans un groupe et d’adopter une idéologie collective qui fasse cesser la solitude.
À cela, Ellul oppose la fidélité au Christ, et l’éthique qui en découle, ou plutôt, trois éthiques :
- une éthique de la Liberté (qui correspond à l’Espérance),
- une éthique de la Sainteté (qui correspond à la Foi),
- et une éthique de la Relation (qui correspond à l’Agapé).
Dans ce monde technicien soumis à l’histoire de Babel, ville construite pour enclore la totalité humaine et d’où le transcendant doit être éliminé, affirmer un transcendant par rapport au technique, voilà en effet ce qu’il convient de faire : « Ne vous conformez pas au siècle présent » (Romains 12,2). Cet appel à la liberté et à la fidélité, que seul le Dieu de Jésus Christ peut combler, fait écho à celui des membres éminents d’autres familles chrétiennes. Comme les catholiques (et papes) Jean-Paul II et Benoît XVI, comme l’anglican C.S. Lewis, le protestant Jacques Ellul fait partie de ces témoins qui nous invitent à déployer grandes les deux ailes de notre esprit : la foi et la raison.
Si seulement ces propos pouvaient être médiatisés, mais cela supposerait que la « technique » veuille signer sa propre fin vraisemblablement!!
Une réflexion qui m’est venue récemment: comment se fait-il, qu’au lieu de disposer de plus de temps grâce à tous les « progrès techniques », nous courrions justement toujours plus après ce temps qui, grâce à la « technique », semble filer toujours plus vite?
Et pour l’écologie, comment Ellul n’est-il pas suivi par tous ceux qui se disent chrétiens à l’époque, a fortiori aujourd’hui?
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Merci pour cette belle réflexion…que je partage pleinement ….
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