Le monde marchand de la Silicon Valley civilise l’homme

Auteur Eric LEMAITRE

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Le monde marchand de la Silicon Valley civilise l’homme

Nous entrons dans la civilisation de la rationalité indolente qui s’obstine à réduire nos actes et nos gestes à l’expression de données, traduites en codes. Nous subissons docilement l’injonction des machines prédictives qui ayant apprises de nos comportements finissent pas nous domestiquer et à nous emmener dans la dépendance, la subordination, Ce qui est ainsi à craindre c’est l’excès de confiance attribuée à l’homme aux objets numériques  qui deviennent les nouvelles idoles, les nouvelles, statuettes idolâtres de notre siècle, car leur ont été conférées cette capacité de ne plus être muettes et de faire appel à l’imaginaire superstitieux, mais d’être interactives et de répondre à l’ensemble des besoins changeant ainsi nos rapports aux autres et au besoin de relationnel. Nous assistons avec l’IA au développement d’une société qui ampute cette part de gratuité, de don, d’accueil de l’autre, de ses capacités et ressources qui permet l’expression de tout notre être. Peu à peu les interstices de la vie relationnelle sont vampirisés par l’ère numérique qui nous détournent de toute vie relationnelle. Comprenons bien que nous assistons à l’émergence d’une société marchande qui entend redéfinir l’anthropologie, prétendant ainsi civiliser l’homme prédateur en l’anesthésiant via la consommation des objets numériques, lui assurant paix et sécurité en lui faisant miroiter un âge d’or d’un monde augmenté, autonome et s’auto déterminant.

Tous ces objets de la consommation, de la « civilisation » transhumaniste me font penser à la prédiction d’Alexis de Tocqueville, observateur de la démocratie américaine qui décrit une société d’hommes et de femmes qui se procurent de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme.

Ces objets seront ainsi semblables aux petits plaisirs d’une civilisation despotique et émancipatrice qui entendrait donner les bornes de la vie réussie, tels ces directeurs de conscience décrits par le philosophe Emmanuel Kant.   N’est-ce pas ce que Alexis de Tocqueville écrivait[1] : « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres. […]

Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? »

Ce pouvoir est paradoxal : « absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux ». Autrement dit, il ressemble étrangement au pouvoir sous lequel nous vivons actuellement, à cette société de surveillance et de contrôle qui est la nôtre. Aujourd’hui en effet, le pouvoir est doux, mais si « prévoyant » et sécuritaire qu’il en devient absolu. Jamais le contrôle des faits et gestes des citoyens n’a été tel. Le pouvoir bureaucratique est également détaillé et régulier.

Tocqueville se projette dans un monde aux prises d’un pouvoir qui maintient l’homme dans la puérilité et je pense en écrivant ces mots à Jacques Testart qui voyait dans le transhumanisme la puérilité même, un monde puéril engendre finalement un monde infantile domestiquant en réalité l’homme afin de le maintenir dans l’incapacité de s’émanciper, il doit que coûte que coûte être distrait de lui-même. Or le bonheur consumériste est l’instrument qui est ici mobilisé pour le maintenir dans cet état de puérilité, d’enfantillage. Nous sommes dans les temps de Panem et circenses, du pain et des jeux, le temps des divertissements « des petits plaisirs » de la nouvelle société consumériste.  Comment ce texte ne nous ferait-il pas également songer au Philosophe Emmanuel Kant[2] qui évoque cette facilité paresseuse de l’homme à abdiquer la conscience  » La paresse et la lâcheté sont les causes qui font qu’un aussi grand nombre d’hommes préfèrent rester mineurs leur vie durant, longtemps après que la nature les a affranchis de toute direction étrangère (naturaliter majores [naturellement majeurs]) ; et ces mêmes causes font qu’il devient si facile à d’autres de se prétendre leurs tuteurs. Il est si aisé d’être mineur ! Avec un livre qui tient lieu d’entendement, un directeur de conscience qui me tient lieu de conscience, un médecin qui juge pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner moi-même de la peine. Il ne m’est pas nécessaire de penser, pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien pour moi de cette ennuyeuse besogne. Les tuteurs, qui se sont très aimablement chargés d’exercer sur eux leur haute direction, ne manquent pas de faire que les hommes, de loin les plus nombreux (avec le beau sexe tout entier), tiennent pour très dangereux le pas vers la majorité, qui est déjà en lui-même pénible. Après avoir abêti leur bétail et avoir soigneusement pris garde de ne pas permettre à ces tranquilles créatures d’oser faire le moindre pas hors du chariot où ils les ont enfermées, ils leur montrent le danger qui les menace si elles essaient de marcher seules. « .

Ce texte de Emmanuel Kant est amplement riche, illustre infiniment le devenir d’une société transhumaniste, dont la conscience humaine docile se serait finalement relâchée du fait de même de l’émergence d’une société devenue léthargique en raison de ces objets « pensants », de ces objets « intelligents » qui deviendront les tuteurs de notre consommation, les précepteurs de notre existence, les répétiteurs de notre vie sociale, ces tuteurs  « chargés d’exercer sur nous leur haute direction…ils montreront aux hommes les dangers qui les menacent … ». Les directeurs de conscience sans que le philosophe Emmanuel Kant n’ait le moins du monde songer au devenir même de notre société mais dont il pressentait sans doute la tendance naturelle chez l’homme de déléguer sa capacité de penser par lui-même. Ces directeurs de conscience sont devenus les objets googlelisés, ces objets numériques interactifs qui nous livrent les informations sans que nous prenions la peine de chercher par nous-même et bientôt de penser par nous-même.

Les directeurs de conscience de la société Googlelisée seront nos objets du quotidien, les avatars du nouveau consumérisme, que nous considérerons comme indispensables comme le sont aujourd’hui les navigateurs de nos fameux GPS. Nous obéirons au doigt et à l’œil à leurs injonctions puisque l’itinéraire de notre vie leur aura été programmée. Ces « directeurs de conscience » décrits par Emmanuel Kant nous maintiendront dans une forme de servitude, de mollesse et de paresse à laquelle, la société moderne nous familiarise, nous persuadant que la machine sait mieux que nous même. Finalement et pour revenir au texte de Tocqueville le pouvoir qui se dessine, s’il le pouvait, aimerait même enlever aux hommes la faculté d’être intelligent, la faculté de penser par nous-même ; nous ôter en quelque sorte « le trouble de penser et la peine de vivre ». La faculté de ne plus penser serait donc de ne plus réagir, de ne plus se rebeller, c’est le monde docile de Panem et Circenses, l’homme diverti par les objets aliénants de la nouvelle consommation, du nouveau monde consumériste, les objets instrumentalisés pour les détourner d’eux-mêmes, pour les dispenser de penser et de se donner beaucoup de peine de vivre ce qui de nature à troubler. Ce texte prophétique, de Tocqueville est une critique virulente de la société post humaine, hédoniste et individualiste.  Tocqueville et Kant nous offrent de façon anticipée deux lectures utiles, profondément utiles pour interpeller la conscience humaine.

[1] Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, 1835-1840

[2] Emmanuel Kant, Réponse à la question : « Qu’est-ce que les Lumières ? »

La fin de l’ancien monde annonce t-elle celle de nos démocraties ?

Charles Éric de Saint Germain est Philosophe, il est l’auteur de la défaite de la raison et fut invité par l’église réformée de Reims à Science Po pour aborder les fondements de l’autorité dans des contextes de crise de la démocratie.

Résumé de la Conférence du Philosophe Charles Eric de Saint Germain auteur de la défaite de la Raison

Rappelons que l’épitre aux Romains souligne que toute autorité vient de Dieu, lui seul en est la source.  L’autorité fut fondée dans la dimension de la transcendance qui s’enracine dans la tradition. Or nous rappelle Charles Éric le monde moderne se caractérise par le délitement de toute référence à la tradition qui conduit de fait comme le souligne également la Philosophe Anah Arendt. Anah Arendt n’évoque-t-elle pas la fin ou la disparition de l’autorité dans le monde moderne, en raison de toute absence de repères forgés par la dimension de la transcendance qui légitimerait dès lors l’autorité.

L’autorité est une forme de pouvoir mais un pouvoir qui s’inscrit dans la dimension relationnelle qui n’est de fait pas exclusivement verticale, l’autorité c’est également faire avec mais non contre, la violence ou la contrainte imposée d’en haut,  est ainsi le contraire du véritable pouvoir.

Sans la dimension relationnelle, et celle finalement qui touche à la transcendance (ce pouvoir je ne le détiens pas, je n’en suis pas le possesseur, il m’a été confiée, il est d’essence divine), les pouvoirs seront fragiles, contestables car sans ancrage, sans enracinement, sans référence à une relation mais également à un droit naturel qui fonde la société. Le monde s’en trouve dès lors livré à lui-même. Or c’est bien l’autorité de droit divin, si celle-ci est bien comprise et non instrumentalisée qui peut apportée en réalité une solution à la crise de l’autorité que vit la démocratie de nos jours.

La perte du sens de la transcendance pour Anah Arendt comme le souligne Charles Éric, rend de fait nos démocraties ingouvernables car après s’être débarrassées du sacré, ces mêmes démocraties ont perdu la légitimité de gouverner et de s’appuyer sur la protection de conduites traditionnelles, de traditions transmises qui constituent les socles élémentaires et fondamentaux du vivre ensemble.

Ainsi les valeurs du monde moderne avec notamment l’esprit des lumières (les philosophes), ont contribué au fil de l’eau à affaiblir l’autorité. Ces valeurs ont transformé de fond en comble, les relations que nous entretenons avec nous-même et avec les autres.

Les raisons de ce délitement de l’autorité mais pas seulement, nous les trouvons dans les œuvres respectives de Pic de la Mirandole qui indiqua que le créateur n’a fait grâce à l’homme que celle de s’affirmer comme son propre maître et de conquérir par sa volonté, la place qu’il voudra occuper au sein du monde réel.  Un pas de plus sera franchi avec Descartes qui explique qu’il dépend de l’homme de s’établir « comme maître et possesseur de la nature » ce qui marqua avec Descartes une rupture de l’autorité de la tradition, en remettant en cause les principes de la liberté de conscience de ce qui pourrait être tenu pour vrai. Ainsi avec les philosophes des Lumières, l’homme va se concevoir et ce que souligne Charles Éric comme une puissance créatrice achevant sa nature par l’éducation et construisant un nouveau destin. Nouveau destin si j’ose ici l’écrire via une puissance technologique qui n’a ni curseur, ni bornes.

Note de Eric LEMAITRE 

Dans ces contextes Yascha Mounk, professeur de théorie politique à Harvard, dans son livre Le Peuple contre la démocratie (L’Observatoire, 2018) déclara que : « Pour la première foisla plus ancienne et puissante démocratie du monde a élu un président qui n’hésite pas à exprimer publiquement son dédain pour les principes constitutionnels les plus élémentaires ». Or n’est-ce pas ici l’annonce d’un déclin d’une certaine forme de tradition (la prise en compte des contre pouvoirs, celle des conseillers qui équilibrent l’exercice du pouvoir). N’est ce donc pas le crépuscule avancé d’un pouvoir qui outrepasse ou enjambe les contre-pouvoirs, les corps intermédiaires.

Ce pouvoir aujourd’hui qui entend basculer dans ce nouveau monde post-humaniste, niant l’existence d’un récit qui a fondé notre histoire, l’histoire y compris contemporaine. Or en réduisant les manifestations qui contestent le pouvoir, à un phénomène exclusivement populiste, le président prend en réalité le risque de saper et de remettre en question la démocratie qui justement s’exprime par le peuple.  Il est ainsi paradoxal que les symboles érigés au début du quinquennat soient ceux de la verticalité, mais si cette verticalité ne puisse pas ses sources dans la tradition et la transcendance, cette verticalité risque bien de se dissoudre dans une forme d’autoritarisme, qui ne serait plus alors l’autorité souhaitée par le même peuple qui le conteste.