L’homme domestiqué

Il est là, calé sur la banquette bleu-roi à côté de la fenêtre donnant sur le quai D. Alors que je pénètre dans ce compartiment du TER n° 17 757 à la gare de Paris-Bercy — une première — je ne me souviens pas qu’il ait daigné lever les yeux pour observer qui entrait. Je ne sais même pas s’il m’a vu franchir la porte, tellement il est plongé dans son monde.

Cheveux noirs mi-longs, légèrement bouclés, il est vêtu d’un sweat gris et d’un jean, baskets aux pieds, un casque vissé sur la tête. Il a les yeux fixés et rivés sur son écran d’ordinateur, comme si un fil invisible les empêchait de s’en détourner.

Marc BRUNET est un vieil ami de plus de 40 ans, oui cela compte… Sans aucune expérience de ce genre d’aventure, Marc s’est élancé dans un périple déconnecté de tout ce qui le reliait à son monde, de Valence pour rallier Erevan en vélo couché, capitale de l’Arménie, ce qui n’est pas en soi banal. Il a atteint son objectif après plus de 6 000 km en autonomie et à travers 13 pays, dont un pays qui n’existe pas, même pas sur Google Map c’est dire, dormant sous la tente dans les forêts d’Ukraine ou dans les champs de Géorgie. Ce voyage s’inscrivait aussi dans une démarche de solidarité afin de récolter des dons pour la réhabilitation de l’école maternelle de Chirakamout.  Il a écrit un livre   « J’irai manger des khorovadz » où il relate ce voyage insolite riche de mille anecdotes écrit dans un style fluide et plein d’humanité à conseiller. https://www.babelio.com/livres/BRUNET-Jirai-manger-des-khorovadz/1109735

Marc Récemment me transmit ce texte qui évoquait une rencontre qui traduit ce que ce site partage, de l’urgence de nous rencontrer dans le réel….

Marc BRUNET

    COÏNCIDENCES…

Il est là, calé sur la banquette bleu-roi à côté de la fenêtre donnant sur le quai D. Alors que je pénètre dans ce compartiment du TER n° 17 757 à la gare de Paris-Bercy — une première — je ne me souviens pas qu’il ait daigné lever les yeux pour observer qui entrait. Je ne sais même pas s’il m’a vu franchir la porte, tellement il est plongé dans son monde.

Cheveux noirs mi-longs, légèrement bouclés, il est vêtu d’un sweat gris et d’un jean, baskets aux pieds, un casque vissé sur la tête. Il a les yeux fixés et rivés sur son écran d’ordinateur, comme si un fil invisible les empêchait de s’en détourner. Peut-être 17-18 ans, un visage de poupon innocent, contrastant avec sa barbe qui s’émancipe. L’accoudoir de gauche n’est pas abaissé, car l’embonpoint du jeune homme l’oblige à déborder de sa place. Son manteau noir est posé négligemment sur le côté. Le rideau rouge illumine le temps maussade et l’ambiance.

Au travers de la vitre, je devine un passager affolé hélant le contrôleur. Celui-ci lui donne rapidement quelques explications soutenues par d’amples gestes, avant de gonfler ses joues et porter à ses lèvres ce petit instrument désuet et suranné encore en vigueur à l’heure du tout virtuel, alors que ce train était inconnu sur l’ordinateur du guichetier et même auprès de l’assistance téléphonique. Disponible uniquement sur internet. Comme par magie, un sifflement strident provoque le départ du convoi. Nous allons passer plus de cinq heures — rançon de la SNCF pour emmener mon vélo depuis Paris à Lyon, plus une heure pour rejoindre Valence — dans cet huis clos, presque face à face. Mais le jeune homme ne va pas bouger :

5 h sans se lever, 5 h sans manger, sans boire, quasiment sans lever les yeux.
5 h sans prêter attention au monde extérieur.

Par curiosité, je jette un coup d’œil sur son écran pour découvrir ce qui le fascine à ce point. Le reflet du soleil m’en empêche. Deuxième tentative quelques minutes plus tard : pas de doute, c’est un jeu vidéo.

Drôle de coïncidence : je suis justement en train de lire l’ouvrage d’Éric Lemaître « La déconstruction de l’homme ». Et je tombe sur ce passage :

« Une génération qui, à regret, confond la vraie vie et la vie virtuelle, les symboles et le réel, une génération qui se déconnecte de tout rapport à la transcendance […]  Or nous prenons conscience que cet univers numérique est de nature à créer une forme de fascination et de vampirisation sur la vie des humains, en les rendant addicts, dépendants » On ne pouvait trouver une illustration plus pertinente du propos !

Quelques instants avant notre arrivée, je scrute discrètement ses yeux. Ils sont hagards, vitreux, son regard est complètement embrumé par cette réalité virtuelle. Son monde. Ce n’est pas le mien. Mon rêve est ailleurs.
Il se rend compte que nous atteignons le terminus, alors quelques minutes avant l’entrée en gare il range ses affaires. Puis une fois son ordinateur fermé il se précipite sur un autre écran : son téléphone. Il prépare ensuite un petit rouleau de feuilles séchées pour l’envelopper dans un papier fin, faisant fi du texte imprimé en grandes lettres figurant sur la boite d’où il extrait sa dose « fumer nuit gravement à votre santé et à celle de votre entourage ».
Je le retrouve sur le quai, cette fois-ci avec des écouteurs qui ont remplacé le casque, branchés à son smartphone engoncé dans une poche. Connecté à lui-même, déconnecté des autres, reconnecté à son monde.Je ne sais pas si c’est une génération à la dérive, mais probablement un jeune en perte de repères. Ce n’est peut-être pas complètement de sa faute.
Quel est son rêve dans la vie ? Comment se voit-il à 2, 3 ans ? Je ne le saurai pas.
Mais je sais que son comportement m’encourage et me motive encore plus pour mes interventions dans les écoles et les lycées, pour essayer d’extraire ses semblables du virtuel et les connecter au réel, leur insuffler l’envie de rêves.Et quand je découvre ce que des enfants de 8 ans ont écrit après mon passage dans une école : « Ce que j’ai retenu, c’est qu’on a beaucoup de chance ; grâce à toi tu m’as donné envie de faire le tour du monde », je me dis que c’est déjà une première étape et qu’il y a encore de l’espoir.