Sur son lit de mort, personne ne se dit :
« J’aurais aimé passer plus de temps sur Facebook ».
L’écologie humaine nous invite à prendre conscience de la portée et du sens de nos actes. Notre relation à l’informatique est un domaine dans lequel ce recul est particulièrement difficile. En effet, la société a évolué vers un monde numérique sans que cette transformation n’ait été préalablement pensée. L’informatique s’est imposée à chacun, avec ses mails, ses notifications incessantes, ses réseaux sociaux et, plus proches de nous encore, ses objets connectés. « Vivre en 2007, ce n’est pas vivre comme en 1950, l’ordinateur en plus, mais vivre dans le monde de l’ordinateur. » (1). En dix ans, cette citation de Pièces et main d’oeuvre n’a pas pris une ride ! La numérisation galopante change tout. Et elle nous change. Cet article est un témoignage des bienfaits et des difficultés liés à la distance prise avec les réseaux sociaux, quand j’ai décidé d’appuyer sur le « bouton stop ». Une invitation à faire un état des lieux personnel sur notre utilisation de l’informatique en général et des réseaux sociaux en particulier !
À la source de ma réflexion : le constat d’un échec
Après deux ans d’utilisation de Twitter (2) et une première tentative de « décrochage » avortée, j’arrête définitivement l’usage de ce réseau social, ne parvenant plus à y passer moins d’une à deux heures par jour. Certes, ce temps passé en ligne m’a permis de découvrir des articles qui m’ont fait réfléchir et progresser, tant pour mon travail que pour ma vie personnelle. Mais entre le bénéfice retiré et le temps investi (une à deux heures par jour, soit environ 45 heures par mois : plus d’une semaine de travail !), le jeu n’en vaut plus la chandelle.
Pourtant, je suis ingénieur en informatique ; je ne devrais donc pas me laisser piéger par cette attraction fatale que savent si bien exercer les réseaux sociaux. De la même manière que tout le monde connaît les astuces de la grande distribution, avec ses prix psychologiques à 9,99 € et la disposition stratégique de certaines marchandises à hauteur des yeux sur les linéaires, je connais bon nombre des stratagèmes employés pour nous inciter à passer davantage de temps sur les réseaux sociaux : les pages qui s’étendent à l’infini pour que je n’en termine jamais la lecture, le lancement automatique de vidéos pour que l’effort consiste à l’arrêter et non pas à la démarrer et surtout, le bonheur narcissique de découvrir que l’un de mes messages a été lu, aimé, partagé. Mais curieusement, de la même manière que nous trouvons toujours (au moins inconsciemment) que l’article à 9,99 € n’est pas si cher que cela, je ne parvenais pas non plus à limiter mon usage de ce réseau social. Connaître les stratagèmes d’addiction ne m’empêchait nullement d’en être la victime.
Pourquoi étais-je incapable de réguler le temps que je passais sur Twitter ?
Je suis convaincu que nous sommes beaucoup moins rationnels que nous le pensons. Nous sommes bourrés de biais cognitifs. Un exemple ? Une étude montre que dans un cinéma, si l’on vous propose un petit pop-corn à 3 euros, et un grand à 7 euros, vous choisirez le petit, parce que 7 euros vous semblera trop cher pour un pop-corn. Mais si on vous propose un petit à 3 euros, un moyen à 6,50 euros, et un grand à 7 euros, vous choisirez le grand, parce que « pour juste 50 centimes de plus », vous aurez un plus grand paquet (3). Ce n’est là qu’un exemple simple et grossier, alors que le neuromarketing va aujourd’hui traquer toutes nos réactions au cœur même de nos cerveaux afin de nous influencer sous notre seuil de conscience pour provoquer un acte d’achat (4).
Nous arrivons là sur la face sombre des réseaux sociaux grand public. Tous, sans exception, sont construits pour nous pousser à réagir aussi rapidement et instinctivement que possible, en usant et abusant de nos biais cognitifs. Ce n’est pas un effet secondaire indésirable, mais l’effet principal recherché. En effet, chacune de nos (sur)réactions, même si elle n’est que celle d’un instant, offre un double avantage pour le réseau social. D’une part, elle peut provoquer une réaction en chaîne (la fameuse viralité des réseaux sociaux), attirer le buzz et augmenter la crainte de manquer quelque chose d’important. D’autre part, chaque réaction, chaque émotion, chaque indignation révèle une parcelle de notre personnalité. De tweet en retweet, de like en poke (5), de gigantesques bases de données sont construites (les fameuses big data) et analysées par des algorithmes qui peuvent découvrir nos centres d’intérêts, valeurs, loisirs, opinions politiques, philosophiques et religieuses… Et comme nous avons tendance à être amis avec des personnes qui nous ressemblent, il suffit au réseau social de regarder la moyenne de nos amis pour obtenir avec une précision impressionnante notre profil, quand bien même nous resterions parfaitement muets en ligne. Et c’est ainsi que les réseaux sociaux grand public se financent : en facturant du placement publicitaire aux annonceurs (6), « prêts à dépenser beaucoup d’argent pour cet hyper-ciblage » (7). Un exemple ? Durant la campagne présidentielle américaine, l’équipe de Donald Trump a acheté à Facebook des espaces publicitaires ciblés qui ont été affichés sur les pages consultées par les électeurs afro-américains résidents dans les swing-states (8). Ces messages particulièrement anxiogènes au sujet de la candidate démocrate avaient pour objet de faire basculer le vote en éveillant la peur… Au-delà de l’aspect plus que discutable de jouer sur les peurs, cet exemple illustre bien le fonctionnement économique des réseaux sociaux.
Donc non, l’objectif des réseaux sociaux n’est pas d’abord de nous permettre de rester en relation avec ceux qui nous sont chers. Mais bien plutôt de satisfaire publicitaires et autres experts du marketing en jouant sur nos biais cognitifs pour nous pousser à rester en ligne, nous incitant à réagir de manière compulsive pour nous percer à jour.
Seul cela permet de financer les immenses data-centers (9) nécessaires à Twitter, Facebook et tous les autres. Et à cette fin, nous travaillons gratuitement à notre propre profilage. À ce sujet, l’année 2017 aura été une véritable apocalypse pour les réseaux sociaux. De nombreux repentis de Facebook et Google ont levé le voile de cette réalité jusqu’alors relativement bien cachée, à l’image de Chamath Palihapitiya (ancien cadre de Facebook) qui a récemment déclaré que Facebook « est en train de détruire le tissu social de nos sociétés ».
Finalement, je ne suis donc pas entièrement responsable de ne pas parvenir à réguler le temps que je passe sur les réseaux sociaux. Tout est fait pour me séduire sans fin, telle une Shéhérazade numérique !
Les réseaux sociaux favorisent la réaction au détriment de la réflexion
Après plusieurs mois de « sevrage », il m’arrive toujours d’avoir envie de repasser du temps sur Twitter : je sais que je passe à côté d’informations qui sont potentiellement importantes. Je sais aussi que cet effet indésirable est créé et entretenu par les réseaux sociaux eux-mêmes comme un moyen de capter davantage mon attention. J’ai donc fait le choix de lire davantage de livres. Cela est plus exigeant, mais je sais que je ne regretterai pas ce temps passé à entrer patiemment dans la pensée d’un autre.
Certains ne manqueront pas de m’objecter que les réseaux sociaux et leur brassage incessant d’idées dans le tumulte des tweets et des posts est au contraire une manière de se frotter à davantage de pensées, d’expérimenter les contradictions ; bref, de se forger, d’éprouver et de remettre en cause ses idées. Cette pensée est séduisante, mais démentie par une expérience tout à fait signifiante que j’ai menée. Durant ma (courte) vie sur les réseaux sociaux, j’ai cherché à partager du contenu, des articles intéressants, en ne cédant pas aux indignations de surface si faciles quand on est en ligne. Je dois avouer que c’était une véritable ascèse, car cela me demandait de toujours vérifier mes motivations profondes. Est-ce que je veux faire la publicité de cet article ou de cette citation par ce qu’il me pousse à la réflexion, ou parce qu’il me fait réagir sur l’instant ? La question peut sembler simple, mais sous une avalanche de messages, la réponse n’est pas toujours évidente. Dans cet esprit (et avec un brin de perversité, je l’avoue) j’ai fait cette expérience pour tester mes followers (10) sur Twitter : j’ai écrit un même message en deux versions. Pour la première, je me suis attaché à peser mes mots en donnant à chacun profondeur, précision et densité. Pour la deuxième, j’ai au contraire durci le trait pour partager mon indignation. Cinq bonnes minutes d’écriture contre quinze secondes, le résultat du match a été sans appel : mon premier message est tombé dans l’oubli, le second s’est propagé au-delà de mes espérances…
Loin d’incriminer mes followers à qui j’ai joué ce mauvais tour, je reste convaincu que l’agitation des réseaux sociaux nous incite subtilement à favoriser la réaction à la réflexion. Il faut rebondir. Il faut rester dans le coup. Il faut aller vite. Sans que nous y prenions garde, ces injonctions implicites viennent en contradiction avec la réflexion qui a besoin de temps et d’espace pour se construire : « Entre un stimulus et une réponse, il y a un espace. Et cet espace est notre pouvoir de choisir notre réponse » (11). Pour traiter la surabondance des messages, qu’il est difficile de résister à la tentation d’accélérer ! Qu’il est difficile de ne pas réduire cet espace entre le stimulus et sa réponse ! Qu’il est difficile de résister à l’automatisme ! En définitive, la douce pression (12) exercée par les réseaux sociaux nous pousse à mettre de côté une part de ce qui fonde notre humanité.
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