Article Extrait du Figaro….
Écrivain et philosophe, Éric Sadin est l’un des penseurs majeurs du numérique et de son impact sur nos vies et nos sociétés. Il est invité à donner des conférences dans le monde entier et ses livres sont de plus en plus lus et commentés. Son dernier essai La Vie algorithmique. Critique de la raison numérique (L’échappée, 2015) a rencontré un accueil enthousiaste de la part de la critique et du public. Il vient de publier L’Intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle. Anatomie d’un antihumanisme radical(L’échappée, 2018).
FIGAROVOX.- Dans votre livre, L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle, vous abordez le mouvement de numérisation intégrale du monde. En quoi assiste-t-on à un «changement de statut des technologies numériques»?
Éric SADIN.- Ce qui caractérise l’intelligence artificielle, c’est que c’est une puissance d’expertise qui ne cesse de se perfectionner. Ses systèmes auto-apprenants sont capables d’analyser des situations toujours plus variées et de nous révéler des états de fait dont certains étaient ignorés à notre conscience. Et ils le font à des vitesses qui dépassent sans commune mesure nos capacités cognitives. C’est pourquoi nous vivons un changement de statut des technologies numériques: elles ne sont plus seulement destinées à nous permettre de manipuler de l’information à diverses fins, mais à nous divulguer la réalité des phénomènes au-delà des apparences. En cela, ces systèmes computationnels sont dotés d’une singulière et troublante vocation: énoncer la vérité. La technique se voit attribuer des prérogatives inédites: éclairer de ses lumières le cours de notre existence. C’est là le fait majeur.
En quoi l’intelligence artificielle fait-elle advenir un «nouveau régime de vérité»?
Les systèmes d’intelligence artificielle sont appelés à évaluer une multitude de situations de tous ordres. Ce qui caractérise les résultats de leurs analyses, c’est qu’ils ne se contentent pas de produire une exactitude supposée, mais recouvrent une valeur de vérité dans la mesure où c’est dans le sens des conclusions arrêtées qu’il faut ensuite engager des actions correspondantes. Voilà ce qui distingue l’exactitude de la vérité: la première prétend restituer un état objectif supposé, alors que la seconde appelle, par le seul principe de son énonciation, à s’y conformer par des gestes concrets. Car toute vérité énoncée recouvre in fine une dimension performative.
La complémentarité homme-machine est une fable.
En ce sens, nous vivons le «tournant injonctif de la technique». Il s’agit là d’un phénomène unique dans l’histoire de l’humanité qui voit des techniques nous enjoindre d’agir de telle ou telle manière. Et cela ne s’opère pas de façon homogène, mais s’exerce à différents degrés. Cela peut aller d’un niveau incitatif, dans une application de coaching sportif suggérant tel complément alimentaire par exemple, à un niveau prescriptif, dans le cas de l’examen de l’octroi d’un emprunt bancaire, ou dans le secteur du recrutement qui use de robots numériques et de «chatbots» afin de sélectionner les candidats.
Alors, on argue de la fable de la «complémentarité homme-machine». En réalité, plus le niveau de l’expertise automatisée se perfectionnera et plus l’évaluation humaine sera marginalisée. Et cela va jusqu’à atteindre des niveaux coercitifs, emblématiques dans le champ du travail, qui voit des systèmes édicter à des personnes les gestes à exécuter. Le libre exercice de notre faculté de jugement se trouve remplacé par des protocoles destinés à orienter et à encadrer nos actes. Voit-on la rupture juridico-politique qui est en train de s’opérer?
N’êtes-vous pas dans le catastrophisme en professant une vision aussi sombre des technologies? Après tout, les luddites du XIXe siècle tenaient le même discours…
Vu l’ampleur des incidences présentes et futures de l’intelligence artificielle, il serait temps de nous défaire de la sempiternelle et infructueuse opposition mettant en vis-à-vis les «inquiets» et les «enthousiastes». Ce mode de perception a le grand défaut de nous enfermer dans une vision restreinte des choses et mobilise bien trop nos affects. Pour ma part, je ne me reconnais nullement dans ce «catastrophisme», en revanche je m’attelle à analyser de près les phénomènes majoritairement structurants. Et le fait décisif auquel nous sommes en train d’assister, ce n’est rien de moins que le dessaisissement, à grande vitesse, de notre autonomie de jugement et de notre faculté à nous déterminer librement relativement au cours de nos destins individuels et collectifs.
Que répondez-vous à ceux qui soulignent qu’on ne peut pas lutter contre le sens de l’histoire, et que si nous ne nous mettons pas à l’intelligence artificielle, d’autres pays qui n’ont pas les mêmes scrupules que nous (la Chine par exemple), s’y mettront et nous domineront?
Derrière l’IA, c’est l’imposition du primat de l’impératif économique sur toute autre considération.
L’intelligence artificielle représente, depuis le début des années 2010, l’enjeu économique jugé le plus décisif et dans lequel il convient d’investir massivement. Outre les entreprises, ce sont également les États qui mobilisent tous les moyens nécessaires en vue de se situer aux avant-postes ; chacun faisant désormais de cet objectif une grande cause nationale. Aux premiers rangs desquels les États-Unis et la Chine. De son côté, Emmanuel Macron entend faire de la France un «hub mondial de l’IA» et «attirer les meilleurs chercheurs étrangers». Comme il est entendu qu’«il ne faut pas rater le train de l’histoire», les investissements s’opèrent dans la plus grande précipitation. À tel point que Mounir Mahjoubi, le secrétaire d’État au Numérique, dit comprendre que «certains préfèrent avancer sur les technologies d’abord et réfléchir ensuite»! Vu la portée des conséquences, il est au contraire impératif que ces questions fassent l’objet de débats à la hauteur des enjeux, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Car ce qui est à l’œuvre avec les développements incessants de l’IA, c’est l’imposition du primat de l’impératif économique sur toute autre considération. Le technoloibéralisme aura réussi à faire croire que ces développements s’inscrivent dans le «cours naturel des choses» et à imposer la rhétorique de l’inéluctable. La question qui nous revient est finalement celle-ci: allons-nous accepter, au nom de la croissance, de voir s’instituer, par le fait de ces systèmes, un dessaisissement de notre faculté de jugement, une marchandisation intégrale de la vie ainsi qu’une extrême rationalisation de tous les secteurs de la société? Car au-delà de tous les discours, ce sont là les conséquences majeures de l’exploitation croissante de l’IA. Pour ma part, je crois qu’au nom des principes qui nous fondent, nous ne devons pas nous résoudre à cette vision hygiéniste et utilitariste du monde, et plus encore, nous devons nous y opposer.
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