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Assurément le monde est en train de changer, tout semble aller vraiment plus vite. Et pour ne prendre que l’exemple des États-Unis, il est clair que la fin du XIXe et le XXe siècles ne ressemblent en rien au temps précédents. Un changement d’échelle a eu lieu. Que ce soient avec l’industrie des chemins de fers et l’ouverture de la première ligne transcontinentale, la conquête de l’ouest et la fièvre de l’or, les premiers puits de pétrole et le développement de l’automobile, la mise en service du télégraphe et l’amélioration des moyens de communication, ou la mécanisation et la rationalisation des moyens de production, le constat est toujours le même : la société des hommes est entrée dans une nouvelle ère. Les conflits ne sont plus semblables : de la guerre de Sécession à la Seconde guerre mondiale, l’écart est effectivement énorme.
Ce n’est pas tout. Le rapport que l’être humain entretient avec son environnement n’est plus similaire à celui du passé. Aux préoccupations habituelles du quotidien local succède la peur panique d’un lendemain généralisé. Et si tout disparaissait ? Et si tout n’était plus qu’une question de temps avant que l’homme ne mette fin à ses jours ? Et si le fait d’avoir inventé la bombe atomique lui faisait prendre conscience qu’il n’est rien comparé au reste de l’univers ? Ce message, les Américains auront l’occasion de l’entendre encore et encore, nombre de savants cherchant à alerter l’opinion publique sur des sujets que la science n’avait pourtant pas l’habitude de traiter jusqu’ici.
S’il ne fallait en retenir qu’un parmi tous ceux que le devenir de la planète inquiète, ce serait sans doute Norbert Wiener (1894-1964). Ce mathématicien de génie a très mal vécu l’horreur de la Seconde guerre mondiale. Comme beaucoup de ses compatriotes, il n’imaginait pas jusqu’à quel point l’homme de science est capable de détruire son prochain. Hiroshima et Nagasaki : deux noms qui, aujourd’hui encore avec les atrocités nazies, hantent la mémoire collective. Wiener (qui refuse de participer au projet de la bombe atomique) veut éviter que l’histoire ne se répète, auquel cas, l’humanité ne s’en relèverait pas. Ce scientifique de renom n’hésite pas à réutiliser ce qu’il a élaboré du temps où l’armée américaine cherchait à lutter efficacement contre l’aviation allemande, en 1943. La manière avec laquelle il entend alors gérer le problème n’a rien d’habituel, car plutôt que de se concentrer uniquement sur l’objectif à atteindre, comme le veut la procédure, Wiener cherche à mettre au point un engin de tir antiaérien capable d’anticiper les moindres faits et gestes de l’adversaire. Le dispositif mis en place a pour objectif de prédire le comportement du pilote et de sa machine avant même de connaître la position de la cible à atteindre. Ainsi, l’ennemi est considéré comme un simple calcul qu’il faut résoudre au plus vite. L’idée est de s’appuyer sur une base probabiliste afin de limiter au maximum la part d’inconnue que comporte une telle équation.
Point de départ d’une nouvelle technique essentiellement basée sur l’échange d’information, la guerre a ainsi fini par engendrer un nouveau rapport homme-machine. En 1948, Wiener donne un nom à ce rapport particulier après en avoir longtemps discuté avec d’autres de ses collègues.
- 2 N. Wiener, Cybernetics : or Control and Communication in the Animal and the Machine, Paris, Herman (…)
Ce sera la « cybernétique ». Il le justifie dans l’introduction de son premier livre : « Nous avons décidé d’appeler la totalité du domaine de la théorie du contrôle et de la communication, aussi bien pour la machine que chez l’animal, du nom de cybernétique, que nous formons à partir du grec χυβερνήτης ou pilote. »2. Jugé trop pointu par certains côtés, l’ouvrage n’en demeure pas moins fondateur d’une discipline basée sur la communication et la régulation des messages. Sachant que Wiener considère ici comme vivant ce qui est susceptible de générer une information. Tout juste accorde-t-il à ses semblables la faculté de traiter les messages complexes. L’homme, cet animal comme les autres, n’échappe donc pas à la règle. En effet, qu’importe la nature de celui que l’on a en face de soi, pourvu qu’il nous réponde afin que nous puissions à nouveau lui adresser un message en retour, corrigé par l’apport d’information reçue : c’est le principe de la rétroaction. Il existe un lien de causalité circulaire entre l’échange continu d’information et le rapport stimulus-réponse, lequel est différent du simple réflexe conditionné puisque l’émetteur-récepteur, homme ou machine, est capable d’adapter en temps réel son comportement en fonction de l’environnement.
13Avec Wiener, le paradigme cybernétique paraît se suffire à lui-même. C’est l’information qui prime sur les moyens de communication en tant que tels. Entre-temps, la guerre froide a débuté. Un climat de peur et de délation s’installe. Les milieux intellectuels, politiques et artistiques sont touchés. Tout le monde surveille tout le monde