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Coronavirus, une conversation mondiale |Jorge Carrión, écrivain de science-fiction et critique culturel espagnol, imagine le Covid-19 comme un virus cyborg, réalité hybride à la fois bactériologique et numérique qui s’immisce dans notre chair la plus intime et inonde nos esprits par les technologies du numérique.

Face à la pandémie de coronavirus, Le Temps du Débat avait prévu une série d’émissions spéciales « Coronavirus : une conversation mondiale » pour réfléchir aux enjeux de cette épidémie, en convoquant les savoirs et les créations des intellectuels, artistes et écrivains du monde entier. Cette série a dû prendre fin malheureusement après le premier épisode : « Qu’est-ce-que nous fait l’enfermement ? ».
Nous avons donc décidé de continuer cette conversation mondiale en ligne en vous proposant chaque jour sur le site de France Culture le regard inédit d’un intellectuel étranger sur la crise que nous traversons.
Aujourd’hui, Jorge Carrión, écrivain de science-fiction espagnol, interroge la façon dont le Covid-19 a pu atteindre, à une vitesse ultra-virale, toutes les dimensions physiques et virtuelles de notre monde.
Le virus cyborg
Cela fait plusieurs années que je soutiens l’idée selon laquelle la science-fiction est le nouveau réalisme. Je dois donc admettre que nous, auteurs de fiction spéculative, avons échoué parce que nous n’avons pas su voir que la dystopie n’aurait pas pour origine une hécatombe nucléaire, une attaque terrestre, un décalage entre des univers parallèles ou une apocalypse de zombies, mais une épidémie virale.
Personne n’a su anticiper la pandémie qui a mis en échec le XXIe siècle. Lorsque dans mon roman Ceux du futur j’ai imaginé l’enfermement d’un groupe de survivants dans un bunker après la troisième guerre mondiale, la cause de ce désastre était une montée excessive du culte du passé et de la mémoire historique qui débouchait sur une résurgence mondiale du nationalisme violent. En d’autres termes, j’ai imaginé un avenir à partir du XXe siècle.
Le XXIe siècle, avec le 11 septembre et le Covid-19 invente quant à lui ses propres formes de catastrophe sans précédent.
Pas même Charlie Brooker, dans un épisode de Black Mirror, n’a su imaginer le SARS-CoV-2 : un virus cyborg, un virus viral, un phénomène qui se propage aussi vite dans les corps que sur les écrans. Ainsi, depuis le début du confinement, il existe sur internet une superproduction médiatique liée à la pandémie. Sur Twitter, le 24 février dernier est né le compte humoristique @CoronaVid19 qui comptait, en près de quelques jours, 750.000 abonnés. Dans l’industrie du “porno”, des créations qui mêlaient à la fois sexe, masque et quarantaine ont vu le jour. Et enfin, dans la presse, les journaux littéraires du coronavirus se sont décuplés, comptant souvent plus d’écrivains que de lecteurs.
Cependant, en cette année 2020, aucune série, aucun phénomène médiatique, aucun mème ne sera aussi viral que le coronavirus lui-même. Il a réussi à monopoliser notre attention dans les mondes physiques et virtuels, dans les supermarchés et les transports, sur les réseaux sociaux et les télévisions. Le virus est une réalité hybride : mi-biologie, mi-pixel.
Le confinement encourage plus que jamais les gens à lire et à consommer davantage de contenu sur internet, il accélère ainsi la transition numérique. Bien que beaucoup d’entre nous lisent sur papier, parce que nous disposons d’une bibliothèque conséquente à la maison, beaucoup d’autres utilisent des livres électroniques, passent des milliers d’heures sur des plateformes et s’habituent à utiliser Zoom, WhatsApp ou Siri pour communiquer. J’ai le sentiment que, tout comme il y a actuellement moins de recherches menées pour guérir le cancer qu’il y a un mois, parce que tous les efforts sont concentrés sur le SRAS-CoV-2, il y aura aussi des industries qui recevront moins de fonds que d’autres. Et celles qui en percevront le plus seront celles qui seront liées aux plateformes et aux algorithmes.
Ainsi, alors que ma fiction Les Orphelins imagine un avenir actuellement peu probable, mon essai Contre Amazon prend soudainement un caractère presque prophétique. Dans cet essai j’attire l’attention sur le danger que représente l’accumulation de données et de ressources de la multinationale de Jeff Bezos. Alors qu’il était déjà l’homme le plus riche du monde avant cette crise, le capital qu’accumule sa société lors de cette urgence pandémique mondiale, tant sur le plan économique que sur celui des données, est hors-norme.
Amazon est maintenant bien plus puissante que toute autre marque, société ou entreprise au monde, voire même dans l’histoire. Tout comme la pandémie, il est un acteur mondial ; et ce n’est pas un hasard si son histoire sur les vingt-cinq dernières années coïncide exactement avec celle du concept de viralité.
Il est possible qu’Amazon soit le premier virus cyborg car il a atteint, à une vitesse ultra-virale, toutes les dimensions physiques et virtuelles du monde.
Elle est la société qui représente le mieux l’hyperconnexion mondiale qui a permis au Covid-19 d’être la première pandémie du XXIe siècle. A la fois réalité et symbole, Amazon est une création entièrement humaine.
Emmanuel Laurentin avec l’équipe du « Temps du débat ».
Retrouvez ici toutes les chroniques de notre série Coronavirus, une conversation mondiale.