Le titre d’un livre doit au fond synthétiser la pensée de son auteur ou des auteurs puisqu’il s’agit d’un ouvrage collectif. Le titre doit être porteur de sens et traduire dans une forme de résumé l’ensemble d’une réflexion.
Cette réflexion est sur l’homme, ce n’est certainement pas le premier ouvrage qui traite de cette question.
De multiples ouvrages philosophiques, théologiques, même sociologiques, ont traité de l’homme dans l’ensemble des dimensions anthropologiques et sociales. Dans ces ouvrages, la dimension contextuelle de l’homme a été considérée, également abordée comme sujet social, culturel dans toute son étendue éthique, morale, spirituelle.
Ce livre n’a cependant pas l’ambition de traiter l’homme sur ses aspects sociologiques, philosophiques, anthropologiques, même si cet ouvrage collectif le fait par ailleurs en évoquant en effet une idée de déstructuration de l’anthropologie que font peser à la fois la modernité virtuelle, la société des écrans, le monde numérique, la technicité de notre époque.
Notre titre peut paraître étrange puisque sans équivoque nous abordons la « déconstruction de l’homme » dans un contexte d’idéologie transhumaniste et de société numérique. La déconstruction de l’homme comme :
- l’envie de dépassement du génome humain,
- le désir de modifier l’être humain, d’en finir avec l’encerclement du corps,
- l’aspiration à mettre fin à la finitude qui renvoie à une échelle de l’homme dans le temps et l’espace,
- la volonté enfin de libérer l’homme des tâches corvéables, de la sueur de son front, à travers une nouvelle révolution industrielle sans précédent : l’économie numérisée et l’intelligence artificielle.
L’intitulé « Déconstruction de l’homme » pourrait faire penser à un ouvrage écrit par le philosophe Jean-François Maté, L’homme dévasté. Le philosophe postule, lui aussi, la déconstruction de l’homme dans toute sa dimension culturelle, comme un être finalement destitué, limogé et dénonce la place prise par le monde virtuel qui s’est substitué au monde réel.
Le philosophe Mattéi [1] dresse en effet un diagnostic bien sombre de notre époque : « La déconstruction a fêté un bal des adieux à tout ce à quoi l’homme s’était identifié dans son histoire (…). L’adieu à ce qui faisait la substance de l’humanité, cristallisée dans son idée, est en même temps l’adieu à l’humanisme et, en son cœur, l’adieu à la condition humaine. Rien ne semble résister au travail de la taupe qui a sapé les principes sur lesquels reposait la civilisation. »
Dans ce livre, si nous évoquons l’emprise et la fascination de l’homme pour le monde virtuel nous dénonçons le risque d’une humanité en mal de surnaturel qui a idolâtré littéralement l’objet technique sans prendre conscience que cet objet technique est en train de la vampiriser, de la remplacer, de la contrôler.
« Sommes-nous donc en train de confier nos vies à des puissances de calcul inhumaines, sortes de main invisibles qui dotées en apparence des meilleures intentions sèmeraient en réalité le chaos, troubleraient le débat démocratique, modifieraient le destin de nos enfants, et nous imposeraient de surcroît à notre insu une terrifiante transparence ? » – commentaires de Violaine de Montclos et Victoria Gairin, journalistes du Point. [2]
Une déshumanisation du monde s’organise sous nos yeux et, pire, l’économie virtuelle qui se dessine sera destructrice d’emplois. Les algorithmes [3] et la robotisation vont révolutionner le monde de l’emploi en affaiblissant la dynamique et les ressorts qui construisent le travail humain.
Ce sont sans doute les grands équilibres économiques qui sont à terme menacés, même si quelques-uns de nos lecteurs souhaitaient pondérer notre propos en soulignant l’impact numérique qui est forcément multiforme (positif comme négatif) et générera de l’emploi. La question est : pour qui ? Et qui sera sur la touche ?
Il y a quelques temps, je sortais d’une soirée d’entrepreneurs et dirigeants chrétiens, un banquier indiquait qu’il lui était demandé de réfléchir à la numérisation de la banque, ce qui signifiait pour lui, rationalisation et meilleure gestion des ressources, en d’autres termes réduction des effectifs, suppression de succursales bancaires, remise en question de la dimension de la banque de proximité.
En préparant ce livre, nous lisions récemment que l’institut européen Bruegel [4] a publié les résultats de l’enquête [5] menée par un économiste et un ingénieur d’Oxford. Leur constat est sans appel : c’est la moitié des effectifs, soit un emploi sur deux à l’échelle européenne, qui dans un avenir proche sera réduite ou profondément transformée par le numérique, en partie menacée par l’évolution des services numérisés, menacée par la robotisation de la société, et ce dans les prochaines décennies.
La révolution numérique, digitale, robotique de l’intelligence artificielle est ainsi en cours. Selon la même étude, l’impact sera conséquent sur l’emploi, en raison de l’automatisation des tâches, de la puissance des inférences bayésiens [6] qui permettront de gérer les fonctions même les plus compliquées occupées jusqu’à présent par des êtres humains, voire de résoudre des problèmes qui auraient été confiés jadis à des emplois dits qualifiés.
L’homme s’est pris de passion pour la science, ce qui n’est pas en soi un mal, mais sa passion est devenue une idole, le scientifique est devenu scientiste se persuadant que la science nous fera connaître la totalité des choses et répondra à toutes les formes d’aspirations et de délires prométhéens.
Dans ce livre nous abordons ces projets démiurgiques qui transforment la vie sociale et l’être humain dans la démesure sans que ce dernier ait pris conscience qu’il a ainsi ouvert la boîte de Pandore à un être technique, une forme de bête apocalyptique qui prendra possession de lui. Pourtant ce projet démiurgique n’a ni le souffle ni l’âme insufflée par l’Esprit de Dieu. La bête et son monde d’images faisant de nous des iconoclastes seront sans aucun doute terrassés par ceux dont la conscience s’éveillera pour ne pas succomber à la tentation d’être de leur nombre.
Ainsi la révolution numérique, qui se déploie aujourd’hui sous nos yeux, est sur le point de remodeler la société de demain. Sa dynamique propre et la vitesse à laquelle elle se déploie sont de nature à rebattre toutes les cartes de la vie et de l’organisation sociale. Chaque révolution industrielle s’est accompagnée autrefois d’une restructuration de la vie sociale, chaque révolution industrielle a imposé une forme de réadaptation de la vie et des rapports aux autres.
La rapidité avec laquelle les innovations du monde numérique se déploient ne laissera dès lors aucun répit, d’où une désorientation sociale et psychologique qui sera sans précédent dans l’histoire. Le monde numérique est en train de casser les repères culturels qui avaient été à présent les nôtres ; la société sous nos yeux est sur le point d’être recomposée avec de nouvelles règles, de nouveaux codes, une nouvelle normalisation, de nouvelles oligarchies (les scientistes) dont les projets autour de la technicité sont de nature à fragiliser, à déconstruire l’homme, à renverser les valeurs, les tables de l’ancien monde, leurs hiérarchies, leurs institutions.
C’est la verticalité de l’ancien monde qui risque de disparaître au profit de l’horizontalité, la fin des intermédiaires, y compris des élus ; l’on pourrait imaginer de nouvelles formes de démocraties « débarrassée de toute forme de représentation nationale, » ce qui n’est pas impossible compte tenu du désaveu dont les personnels politiques font l’objet pour une grande partie d’entre eux. Internet pourrait répondre à la crise de la représentation qui se manifeste aujourd’hui résultant d’une abstention électorale croissante.
Sans doute, il faudra oser sortir de l’indolence, exprimer le refus de laisser aller dans le vertige de l’innovation technologique qui est en réalité une puissance destructrice nous poussant à toujours consommer et à considérer que tout devient artificiellement obsolète, y compris la culture et les institutions.
Il faudra se dégager d’une forme d’apathie et de bienveillance vis-à-vis de la technique en menant une critique réfléchie, argumentative à l’instar de Jacques Ellul. Il faudra avoir le courage de déloger les poncifs, les lieux communs, tels que : la technique est neutre, elle nous libère de la servitude, elle améliore notre espérance de vie, elle nous affranchit de l’aliénation des outils industriels. Ce sont aujourd’hui de véritables clichés, bien sûr l’on nous targuera ce propos de type : « la technique est ce que nous en faisons. »
Soit, la technique « est ce que nous en faisons, » mais justement, quelle réflexion éthique a été faite à propos de la technique puisqu’elle a été auréolée de neutralité, puisque nous avons pris la précaution de relativiser le discours autour de l’objet, d’édulcorer, de tempérer la critique pour ne pas offenser le progrès ? Or aujourd’hui nous prenons la mesure que de tels discours n’ont pas permis de peser les orientations, de discerner les intentions cachées d’une technique sans conscience, nous subissons aujourd’hui les avatars idéologiques associés à la séduction du progrès !
C’est l’essayiste et chercheur Evgeny Morozov qui indiquait dans son livre Pout tout résoudre cliquez ici que les technocrates neutres aux postures bienveillantes et attentistes ne s’engagent en réalité pas dans des considérations réellement réalistes prenant la mesure de tous les effets induits par la puissance des nouvelles technologies. Pour illustrer son propos, l’auteur pointait les technologies de reconnaissance faciale susceptibles d’être utilisées à bon escient pour rechercher par exemple un enfant perdu, mais ne mesurant pas que ces mêmes technologies de reconnaissance faciale pourraient s’avérer à terme être de véritables mini Big Brother aux mains d’une nouvelle Stasi. [7] Pour Evgeny Morozov ces technocrates neutres sont « aveugles des multiples contextes dans lesquels les solutions pourraient être appliquées et les nombreuses manières imprévisibles par lesquelles ces contextes pourraient diminuer leur efficacité. »[8]
Refuser de coopérer avec cette puissance bienfaisante et invisible demandera sans doute du courage. Ce monde virtuel et numérique laissera demain une place à la machine dominante et écrasante, atomisant l’homme en lui donnant l’illusion du bonheur, le sentiment d’autonomie mais d’un être ni libre, ni affranchi puisqu’en permanence dépendant et guidé par la machine.
Au fil de ces pages, je songeais à ce texte de l’apôtre Paul décrivant le monde à venir et le mystère de l’iniquité : déjà au premier siècle le mystère du mal agissait et trouvera son épilogue dans ce système politique économique et religieux que décrira l’apôtre Jean.
Ainsi l’apôtre Paul, en écrivant aux Thessaloniciens, leur indiquait : « Et maintenant vous savez ce qui le retient, afin qu’il ne paraisse qu’en son temps. Car le mystère de l’iniquité agit déjà ; il faut seulement que celui qui le retient encore ait disparu. Et alors paraîtra l’impie, que le Seigneur Jésus détruira par le souffle de sa bouche, et qu’il anéantira par l’éclat de son avènement.… » [9]
Le mot « iniquité » ou « anomie » décrit la nature d’un monde caractérisé par l’apostasie, et dont l’apothéose sera l’avènement de l’impie, l’homme sans foi ni loi, qui rejette tout attachement à Dieu et toute norme. C’est une forme d’incrédulité extrême et de confusion qui caractérisera le mystère de l’iniquité. L’anomie est l’équivalent du mot iniquité, un terme qui fut introduit par le sociologue Emile Durkheim qui caractérise l’état d’une société dont les normes réglant la conduite de l’humain et assurant l’ordre social apparaîtront totalement inopérantes. Dans ces contextes de déstructuration des grands principes de la famille, de la religion, de la politique, du travail qui ont régi l’homme, les humains seront prêts à s’essayer à de nouvelles technologies, idéologies, doctrines sociales, à une nouvelle vie sociale en se libérant en quelque sorte des socles culturels qui ont précédé les générations passées.
Or aujourd’hui, il n’est pas contestable que l’humanité est arrivée à cette dimension de relativisation du bien et du mal, à une forme de désintégration sociale du fait de l’individualisation extrême dans laquelle peu à peu les humains cheminent, ce que Jacques Généreux décrivait comme la Dissociété, la société morcelée, la société fragmentée, l’émergence d’une société d’étrangers, d’hommes étrangers à la destinée des autres comme le dépeignait également Alexis de Tocqueville. « Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. » N’est-ce pas là les prémisses de la société numérique qui se dessine, ces réseaux sociaux ou nous ne voyons pas, nous ne touchons pas, nous ne sentons pas, et nous n’existons qu’en nous-mêmes et pour nous seuls ? Je trouve cette réflexion d’Alexis de Tocqueville fabuleusement prémonitoire et prophétique. Ainsi, l’usage déséquilibrant du monde virtuel est une sorte d’avortement de la communauté humaine traditionnelle.
Sans doute, en nous lisant, vous aurez le sentiment que nous dressons une prospective bien sombre de l’avenir de notre humanité, mais il y a sans doute urgence aujourd’hui de réformer nos pratiques et de prendre conscience que nous pourrions inverser ce processus en marche par un acte de résistance, en ne nous laissant pas absorber par le monde digital, l’économie numérique, le monde des écrans, en retrouvant le chemin de la transcendance, le sens de l’autre et de notre relation respectueuse de la nature, en nous réconciliant en définitive avec toutes les dimensions du réel, du beau, du bien et du vrai ; d’être les hommes et les femmes du quotidien et non d’un futur fascinant mais en réalité sans espérance.
Éric LEMAITRE
Notes:
[1] Jean-François Mattéi, 1941-2014. Professeur de philosophie grecque et de philosophie politique. Auteur du livre L’Homme dévasté, paru aux collections Grasset, 18 février 2015, 264 p.
[2] Article du Point de septembre 2016 : « Ces algorithmes qui nous gouvernent. »
[3] L’algorithme se définit comme une méthode suivant un mode d’emploi précis fondée sur une série d’instructions à exécuter, une suite finie et non ambiguë d’opérations ou d’instructions permettant de solutionner un problème ou d’obtenir un résultat.
[4] L’institut européen Bruegel est un think tank, un observatoire d’experts de la vie quotidienne et économique européenne.
[5] Notre source est extraite de l’article paru dans :
http://www.itg.fr/portage-salarial/les-actualites/Robotisationnumerisationimpactemploisfutur. Autre source : rapport au gouvernement de Philippe LEMOINE, novembre 2014 : http://www.economie.gouv.fr/files/files/PDF/rapport_TNEF.pdf, page 11.
[6] Inférences bayésiennes : méthode d’inférence permettant de déduire la probabilité d’un événement à partir de celles d’autres événements déjà évalués. Dans le domaine de l’intelligence artificielle, les programmes sont conçus à partir de cette méthode, ce qui confère à la machine des capacités d’autonomie et d’apprentissage. C’est cette révolution de l’intelligence artificielle qui est en marche.
[7] Le ministère de la Sécurité d’État dit la Stasi : service de police politique, de renseignements, d’espionnage et de contre-espionnage de la République démocratique allemande (RDA) créé le 8 février 1950.
[8] Extrait du livre de Evgeny Morozov, Pour tout résoudre cliquez ici, Editions FYP, p. 173.
[9] Citation extraite du Nouveau Testament 2 Thessaloniciens 2:6, version Louis Segond.